Entretiens : art, mensonges et vérité dans le Bélarus contemporain

Beaucoup d’étrangers ne connaissent le Bélarus qu’à travers les représentations engagées du Théâtre libre du Bélarus. Cela pose la question de la culture bélarusse : est-elle et doit-elle nécessairement être politisée ?


«Le dernier dictateur d’Europe»[1]. Formulée par l’ancien Secrétaire d’État des États-Unis Condoleezza Rice en 2006, cette description du Bélarus ponctue pratiquement toute discussion sur ce pays[2]. Bien qu’il soit un État possédant sa langue et son histoire, frontalier de la Russie, de l’Ukraine et des États baltes, le Bélarus semble, viacette phrase revenant constamment dans les médias étrangers, se réduire à la personne de son seul Président depuis 1994, le si controversé Aliaksandr Loukachenka. Comment lever ce voile de slogans politiques et de stéréotypes culturels pour se faire une meilleure idée de la diversité et des nuances du vécu bélarusse contemporain?

Au-delà de Loukachenka

Pour beaucoup d’étrangers, la culture a représenté le seul moyen de connaître le Bélarus, et ce surtout ces dernières années. «Nous savons tous que l’art n’est pas la vérité», disait Picasso en 1923. «L’art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité, au moins cette vérité qui nous est donnée à comprendre»[3]. Toutefois, pour la communauté internationale, la vie artistique indépendante de ce pays ne semble résider que dans les représentations très politisées du Théâtre libre du Bélarus. Fondée par Natallia Kaliada et Mikalaï Khaliezine en 2005, cette troupe monte des spectacles viscéraux qui critiquent souvent le régime de Loukachenka. Acclamée par la critique étrangère alors qu’elle était dans le même temps obligée de jouer clandestinement à Minsk, sa propre ville, la troupe a brusquement changé d’orientation après l’arrestation en 2010 de Khaliezine et Kalliada, aux côtés des autres manifestants qui protestèrent contre la réélection de Loukachenka le 19 décembre[4]. Dans les années qui suivirent leur libération, le Théâtre libre du Bélarus est devenu une «bête à deux têtes», avec certains membres «jouant dans des pièces avec des acteurs de Grande-Bretagne, du Bélarus ou internationaux», pendant que d’autres poursuivent «le travail de la troupe permanente à Minsk, où les pièces continuent d’être écrites, répétées et jouées»[5].

Du fait du silence qui entoure le reste de l’activité artistique du pays dans les médias étrangers, le public international et les lecteurs supposent que tous les artistes bélarusses sont politisés, à l’instar du franc et audacieux Théâtre libre du Bélarus. Or est-ce la réalité? Que se passe-t-il vraiment dans les autres disciplines artistiques, et qu’est-ce que leur art peut nous enseigner au sujet du pays?

«La politique tue l’art»

«J’ai plus de latitude ici, à Minsk», déclare Pavel Voïnitskiï, artiste bélarusse, lors d’un entretien par Skype le 27 mars. «Je ne me sens pas en prison ici.» En tant qu’artiste contemporain, Voïnitskiï estime que le Bélarus offre plusieurs avantages pratiques pour exercer son métier. «Je loue un studio pour pas cher, 100 dollars par mois, ici à Minsk», dit-il. «J’ai aussi un bon réseau social, en plus de ma famille. J’ai consciemment choisi le Bélarus pour vivre et travailler mon art.»

La proximité géographique du Bélarus avec l’Europe, la Russie et l’Asie stimule sa créativité, il voyage dans le monde aussi souvent qu’il le peut. «Je ne peux tout simplement pas imaginer mon ‘moi artistique’ sans mes expériences acquises à l’étranger, dit-il. «Travailler quelque part en tant qu’artiste invité ou participant à une exposition est parfait. Il n’y a pas de frontière ni de distance dans l’art contemporain». Il précise toutefois qu’il n’aime pas s’éloigner du Bélarus trop longtemps. «Ceux que j’aime sont ici, je préfère être avec eux.»

Après son diplôme doctoral de sculpture à l’Académie des Beaux-Arts, Voïnitskiï a suivi une formation post-doctorale au Canada, à l’université Concordia de Montréal, et à l’université de York à Toronto. Cet artiste de 40 ans a vu son travail intégré à des expositions internationales au Caire et à Pékin, et il a récemment présenté en tant que curateur les œuvres de Vladimir Zhbanov à Minsk. Voïnitskiï a aussi écrit des articles pour de nombreuses revues d’arts russes et bélarusses, telles NoMI (Saint-Pétersbourg), Architecture, Construction, Design (Moscou) et Art (Minsk).

Actuellement, il s’intéresse à la «sculpture en plein air». Il cite les travaux de Richard Serra, Krzysztof Wodiczko, Hans Haacke et d’autres artistes qui ont influencé sa pratique, autant de créateurs qui interrogent le public et les sphères sociales. «Ce n’est pas intéressant de travailler uniquement avec les formes, les matières ou les signifiants de la sculpture traditionnelle, affirme-t-il. Il existe des choses sociales qui devraient aussi être mises en sculpture.»

«J’aime collaborer avec des pairs, poursuit-il. Quelques-uns de mes récents travaux ont été produits dans une sorte de projet collectif avec des artistes bélarusses et étrangers. Pour moi, il s’agit de la création d’objets d’art ou d’espaces d’art qui interagissent dans un contexte et dans une communauté spécifiques», explique-t-il.

Bien que Voïnitskiï respecte et honore ses contemporains du Théâtre libre du Bélarus, mettre sa propre production en lien avec la politique contemporaine bélarusse ne l’intéresse pas. «Je ne suis pas un fan de Loukachenka, je n’ai jamais voté pour lui, avoue-t-il. Mais l’État est un appareil d’oppression, qu’il soit autocratique ou libéral. Loukachenka et son régime ne font pas exception, et le meilleur moyen pour un artiste de survivre est tout simplement d’ignorer les contextes pro-étatiques.»

Pour Voïnitskiï, le vrai défi de l’art au Bélarus est la domination de la culture traditionnelle post-soviétique, en particulier les éléments stylistiques du socialisme réaliste, et ce malgré l’indépendance du pays. «Faire la propagande de nouveaux modèles, de concepts plus contemporains de l’espace public et de sculpture, affirme-t-il passionnément, voici mon combat personnel. J’essaye de le faire dans mes écrits et en pratique, dans ma sculpture.»

Bien qu’il ait déjà produit quelques «œuvres ironiques liées à la propagande en vigueur», Voïnitskiï estime qu’il est plus utile d’employer une sorte de langue d’Ésope universelle dans l’art. «Parce que la politique tue. Elle tue l’art aussi.» «Personnellement, je connais des collègues qui abordent des questions politiques dans leurs œuvres, poursuit-il. Mais leur art semble plus destiné à l’exportation. Il n’est pas pertinent à l’intérieur du Bélarus.»

«La politique n’est pas un sujet intéressant»

«Je n’ai jamais été libre en tant qu’artiste au Bélarus», déclare Olja Gorokhova, artiste visuelle bélarusse vivant actuellement dans le quartier de Majorstua, à Oslo. Installée à l’étranger depuis 2009, elle ne compte pas retourner au Bélarus, où elle rend seulement visite à sa famille pendant les vacances. «J’ai le sentiment que partir à l’étranger était une bonne décision», dit-elle. «Maintenant, je suis heureuse. Après deux semaines de séjour là-bas, je meurs d’ennui.»

Née dans le petit village de Maroski, près de Maladzetchna, Olja Gorokhova, 30 ans, me raconte lors d’un entretien le 2 avril, comment elle crée des pièces décoratives et figuratives à partir de différents matériaux. Récemment, elle a terminé une série de Sumotori miniatures en porcelaine. Elle vient de commencer une séquence de dessins inspirés de la mythologie grecque, utilisant ces histoires familières pour créer un nouveau contexte pour elle-même. Dans les dessins d’Olja, Léda apparaît comme terrestre et forte contre le cygne, ce n’est pas la victime romantique telle qu’elle est traditionnellement représentée. «Avant, mon travail était plus intuitif», explique-t-elle. «Maintenant, je m’intéresse à la production de concepts plus clairs, de sources d’inspiration plus logiques.»


Leda, de Olja Gorokhova. Crayon sur papier, 2013, Oslo.

Elle a étudié la céramique pendant quatre ans à l’Académie des Beaux-Arts à Minsk, mais le cursus l’a laissée impatiente et frustrée. «Je voulais étudier l’art contemporain, mais le Bélarus est engoncé dans le passé», dit-elle. «Nous n’avions pas de programme ni de livre modernes. Nous n’avions même pas Internet quand j’étais en dernière année.» Gorokhova a abandonné son cursus pendant sa cinquième et dernière année.

«Au Bélarus, on vous verse une bourse pour étudier gratuitement», explique-t-elle, «mais en échange, vous devez prendre le poste que vous offre l’État après l’université.» Pour elle, cela voulait dire «une fabrique de céramique dans un village où la plupart des habitants sont alcooliques.» Au lieu d’accepter cette voie toute tracée, Gorokhova a choisi de réaliser son rêve d’enfance de vivre à l’étranger. Elle a mis de l’argent de côté pendant un an, en travaillant comme peintre dans un monastère le jour, et comme plongeuse dans un club de striptease la nuit. «Le contraste était amusant», rit-elle en roulant des yeux.

Sa première destination a été la République tchèque, pour son niveau de vie abordable, la facilité d’apprendre la langue et parce qu’elle «voulait se sentir libre». Les trois années suivantes, elle a étudié la céramique et la porcelaine à l’Académie des Arts et du Design Architectural de Prague. Cette période fut «uniquement consacrée aux concepts», à la différence de ses études précédentes à Minsk. «Mon académie bélarusse était très conservatrice, donc les exercices aussi», dit-elle. «Il ne s’agissait que d’artisanat, de technique. Personne ne s’intéressait aux concepts. À Prague, c’était tout l’inverse.»

Par la suite, Gorokhova est allée en Espagne une année pour un stage de sculpture à l’Université polytechnique de Valence, avant de déménager en Norvège fin 2013. Tout en se débattant pour apprendre la langue et exposer ses œuvres dans une galerie norvégienne, Gorokhova travaille comme femme de ménage grâce à son visa de travailleuse immigrée. «Financièrement, c’est attrayant, mais la société norvégienne aussi est plutôt conservatrice», remarque-t-elle. «L’énergie de Prague me manque, l’art y semble toujours en avance. Ici à Oslo, c’est comme une version miniature de ce qui s’est passé en Europe il y a dix ans.»

Gorokhova ne s’est jamais considérée comme une militante et, depuis son départ du Bélarus il y a cinq ans, elle n’a pas suivi l’actualité liée à Loukachenka ou à son gouvernement. «Je ne m’intéresse pas à ce qui se passe politiquement au Bélarus», dit-elle. «La politique n’est pas un sujet intéressant.» Récemment, toutefois, elle semble avoir été prise de nostalgie. Elle lit davantage de littérature bélarusse et sa langue natale lui manque. Pourtant, elle est bien consciente de la nature de ce sentiment. «Il est facile d’aimer le Bélarus de loin», affirme-t-elle. «Je n’étais pas vraiment heureuse là-bas, toujours à rejeter la culture bélarusse, les habits, les comportements», poursuit-elle. «J’ai une relation si compliquée avec ce pays. Comme tout le monde, avec le Bélarus.»

En plaçant le travail de ces artistes visuels en regard du Théâtre libre du Bélarus, le paysage artistique contemporain du Bélarus prend immédiatement une tournure plus diversifiée tant sur la forme que dans les contenus. Qu’ils vivent dans le pays ou à l’étranger, les artistes bélarusses luttent avec une grande variété de thèmes dans leur travail et ne sont pas réduits à la seule personne de Loukachenka. Des artistes tels P.Voïnitskiï et O.Gorokhova ne s’intéressent pas à «la dernière dictature en Europe» en tant que sujet; il est d’autres vérités qu’ils veulent faire comprendre à leur public.

Notes :
[1] Stephen Mulvey, «Profile: Europe´s last dictator?», BBC News, 10 septembre 2001.
[2] Andrej Dynko, «Belarus - Europe´s Last Dictatorship», New York Times, 16 juillet 2012.
[3] Alfred H. Barr, Jr., Picasso: Fifty Years of His Art, Arno Press, New York, 1980.
[4] Roland Oliphant, «Police ´threatened to rape´ Belarus Free Theatre director after election protest», The Telegraph. 25 Décembre 2011.
[5] Le site du Théâtre libre du Belarus: www.belarusfreetheatre.com/about/.

Vignette : Lénine quitte le musée, de Pavel Voïnitskiï. Performance, matériaux divers, 2010, Minsk. En collaboration avec Zair Azgur, Liya Bitsiutko, Carola Tsitovich et Iryna Mashchenskaya.

Lien vers la version originale du texte en anglais

* Artiste, professeur, auteur et directeur artistique de l’Ensemble du Théâtre libre de Norvège, Oslo.