Kanal 5, la voix et l’image de la contestation

La chaîne de télévision ukrainienne Kanal 5 est aujourd’hui citée comme étant un des facteurs de la victoire de Viktor Iouchtchenko à l’élection présidentielle ukrainienne le 26 décembre 2004. Elle a en effet joué un rôle déterminant dans la circulation de l’information et dans une certaine mesure a favorisé un mouvement d’émancipation des médias vis-à-vis du pouvoir précédent. Comment Kanal 5 est-elle devenue la chaîne de la contestation ? Qu’a t-elle radicalement changé au sein de la profession ? Quel visage présentent dans leur ensemble les médias ukrainiens aujourd’hui ?


logo de Kanal 5La télévision occupe une place importante dans la société ukrainienne puisqu’elle représente le principal vecteur d’information pour la population. Avant les évènements de novembre et décembre 2004, on considérait que les chaînes nationales 1+1, Ukraïna, UT1 et Inter étaient liées au chef de l’administration présidentielle Viktor Medvedtchouk, alors que ICTV et Noviï Kanal étaient contrôlées par Viktor Pintchouk, gendre de Leonid Kouchma. Dans cette offre télévisuelle, seule Kanal 5 fait exception. L’histoire de cette chaîne unique dans le paysage médiatique ukrainien débute en 2003, année de sa création. Elle appartient à Petro Porochenko, député du parti « Solidarité » qui fait partie du bloc « Notre Ukraine ». Il était ces dernières années un des hommes politiques les plus critiques vis-à-vis du président Kouchma, bien que placé à la tête du comité en charge du budget à la Rada. Il est considéré comme un riche homme d’affaires du clan occidental de l’Ukraine, d’où vient également l’actuelle première ministre, l’oligarque Ioulia Timochenko. Âgé de 39 ans, il est appelé le « roi du chocolat », « roi de la confiserie » ou encore « roi du sucre », pour avoir fait fortune grâce à ses grandes raffineries et usines de fabrication de sucreries « Roshen ».

Un style moderne et provocateur

Les dirigeants de Kanal 5 ont affiché dès le départ que la vocation de leur chaîne serait de bouleverser le paysage médiatique ukrainien. Chaîne généraliste, elle obtient assez facilement les licences et les droits d’émettre sur la totalité du territoire. Mais rapidement la chaîne fait parler d’elle par le style et le ton que ses programmes adoptent. Elle propose des grilles relativement variées avec beaucoup de programmes d’information, des débats politiques, des émissions musicales, des films en ukrainien ou en russe sous-titrés en ukrainien. Son style et son design tranchent volontairement avec ceux des autres chaînes fortement liées au pouvoir. Plusieurs présentateurs sont de couleur, arborent un look moderne, voire provocateur et se montrent extrêmement critiques vis-à-vis du pouvoir en place.

Cela vaut à Kanal 5 un grand nombre de déboires en moins d’une année d’existence : plusieurs de ses locaux sont incendiés dans les régions et Leonid Kouchma l’accuse même à plusieurs reprises de préparer le terrain pour un coup d’Etat. La chaîne se voit interdire sa diffusion dans plusieurs localités, en particulier dans l’Est du pays. Le 14 octobre, deux semaines avant le premier tour, sa licence de diffusion lui est retirée dans la capitale. Un tribunal de Kiev ordonne ensuite, le 18 octobre, de geler les comptes bancaires de la chaîne suite à une plainte pour diffamation déposée par un député proche du pouvoir contre Petro Porochenko.

Reporters Sans Frontières se fait l’écho de ces sanctions, estimant qu’ «il n'est pas acceptable qu'un média et des journalistes fassent à ce point les frais d'une querelle politique entre deux députés». «Nous espérons que la justice reviendra, en appel, sur cette décision disproportionnée dont les conséquences seraient très dangereuses pour le pluralisme de l'information en Ukraine» déclare l’organisation. Le 25 octobre, les journalistes de la chaîne entament une grève de la faim pour protester contre les pressions qu’ils subissent. Leur mouvement déclenche des réactions en cascade dans les médias ukrainiens. Les démissions de journalistes et de présentateurs des chaînes contrôlées par le pouvoir s’enchaînent.

Le 28 octobre, une quarantaine de journalistes lancent une pétition qui sera finalement signée par plusieurs centaines de membres de la profession. Ce texte protestait contre la censure et la couverture biaisée de la campagne électorale en faveur du candidat du pouvoir, appelant les journalistes à «informer la société sur tous les événements importants, à présenter tous les points de vue importants, à vérifier et à donner la source des informations diffusées». Il dénonçait également «le pouvoir et, sous sa pression, les propriétaires des chaînes de télévision, [qui] tentent de passer sous silence des événements importants ou de les rapporter d'une manière biaisée». Une dépêche de l’AFP rédigée par Ania Tsoukanova le même jour a été reprise dans la presse française les jours suivants comme état des lieux de la profession de journaliste en Ukraine. Plusieurs témoignages se sont succédés pour dénoncer la «propagande sans vergogne» en faveur du candidat du pouvoir, le contrôle des textes par le pouvoir «pour bannir l'opposition de l'antenne ou la dénigrer », l’ambassadeur américain à Kiev allant même jusqu’à affirmer que «les médias les plus puissants en Ukraine travaillent pour ceux qui sont au pouvoir».

Porte-parole de l’opposition

De nombreuses manifestations de soutien ont eu lieu un peu partout dans le pays au nom de la liberté d’expression, avec des distributions de drapeaux, de badges et d’autocollants Kanal 5. Dans le courant du mois d’octobre plusieurs journalistes de la chaîne ont pris la tête de cortèges défilant dans les rues de la capitale pour réclamer le droit d’exprimer librement leurs opinions. La plainte a finalement été retirée et Kanal 5 a récupéré sa licence Considérée jusqu’alors comme la seule chaîne indépendante du pays en ce qu’elle donnait la parole à toutes les forces politiques en présence et non pas uniquement aux représentants du pouvoir, elle devint rapidement un organe à part entière de l’opposition.

Préférant les mécanismes parlementaires aux manifestations de rue, Petro Porochenko prend rapidement conscience avec l’ensemble des membres du bloc « Notre Ukraine » que la crise politique est dans l’impasse entre les deux tours et qu’il faudra bientôt privilégier d’autres méthodes d’action. Pendant la « révolution orange », Kanal 5 se transforme en chaîne d’information en continu, interrompant tous ses programmes pour retransmettre les évènements politiques qui se déroulent dans le pays : les délibérations à la Rada, les décisions de la Commission Centrale Electorale et les manifestations de rue rythment les diffusions. Auparavant, une de ses particularités était les diffusions en caméra cachée ou en caméra amateur : la répression était dénoncée avec vigueur par ces images chocs ou l’on voyait des personnes cagoulées interrompre des manifestations en utilisant des gaz lacrymogènes, ou bien pénétrer dans des locaux de l’opposition pour les saccager. Des scènes de violence contre les manifestants ou des sympathisants de Iouchtchenko étaient quotidiennement rapportées, ce qui frappait davantage encore l’opinion publique.

Média de la révolution orange

Les manifestations à Kiev et dans l’Ouest du pays sont toutes retransmises plusieurs fois par jour, la chaîne devenant résolument le porte-parole de l’opposition. Deux écrans géants sont installés de chaque côté de la scène installée place de l’Indépendance à Kiev, qui sert de tribune pour les discours et les concerts des membres de l’opposition. Alexandre Olmelchenko, fils du maire de Kiev, est l’un des dirigeants du parti « Solidarité », ce qui facilite sans doute les démarches et les installations techniques de la chaîne dans la capitale. Plusieurs caméras, grues et camions-relais sont stationnés dans les rues de la ville et offrent une assistance aux personnes en charge de la grande scène.

Chaque soir vers 19 heures, commence un direct de la place de l’Indépendance où sont réunis tous les opposants au régime. Pendant deux heures les opposants politiques montent sur l’estrade pour haranguer la foule, en lui demandant de ne pas perdre espoir et de continuer son blocus des bâtiments officiels. Viktor Iouchtchenko et ses partisans prennent la parole à tour de rôle pour dénoncer les fraudes électorales. Ces retransmissions s’achèvent en général par de grands concerts des artistes ukrainiens les plus populaires, dont la présence sur la tribune a joué un rôle fédérateur important. Des écrans sont installés dans la Cité des Tentes ainsi que dans les bâtiments occupés par les manifestants.

Plusieurs milliers de personnes se rassemblent dès le matin et regardent alors en continu les images diffusées par la chaîne en différents endroits de la capitale. De petits cercles de discussion et de débats se créent autour des écrans, on partage ses impressions avec ses voisins. Les députés de « Notre Ukraine » prennent souvent le relais entre deux flashs d’infos afin de répéter ce qui a été dit et d’inciter la population à se rendre en masse devant le Parlement, l’Administration présidentielle ou la Commission Centrale Electorale. La télévision joue plus que jamais le rôle de rassembleur et d’informateur.

Une fois l’accalmie revenue, après l’annulation du second tour par la Cour Constitutionnelle, Kanal 5 reprend progressivement ses programmes, mais les interrompt plusieurs fois par jour pour des flashs d’information. Lors du « deuxième second tour », la chaîne s’est à nouveau consacrée à des programmes privilégiant les évènements intérieurs, avec beaucoup d’interviews d’hommes politiques et d’émissions en direct.

Après la victoire de Viktor Iouchtchenko, Petro Porochenko a finalement été nommé au poste de secrétaire du Conseil de la sécurité nationale après avoir longtemps été considéré comme un des premiers ministrables potentiels. Kanal 5 a donc indéniablement impulsé un large mouvement de contestation et de remise en cause des médias ukrainiens. Il nous reste à espérer que ces acquis fragiles seront rapidement renforcés par le nouveau pouvoir qui devra faire plus encore pour garantir une totale liberté de la presse.

 

 

* Henri DUQUENNE est doctorant de l’IEP de Paris, rattaché au CERI.

Vignette : logo de Kanal 5