Depuis les années soixante, chaque immeuble de Roumanie est administré par une association de propriétaires. Tout y est organisé pour la bonne gestion de la vie commune des habitants, mais tout ne fonctionne pas comme prévu. Le cas d’une association de la banlieue de Bucarest et de son président, Andrei Ionescu: une certaine façon de voir la société roumaine aujourd’hui.
Pantelimon, banlieue Nord-Est de Bucarest: ses trams, son parc, ses épiceries, le plus grand hypermarché de Roumanie, et surtout, ses «blocs», ces barres d’immeubles construites avant 1989. Construit par le pouvoir communiste pour abriter les familles des ouvriers travaillant dans les usines aux alentours, le quartier constitue l’un des plus grands ensembles de la ville. Le long des boulevards, chaque immeuble comporte une cinquantaine d’appartements, autant de ménages, mais aussi une association de propriétaires, comme celle que dirige Andrei Ionescu, depuis que, l’ancienne administratrice ayant été congédiée, «on a réuni une assemblée générale et une des voisines qui [le] connaît, et [le] connaît comme il est, a dit aux autres [qu’il ferait] un bon administrateur. »
Anciennement «de locataires», ces associations ont été créées dans les années soixante, au moment où, comme on peut le lire dans un ouvrage d’époque, « grâce au vaste programme de reconstruction qui se réalise sous la conduite du parti, programme qui s’identifie avec le sens même du socialisme, la ville de Bucarest, capitale de la République populaire de Roumanie, est soumise à une œuvre grandiose de «systémisation» par laquelle sont assurés un développement unitaire et harmonieux, une bonne organisation et répartition du territoire, la liquidation du contraste entre le centre et la périphérie, en vue de la création des conditions optimales de vie pour les travailleurs. » Ces associations régissent la vie commune des habitants des immeubles de l’ensemble du pays, c’est là que le citoyen va payer ses charges en eau, en gaz ou en électricité, c’est là qu’il doit s’adresser en cas de problèmes de voisinage, c’est enfin un premier relais vers les autorités, et la mairie notamment.
Fiasco
Après la chute du régime et la vente des appartements d’Etat à leurs locataires, ces associations sont devenues «de propriétaires», mais leur rôle n’a pas changé. Il y a un administrateur, un président, un trésorier, un comité, des membres, et… des problèmes. L’association de propriétaires d’Andrei ne fait pas exception.
Tout d’abord, un défaut de participation. Les assemblées générales dans le hall de l’immeuble sont un fiasco : la dernière en date, annoncée à 20h30, commence trente minutes plus tard avec huit propriétaires présents sur les cinquante-quatre appartements que compte l’immeuble. Deux membres du comité partent alors en quête de participants; l’assemblée bat finalement son plein quand vingt-et-un propriétaires sont présents. Les autres ne sont pas venus ? «Il y a match, ce soir ». En fait, si l’on en croit un des membres, les gens «ne participent pas, ne coopèrent pas non plus, nous avons encore besoin d’éducation civique.»
Aucune coopération, donc. La majorité des relations qui se sont créées dans l’immeuble d’Andrei sont de politesse. On se dit bonjour, mais on ne s’arrête pas pour discuter. L’administrateur, les anciens administrateurs, et les membres du comité sont les seuls à connaître les gens et à savoir qui habite là. Seuls ceux qui sont là depuis longtemps connaissent certains de leurs voisins, quelques enfants jouent dans les couloirs, pas plus.
Aucune satisfaction non plus. «Le problème, selon Andrei, c’est que [les propriétaires] ne savent pas ce qui a été fait, ce qu’on fait tous les jours et ce qu’il reste à faire. Ils ne contribuent en rien et ils ne sont pas contents. Cela se voit dans les travaux de jardinage. On affiche une note, on dit à tout le monde qu’il faut s’occuper du jardin de l’immeuble et des alentours, tout le monde acquiesce, et au final, ce sont toujours les mêmes qui descendent et aident la communauté, et cela depuis des années. Les autres, ils restent à leur balcon, et nous regardent bienveillants.»
«Les administrateurs sont des voleurs»
Il reste donc des points à régler du côté des membres de l’association, mais en ce qui concerne sa gestion quotidienne, on peut constater que l’essentiel du travail repose sur les épaules d’un seul homme, celles d’Andrei, l’administrateur. C’est lui qui encaisse les sommes dues et rencontre les propriétaires, c’est lui qui organise les assemblées générales et l’ensemble des activités. «Tout le monde vient et se met à crier pour n’importe quoi. Les gens ont tous l’impression que les administrateurs sont des voleurs, il y a eu des problèmes d’argent auparavant, alors d’une façon ou d’une autre, le voleur, c’est Andrei. »
Les factures aux fournisseurs sont difficilement payées à temps, parce que les habitants ne les règlent pas. Les installations sont vétustes, et l’association est loin de pouvoir tout remplacer. La mairie de Bucarest fournit bien théoriquement une aide mais l’administrateur s’y est rendu un jour pour une expertise comptable. «On a introduit une demande, on a attendu, et on a reçu une jolie lettre nous disant que cela ne relevait pas de leur compétence et qu’il fallait aller ailleurs. » De plus, ayant entendu qu’il existait certains fonds de l’Union européenne pour repeindre les façades, «on en aurait bien besoin, il suffit de voir l’état de notre bloc pour comprendre. On a été demander, eh bien, ils ont naturellement répondu qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. Bien sûr, si on était venu avec une certaine somme en main, si on avait des relations, la réponse aurait été différente. A la mairie, cela fonctionne de façon préférentielle. »
Enfin, un obstacle majeur au bon fonctionnement de ces associations est lié à la loi qui les organise. Selon Radu Opaina, président de la Fédération nationale des Associations de Propriétaires, la plupart d’entre elles ne connaissent pas cette législation. Tout se fait «comme le téléphone sans fil: quelqu’un a dit quelque chose qui a semblé intéressant, et on suit.» Mais personne ne lit la loi, et personne ne comprend qu’il faudrait se documenter. Cette législation a été créée «par une volonté politique du moment. Il n’y a aucun professionnel dans ces associations, et même au bureau des associations de la mairie, ils ne sont pas préparés, ce sont des gens qui ont une formation quelconque, envoyés d’autres services, Etat civil, parcs, cimetières, etc. Personne ne sait quoi faire, le citoyen s’y rend, repart et rien n’a été résolu. Ce n’est que du blabla. »
Désintérêt généralisé
Ce qui se passe dans les associations de propriétaires s’explique de différentes manières. Marc Morjé Howard, dans son étude sur la faiblesse de la société civile dans les pays post-communistes[1], affirme que tout découle de trois facteurs: la persistance des anciens réseaux d’amitié, systèmes d’entraide ne donnant pas le besoin de recourir à la sphère publique et de s’y impliquer; la déception générale post-communiste, à cause de laquelle les citoyens se retirent dans la sphère privée et ne participent pas à cette démocratie qui ne remplit pas leurs attentes; le manque de confiance de la population envers les institutions créées par les communistes, et ces associations en sont. En effet, «le bloc communiste développait une psychologie spécifique. Dans son cadre, chaque possesseur d’un appartement devenait partie d’une collectivité qui fonctionnait comme un tout. L’administrateur était celui qui tenait le registre de l’immeuble et faisait la liaison avec les «organes». C’est-à-dire, que c’était chez lui que la Milice et la Securitate se renseignaient sur chacun».[2]
De plus, la précarité généralisée affecte le bon fonctionnement des associations, dont les fonds dépendent étroitement des revenus et des moyens à la disposition de leurs membres. Enfin, selon Mircea Comsa, les Roumains font preuve d’un désintérêt général pour la politique, les discussions à ce propos étant d’ailleurs assez rares, parce qu’ils la considèrent comme un domaine peu important et un attribut du centre qui ne les concerne pas. Pour eux, aucune influence sur les décisions politiques n’est possible, de toute façon, on ne les prend pas dans l’intérêt du peuple.[3]
Malgré tout, certains parlent d’un renversement progressif de la situation, d’une lente mais certaine amélioration, ce qui laisse présager d’un avenir meilleur pour ces associations mais surtout pour la société civile roumaine en général. Tel Mihai Mereuta, président de la Ligue Habitat, conseillant les associations de propriétaires: «Ca commence à changer, et ça changera tout à fait avec la nouvelle génération. De plus en plus de jeunes commencent à s’intéresser à ce problème et se mettent à administrer des associations de propriétaires. Il ne s’agit plus d’une activité volontaire comme celle d’un retraité qui n’a que ça à faire, mais d’un véritable métier. Ils apprennent et se préparent. Ca change, mais ça prend du temps. »
* Julien DANERO est doctorant à la Faculté de Sciences politiques de l'Université Libre de Bruxelles
[1] D’après HOWARD, Marc Morjé, The Weakness of Civil Society in Post-Communist Europe, Cambridge University Press, Cambridge, 2005 [2003].
[2] MUZEUL TARANULUI ROMAN, Anii ’80 si Bucurestenii. LXXX marturii orale (Les années ’80 et les Bucarestois. LXXX témoignages oraux, Ed. Paideia, Bucarest, 2003, p.23.
[3] COMSA, Mircea, «Cultura, participare si optiuni politice» («Culture, participation et options politiques»), in: SANDU, Dumitru (coord.), Viata sociala in Romania urbana (Vie sociale en Roumanie urbaine), Polirom, Iasi, 2006, pp.137-199.