Mladina : une autre Slovénie

Mladina (la Jeunesse, en slovène) est le principal hebdomadaire politique de Slovénie. Sa présentation, son contenu, son ton en font l'un des emblèmes du pays.


Avec désormais près de 20 000 exemplaires vendus chaque semaine, Mladina occupe une place originale et importante dans le paysage de la presse slovène. Jani Sever, rédacteur en chef de l'hebdomadaire depuis 1997, définit les rapports entre les lecteurs et Mladina comme une relation d'amour-haine. Pour une majorité de Slovènes, la revue atteste d'une originalité et d'une qualité que l'on retrouve difficilement ailleurs dans la presse écrite slovène. Ainsi, n'est-ce pas un hasard si Mladina est le seul titre vendu par des marchands ambulants dès le dimanche soir, puis le lundi matin dans les rues de Ljubljana.

Une histoire riche en rebondissements

Comme la majorité des autres titres de la presse slovène, l'hebdomadaire se situe à gauche sur l'échiquier politique. Il l'a toujours été. C'est en 1924, à Ljubljana, dans le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes créé en 1920 que l'histoire commence sous la forme d'une publication politico-culturelle où l'on trouve de la poésie, de la littérature, des réflexions sur la guerre en général, sur le socialisme et sur l'Union soviétique. La revue alors dirigée par le poète Srecko Kosovel soutient ce qu'elle appelle le progrès social et s'oppose au recours à la guerre et à la remilitarisation de l'Europe. La proclamation de la « dictature du 6 janvier 1929 » par le roi Alexandre entraîne la fermeture de Mladina , en même temps que celle de la plupart des titres de presse du nouvel Etat yougoslave.

Mladina réapparaît en 1943 sur les territoires tout juste libérés par les Partisans. Les rigueurs de la guerre ne permettent que d'éditer des exemplaires d'une page. Fondée cette fois-ci par des jeunes socialistes, la publication perdure à l'époque communiste. Tandis qu'aujourd'hui, Mladina est perçue comme un hebdomadaire provocateur, il n'en était pas de même à l'époque titiste. Volontiers proche du pouvoir, la revue retranscrivait essentiellement les textes du parti.

Depuis la fin des années 1980, les autorités slovènes cherchaient cependant à se libérer de la direction autoritaire de Belgrade. Ainsi, dans les mois qui précédèrent l'indépendance de la Slovénie proclamée le 26 juin 1991, les Ljubljanais se promenaient avec Mladina sous le bras, dans les rues de la capitale.

Symbole des revendications nationales et démocratiques d'alors, l'hebdomadaire culminait à un tirage de 80 000 exemplaires pour une population de deux millions d'habitants. Preuve du bras de fer qui l'opposait aux autorités fédérales, en 1988, des journalistes de Mladina furent arrêtés pour avoir découvert et publié un projet visant le renversement des dirigeants réformateurs slovènes. L'affaire fit grand bruit en Slovénie et provoqua des manifestations mémorables. Si Mladina acquit alors une notoriété dans toute l'ancienne Yougoslavie, il n'existe pourtant qu'une édition en slovène et il a toujours été difficile de pouvoir trouver la revue à Belgrade, Zagreb ou Sarajevo.

Vers un journalisme d'investigation

Après avoir résisté à la guerre, et survécu à l'époque communiste (Mladina se conformait à la propagande communiste jusqu'à la mort de Tito pour devenir l'organe des idées démocratiques à partir de la deuxième moitié des années 1980), l'hebdomadaire va paradoxalement connaître une forte dépression après l'indépendance du pays en 1991. Ses relations tendues avec l'Eglise catholique en est l'une des raisons, Mladina souhaitant toujours séparer les domaines, à savoir le politique et le religieux.

Le choc était inévitable entre une Eglise catholique, sevrée de liberté sous le communisme, et un hebdomadaire politique peu enclin à plaider pour une interpénétration des deux aspects. Pendant que les archevêques successifs de Ljubljana cherchaient à acquérir toujours plus de poids sur la scène politique nationale, Mladina militait pour une séparation nette entre l'Eglise et l'Etat, position difficile dans un pays où le catholicisme tient une place importante, notamment dans les campagnes. De ce fait, une partie de l'électorat catholique a renoncé à acheter Mladina. Il s'est tourné vers Slovenec, un grand quotidien catholique, l'un des plus forts tirages avec Delo (environ 70 000 exemplaires quotidiens), mais qui disparut en 1996 après que l'Etat eût supprimé ses subventions financières.

Dans les années 1996-97, le tirage hebdomadaire de Mladina peine à atteindre les 11 000 exemplaires. Mais la révélation d'une affaire de financement illégal au sein du SLS (le Parti libéral, centre-droit) alors dans la coalition gouvernementale relance les ventes. Elle fait surtout prendre conscience à Jani Sever que Mladina pouvait à la fois faire du journalisme d'investigation et être populaire. Depuis, la revue s'est refaite une réputation de publication provocatrice et satirique : les photos sont d'ailleurs rares sur la « une », au profit des caricatures.

De même, sur les questions ethniques, l'hebdomadaire a pris des positions qui allaient souvent à contre-courant des opinions les plus répandues. Mladina soutient des idées nationales, mais ne défend pas pour autant des thèses nationalistes. Dans un Etat indépendant depuis peu, peuplé à plus de 85 % de Slovènes, les problèmes ethniques ne sont débattus qu'en lien avec les ressortissants des autres républiques ex-yougoslaves. L'idée d'une société multiculturelle n'a pas frayé son chemin dans l'électorat : à titre d'exemple, selon Jani Sever, le Serbe est souvent diabolisé par les partis de droite et d'extrême droite.

Les "effacés" réapparaissent dans les colonnes de Mladina

Mladina a été le premier média slovène à s'intéresser à l'affaire des « effacés » : en 1994, le journaliste Igor Mekina se déplaça à Belgrade pour rencontrer des officiers de l'armée fédérale qui vivaient en Slovénie et dont les autorités slovènes avaient illégalement confisqués les appartements. A l'époque, Igor Mekina avait recueilli plusieurs témoignages d'anciens officiers ayant perdu leurs logements et leurs statuts de résident permanent, à la suite de l'indépendance de la Slovénie. Mais il pensait alors qu'il s'agissait de cas isolés, non pas d'une politique systématique des autorités slovènes. Ce n'est qu'en 2003 que l'opinion publique apprit que près de 20 000 personnes se trouvaient dans cette situation, ce qu'on appela alors « l'affaire des effacés » car elles furent « effacées » des registres nationaux en février 1992.

Bien qu'elle fût évoquée dans plusieurs conférences de presse par l'agence slovène de Monitor Helsinki, « l'affaire des effacés » resta confidentielle jusqu'à l'automne 2002. Dans son édition du 30 septembre 2002, Mladina titrait sur le sort des personnes concernées. La « une » représentait une laverie où le terme « nettoyage ethnique » était inscrit sur la vitrine. Lorsqu'en avril 2003, la Cour constitutionnelle ordonna aux autorités de régulariser le statut des personnes effacées, Mladina joua un rôle actif en dénonçant les positions nationalistes des partis de droite et d'extrême-droite.

Fin 2003, les effacés furent désignés comme la « personnalité de l'année » par l'hebdomadaire. Si cette affaire a été médiatisée par Mladina, il n'en reste pas moins que les formations politiques opposées au règlement de la question des effacés sont sorties vainqueurs des élections législatives de l'automne 2004. Et que ces positions font perdre régulièrement des lecteurs à l'hebdomadaire.

Sous pression

Le journalisme d'investigation de Mladina présente souvent le risque de soumettre la rédaction aux pressions politiques. Plusieurs articles qui traitent de sujets de politique intérieure ont fait l'objet de procès. A ce jour, l'hebdomadaire n'a perdu qu'un seul procès. Entre 1992 et 1993, une série d'articles fut publiée sur le trafic d'armes en Slovénie, activité florissante à l'époque. Les personnes impliquées avaient porté plainte non pas sur le fond car Mladina pouvait confirmer ses propos par des preuves : il s'agissait de trois dépositions concordantes mais par peur, aucun des témoins ne souhaitait comparaître devant le tribunal. La plainte gagnée portait en fait sur une fraude fiscale sans lien apparent avec les articles.

S'agissant des pressions exercées sur l'hebdomadaire, Jani Sever cite deux autres exemples : au cours de la campagne pour l'élection présidentielle de 1992, Mladina écrivit sur les comptes de campagne de Milan Kucan. En représailles, l'agence de communication qui pilote cette dernière prive Mladina de publicité. Affaire différente mais conséquence identique : en 1998, l'hebdomadaire publie un article sur l'absence de concurrence des opérateurs téléphoniques mettant en cause les intérêts de l'Etat dans cette affaire. Pour avoir ouvertement critiqué cette situation, Mladina est temporairement privé de publicité. Or les revenus de la publicité sont essentiels pour sa survie. Pour augmenter les ventes, la revue a inauguré l'an dernier une seconde édition avec un film en DVD permettant d'élargir son lectorat.

Malgré une situation financière difficile, la vitalité éditoriale retrouvée de Mladina contraste avec les autres titres nationaux. Le lancement récent de journaux gratuits comme Žurnal (300 000 exemplaires quotidiens déposés dans les boîtes aux lettres de Ljubljana) ou Dobro jutro change la donne de la presse écrite. A l'instar des autres pays européens, la presse slovène traditionnelle en souffre. Par ailleurs, il est important de souligner que le métier de journaliste a, lui aussi, beaucoup évolué. Il y a encore quelques années, être journaliste à Mladina n'était qu'une étape : de jeunes diplômés y faisaient leurs premières années avant de s'engager dans d'autres médias nationaux. Ce rôle d'« école de journalisme » (ces dernières n'existent pas en Slovénie) qu'incombait alors à Mladina a quelque peu disparu car il est de plus en plus difficile de trouver un poste dans une rédaction ou à la télévision.

Polémiques et utiles, grossières ou racoleuses, les représentations qu'ont les Slovènes de Mladina varient beaucoup. Il n'en reste pas moins que la classe politique slovène prête une grande attention à ses écrits et que son existence garantit une voix alternative au pouvoir en place.

* Laurent HASSID est doctorant en géopolitique à l'Université Paris 8 ; enseignant-chercheur associé à l'Institutum Studiorum Humanitatis de Ljubljana.

Vignette : la une de Mladina du 5 avril 2019.

Article réalisé à partir d'un entretien avec Jani Sever que je tiens à remercier.

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