Du boulevard Tsarévitch au cimetière de Caucade

Nice, nichée au creux de la Baie des Anges, est depuis plus de deux siècles un lieu privilégié par les Russes, qui y apportent une touche d'exotisme. Chronique d'une petite Russie dans le sud de la France…


Cimetère russe nice ou cimetière de Caucade ou cimetière orthodoxe de nice"Nous, les Russes, étions là avant vous, les Français !", m'affirmait avec fierté le gardien du cimetière de Caucade. L'attrait des Russes pour la Côte d'Azur, et pour la Baie des Anges en particulier, ne date en effet pas d'aujourd'hui. Nombreux sont les vestiges qui nous rappellent la présence d'une colonie dans cette ville, et qui nous font remonter jusqu'au dix-huitième siècle, époque à laquelle la cité appartenait encore à la Maison de Savoie. Eglises, villas, musées sont autant de lieux de mémoire pour cette communauté, et sont très souvent inconnus de la population niçoise elle-même. Pourtant, ces témoignages d'une splendeur passée sont bien la raison de l'arrivée chaque année d'un grand nombre de touristes venus du grand froid : Nice est devenue un lieu de pèlerinage.

Genèse de la présence russe

Tout commença en 1770, lorsqu'une flotte russe commandée par Alexis Orloff fit escale à Villefranche, alors qu'elle était en route pour la Turquie. La région présentait au point de vue maritime un attrait stratégique pour la Russie, lui permettant de développer ses rapports avec cette partie du littoral méditerranéen. Dans les années 1850, une amitié russo-niçoise naquit, grâce au peintre Joseph Fricero, originaire de Nice. Celui-ci, de voyage à Saint-Pétersbourg avec le prince Gagarine, s'éprit de Youza, qui n'était autre que la fille naturelle du tsar Nicolas Ier. Les noces eurent lieu en 1848 et les époux partirent vivre sur la Riviera. Ils reçurent souvent la visite de la famille impériale. Une rue est maintenant dédiée au peintre.

Mais la colonie russe ne se constitua réellement que sous l'impulsion de l'impératrice douairière Alexandra Feodorovna, qui séjourna à plusieurs reprises dans le sud de la France, attirée par la réputation du climat de la Riviera. Elle y joua parfaitement son rôle d'ambassadrice : des bals furent organisés en son honneur. Elle-même recevait chez elle, dans la ville De Orestis. D'autre part, elle oeuvra en faveur du développement de la ville ; elle promut notamment la construction d'une large route reliant Nice à Villefranche, baptisée lors de son inauguration "Boulevard de l'impératrice de Russie" et devenue à partir de 1945 le "Boulevard de Stalingrad". ce fut encore Alexandra Feodorovna qui initia l'édification de la première église russe de la ville, dans la rue Longchamp. Avec sa belle-sœur, la grande duchesse Hélène, elles mirent à la mode des bains de mer. Cette nouvelle vogue attira nombre de nobles russes. La vie culturelle de la ville s'en trouva transformée. Les Niçois appréciaient les fêtes organisées par ces étrangers si peu soucieux des sommes qu'elles pouvaient coûter. Elles duraient toute la nuit, tout y était du plus grand goût, le champagne y coulait à flots…

La folie des grandeurs

Ainsi, Nice s'affirmait de plus en plus comme centre touristique. Cette tendance fut favorisée par l'exécution de grands travaux. L'installation du chemin de fer et la construction d'une gare eurent pour corollaire l'affluence d'une riche clientèle étrangère. Outre les Anglais, qui avaient également élu la Riviera comme leur lieu de villégiature favori, Les Russes y faisaient bonne figure. De plus en plus de grands aristocrates séjournaient sur la Côte d'Azur : certains n'y furent que de passage, d'autres y firent des acquisitions immobilières. Léon Tolstoï et Anton Tchekhov y passèrent quelques temps ; c'est à Nice que Tchekhov fut pris de la passion du jeu. Tous les soirs, il flambait des sommes considérables d'argent au Casino de la ville. Avec son ami Potapenko, ils achetèrent une petite roulette et mirent au point un stratagème qui devait leur permettre de gagner à tous les coups. Malheureusement, la pratique se révéla infructueuse et Potapenko, ayant perdu tout son argent, dut emprunter à son ami la somme nécessaire pour rentrer en Russie…

Nice, ville des fastes, ne cessait d'évoluer et de prospérer. A la veille de la première Guerre mondiale, la colonie russe était bien établie et faisait partie intégrante de la société niçoise. La population appréciait ses excentricités et sa manne généreuse. Avec le premier conflit mondial et la révolution bolchevique, l'émigration russe vers la France et vers Nice changea de visage. Elle ne procédait plus des mêmes raisons : la Riviera, autrefois lieu de villégiature, devint le refuge après l'exil d'une multitude de partisans de l'opposition.

Nice, refuge après l'exil

L'arrivée de ces familles d'immigrés, en plein désarroi, incapables de comprendre les bouleversements qui avaient secoué leur pays, bouscula les habitudes de la colonie. Ces nouveaux venus avaient choisi la Côte d'Azur en raison du souvenir qu'ils avaient gardé de cette région. Cependant, le lieu n'était pas le plus favorable du point de vue économique : il n'accueillait aucun centre industriel. Or, la plupart des exilés avaient perdu leur fortune en quittant leur pays et devaient travailler dur. D'autre part, les Niçois, qui s'attendaient à retrouver la même population qu'avant les événements du début su siècle, furent extrêmement déçus, et offrirent un accueil pour le moins froid aux réfugiés. Ces derniers réussirent tout de même à s'intégrer, surtout à partir de la deuxième génération. Les Russes émigrés apprirent à parler le français, qu'ils connaissaient déjà pour la plupart puisque c'était la langue de la Cour. Les mariages franco-russes se firent de plus en plus fréquents. L'assimilation s'effectua finalement en douceur.

Certains émigrés contribuèrent à faire de Nice un haut lieu de l'art et de la culture, tel l'architecte Ancré Svetchine, qui construisit les villas de Marc Chagall, des Maeght, de Christian Dior et du brasseur Heineken, ou encore l'artiste-peintre Ivanna Lemaitre, moins connue et qui réalisa notamment une mosaïque intitulée " La femme à l'oiseau " en hommage à son ami Jean Cocteau.

Nice apparaît comme une petite Russie en terre étrangère. Les touristes russes sont chaque année très nombreux à venir visiter les divers monuments témoignant de la présence passée et présente de leurs compatriotes. En 1998, ils furent environ 120 000. La cathédrale Saint-Nicolas-le-Thaumaturge est sans doute l'endroit le plus fréquenté. Ce superbe édifice à cinq bulbes fut construit par l'architecte Preobrajensky sur le modèle des églises moscovites, en particulier celle de Basile-le-Bienheureux. Il fut inauguré en 1912. Cette révèle de manière frappante l'importance de la communauté russe, qui ne pouvait plus se contenter de l'église de la rue Longchamp. Il est maintenant très agréable de se promener dans le parc qui entoure la cathédrale. Tout près se trouve le mausolée dédié au tsarévitch Nicolas Alexandrovitch, décédé en 1864. D'autres lieux de mémoire valent le coup d'œil.

L'Université des sciences en est un. Peu d'étudiants se doutent que le parc dans lequel ils ont l'habitude de se détendre fut acheté par un riche industriel balte, le baron Von Derwies. Pourtant, que de fêtes somptueuses y furent organisées! Le propriétaire, désireux de retrouver son petit coin de Russie, fit transporter de Kiev à Nice une isba en chêne. Actuellement, elle abrite le Bureau des étudiants. Plus contemporain , le Musée national Message Biblique Marc Chagall est encore le témoignage de l'intérêt porté par les émigrés pour la Baie des Anges. Inauguré en 1973, il présente au public l'ensemble le plus important d'œuvres de l'artiste jamais encore réunies en un lieu permanent d'exposition. L'architecture du bâtiment, d'une grande sobriété, est en pleine harmonie avec les toiles exposées, où la couleur fuse.

Les " nouveaux Russes "

Malgré la crise, les " nouveaux Russes " sont présents comme jamais à Nice. La plupart sont très aisés et sont à l'image de leurs ancêtres du dix-neuvième siècle. Avides de consommer et de posséder, ils n'ont aucun sens de la modération. De séjour dans les plus grands palaces, ils laissent parfois des notes de plus de vingt mille francs à chaque repas, ce qui n'est pas accueilli d'un mauvais œil par les Niçois. Les hommes d'affaire investissent souvent dans l'immobilier. Il reste que leur réputation est déplorable/. La relation est vite faite avec la mafia, à juste titre d'ailleurs. Quelques manifestations culturelles, comme la célébration du Noël russe à menton, tendant à donner une nouvelle image, plus traditionaliste, des Russes. Malgré tout, ils attirent toujours la curiosité des Français, car ils sont synonymes d'originalité et d'exotisme.

Pour en savoir plus : Donadey, Audrey, La présence russe à Nice de 1770 à nos jours, Aix-en-Provence, 1998. (Mémoire de maîtrise).

* Eléonore DERMY est journaliste à l'AFP

Vignette : Архив Николая Мазепы (CC BY 3.0)

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