Le cinéma a toujours occupé une place à part dans la vie de la société russe. Vecteur de propagande, il a aussi été l'un des rares domaines où, selon les époques, une certaine polémique au sein de la tvorcheskaya intelligentsia (" l'intelligentsia créatrice ") a eu lieu. A part pendant la période trop courte de l'avant-garde (avec des réalisateurs comme Dziga Vertov ou Sergueï Eisenstein), dans les années 1920, l'évolution du cinéma soviétique a constamment été "déformée" par ses rapports avec le pouvoir - le prisme par lequel sont passées pendant 70 ans toutes les sphères de la vie de la société, jusqu'à la vie privée.
Aujourd'hui, alors que l'URSS et la plupart des structures qui gérait la vie cinématographique du pays entier n'existent plus, comment se fait la transition du cinéma soviétique, " industrie d'Etat et pour l'Etat ", à " l'industrie du cinéma " capable de s'adapter aux exigences du marché ?
La notion de rupture avec le passé est certainement très importante pour mieux comprendre la situation actuelle de la Russie- tant sur le plan socioculturel qu'économique. Mais pour toute une génération de cinéastes, celle qui composait " l'élite " du cinéma soviétique, la rupture se fait avec le présent. En analysant l'actualité, on peut constater que ces gens se sont retrouvés partagés entre deux réalités parallèles : d'un côté, leurs propres stéréotypes liés à un certain " système de coordonnées " dans lequel ils ont vécu et auquel ils croient encore et, de l'autre, les logiques émergentes du marché avec les phénomènes de concurrence, l'offre et la demande, l'inflation des prix, etc.
Moscou est devenue une des villes les plus chères du monde et aussi étonnant que cela puisse paraître, les débats autour des biens immobiliers provoquent depuis quelque temps un véritable séisme dans le milieu des cinéastes. Du temps de l'URSS, le Goskino, le Comité d'Etat à la cinématographie, relevant du Ministère de la Culture, gérait le cinéma. Cette énorme structure toute puissante comprenait plusieurs départements dans des secteurs différents: la promotion (Interfest), les ventes internationales (Sovexportfilm), la production (les studios d'Etat, dont quatre à l'échelle nationale) et la distribution, ainsi que le parc des salles de cinéma. On peut comprendre que le fonctionnement de cette " machine " nécessitait des biens immobiliers considérables à sa disposition, dont divers organismes, comme l'Union des cinéastes, étaient propriétaires. Aujourd'hui, le Goskino a été supprimé et rattaché au ministère de la Culture, sous l'appellation d'Agence pour la culture et le cinéma. Qui possède alors ces biens jadis " collectifs " ? C'est la question qui semble être au cœur du débat entre cinéastes, structures privées et représentants de l'Etat.
En attendant, les questions liées au développement de l'industrie du cinéma semblent être délaissées , telles que le cadre législatif , la politique de soutien au jeune cinéma, l'élaboration des mécanismes de remontées de recettes qui pourraient enfin faire de la production nationale une affaire rentable, la formation professionnelle, la préservation des archives, ou encore la sauvegarde des anciennes salles de cinéma relevant du patrimoine national. La formulation explicite d'une politique de long terme, bâtie sur la complémentarité et non pas sur les rapports de force semble aujourd'hui ne pas être à " l'ordre du jour ". Dommage.
Le marché du film en Russie : une réalité parallèle à l'éclatement des institutions?
Malgré les problèmes énumérés qui persistent et qui ne trouvent pas de solution, le marché russe est très réactif et cherche à résoudre un problème fondamental pour chaque industrie : comment s'adapter aux attentes du public ? Quel est ce public? Selon les sondages récents du VTSIOM (Centre national de l'étude de l'opinion publique), l'âge moyen d'un spectateur de film en salle se situe entre 15 et 30 ans. C'est cette tranche de population, essentiellement urbaine, qui peut se permettre d'aller au cinéma en moyenne 0,375 fois par mois, indique la revue Kinobusiness (seule source d'informations pour les professionnels du cinéma, qui recense les données essentielles de l'économie du cinéma en Russie). Ce chiffre est tout de même loin d'être éloquent car il donne la moyenne de toute la population confondue, alors qu'il existe un écart considérable entre la population urbaine et rurale. Le ticket coûte en effet entre 5€ et 12 € (le plafond des prix est pratiqué dans les multiplexes ultramodernes) sachant que le salaire moyen en Russie gravite autour de 150 € (mais n'oublions pas qu'à Moscou par exemple, le salaire d'un cadre dans des secteurs prisés peut aller jusqu'à 4 000€-5 000€ par mois, de quoi se payer une place de cinéma !).
Une situation très curieuse se dessine dans le secteur de la distribution : seuls trois distributeurs, figurant en tête du " top 10 " des distributeurs russes, appartiennent aux majors américaines (Caro Premier, Cascade, UIP), se partageant la moitié du marché de la distribution. Ces trois structures se caractérisent par une politique agressive en terme de marketing ; elles distribuent essentiellement les " produits commerciaux " américains. Elles possèdent toutes leurs propres salles (Caro en a par exemple 27 dans Moscou - la chaîne Formula Kino. L'autre moitié du marché, en revanche, est dominée par les distributeurs indépendants, dont le plus important - la société Central Partnership, allie l'activité de distribution avec celle de production (essentiellement pour la télévision).
Cette situation montre que même si aujourd'hui le marché russe reste dominé par les blockbusters américains, qui rapportent aux distributeurs et aux exploitants la majeure partie de leurs bénéfices, on peut tout de même espérer que si la conjoncture du marché changeait en faveur du cinéma national et européen (ou, plus généralement du cinéma " autre " que le cinéma américain), ces sociétés indépendantes seraient suffisamment souples pour s'adapter à ce changement sans pour autant rentrer en conflit avec les majors américains - tout simplement car elles ne leur appartiennent pas. Cette caractéristique est donc très favorable à la croissance de distribution de films non américains et au positionnement plus agressif non seulement du cinéma populaire national, mais aussi du cinéma indépendant européen sur le moyen et long terme.
Le marché de l'exploitation de films dans les salles a lui aussi vécu un boom car, depuis 1998, les recettes des salles ont été multiplié par 10. Malgré ce phénomène très encourageant, il est encore tôt pour parler de véritable " industrie " du cinéma car les producteurs russes n'ont toujours pas trouvé une réponse à la question vitale : comment amortir le coup d'un film pour réinvestir le bénéfice dans une nouvelle production ? Le même problème se pose un peu partout dans le monde et la production de longs-métrages pour le grand écran reste une affaire lourde, risquée et difficilement rentable. Mais pour le cas de la Russie, l'absence quasi-totale de mécanismes régulateurs en fait également une affaire parfois douteuse.
Des chiffres éloquents
La Patrouille de nuit (Notchnoj Dozor) a bouleversé les stéréotypes sur le cinéma russe populaire et annonce l'ère du cinéma commercial. Sorti le 8 juillet 2004, le film du réalisateur de clips publicitaires Timour Bekmambetov, produit par la chaîne de télévision ORT, sorte de thriller fantastique, a fait sensation. Les chiffres sont éloquents : un million de dollars (un budget de lancement sans précédent pour un film russe), 352 copies (à comparer avec Harry Potter qui est sorti avec 84 copies) et, à ce jour, 16 millions de dollars de recettes - du jamais vu auparavant ! Ainsi, le film devient le meilleur box office de tous les films d'origines confondues sortis en Russie, en battant le record du Seigneur des Anneaux, (jusque là le meilleur box office) de 15-20 % ! Selon le producteur du film, le budget de ce projet ambitieux a été deux fois amorti en une semaine d'exploitation théâtrale sur les écrans (sachant qu'il il reste difficile de dire combien le film a réellement coûté, faute de données officielles).
Puisque les données statistiques sont justement très difficiles à obtenir, nous allons juste citer les données sur les recettes de l'exploitation nationale d'autres films, afin que le lecteur puisse avoir une idée de l'ampleur du succès de La Patrouille de nuit et du potentiel du marché du cinéma en général. Le Barbier de Sibérie de Nikita Mikhalkov sorti en 1999 qui, selon le quotidien Izvestia, a coûté 45 million de dollars, et n'a généré que 2 ,6 millions de dollars de recettes ; Le Retour d'Andreï Zviaguintzev, le vainqueur du festival de Venise, sorti en 2003, a coûté 500 000 $ et rapporté 107 000 $ (Ces deux derniers films ont été vendus dans de nombreux pays européens, ce qui a permis de les rentabiliser). Rajoutons à ce tableau que trois nouveaux films sortent en moyenne chaque semaine sur les grands écrans en Russie (à titre comparatif, en France, on assiste à un phénomène d' " embouteillage " : il y a en moyenne 15 nouveaux films par semaine).
Ainsi, on constate que la situation sur le marché est favorable à l'augmentation de la production (cinéma populaire, cinéma des débutants, films d'auteur). Le secteur est loin d'être saturé et les producteurs semblent l'avoir compris. Malgré plusieurs déséquilibres qui restent à surmonter (notamment, le déséquilibre entre la production de séries télévisées et de long métrages destinés au grand écran ; le nombre de films produits et le nombre de films qui sortent en salles ; l'abondance de festivals de thématique diverse mais l'absence d'un réel marché du film qui puisse attirer les professionnels européens), le cinéma russe affiche sa bonne santé grâce au public qui revient dans les salles.
La production de vrais " hits " populaires pourrait en effet redynamiser l'intérêt du public envers les films nationaux et permettrait ainsi un réinvestissement des recettes dans la production de nouveaux films. Cette continuité de logiques économiques devrait, enfin, permettre aux producteurs de se lancer dans la production de films plus risqués, plus " indépendants ", de qualité plus recherchée… Un travail de long terme, celui de transformation du public par le cinéma. N'est-ce pas là une des vocations du septième art ?
Par Daria APPOLONOVA