Et si R. T. Erdoğan parvenait à rapprocher France et Russie?

Depuis la reprise du dialogue franco-russe, ébauchée dès 2017 par le nouveau Président français avec l’invitation de son homologue russe à Versailles puis officialisée en 2019 après la rencontre de Brégançon, l’heure est aujourd’hui au bilan. Celui-ci semble mitigé, alors que les partenaires européens de la France restent pour la plupart perplexes et que Paris apparaît encore loin d’avoir trouvé un « langage commun » avec Moscou, même si les occasions ne manquent pas, au travers des nombreuses crises internationales. Au regard des derniers agissements d’une Turquie qui embarrasse tant l’OTAN que la Russie, serait-il possible que Recep Tayyip Erdoğan offre à la France un terrain d’entente avec le Kremlin ?


Rencontre entre R. T. Erdoğan et V. Poutine, Moscou, 5 mars 2020 (source : en.kremlin.ru).Le 29 mai 2017, trois ans après l’apogée de la crise ukrainienne, Emmanuel Macron, tout juste élu à la présidence, décide de passer de la stratégie du silence à celle du dialogue avec le Kremlin. La visite de travail de Vladimir Poutine à Paris et Versailles permet alors aux deux Présidents d’évoquer plusieurs sujets, tels que les relations bilatérales, la situation en Syrie ou celle prévalant en Ukraine. La conférence de presse qui clôture la séquence donne l’image d’un dialogue ferme et honnête entre les deux hommes.

Mécanique d’une reprise de dialogue

Le 24 mai 2018, c’est au tour du Président français de se rendre en Russie. En marge du Forum économique de Saint-Pétersbourg où E. Macron est « invité d’honneur », les deux chefs d’État ont des entretiens bilatéraux puis des réunions de travail en délégations pour discuter en détail des questions d’actualité, des relations franco-russes et de l’agenda international.

Après ces premières rencontres, c’est la visite de V. Poutine au fort de Brégançon le 19 août 2019 qui marque l’accélération de la reprise du dialogue entre les deux pays. Quelques jours après, la présidence française donne une forte impulsion au travail diplomatique dans ce sens. Le discours d’E. Macron lors de la Conférence annuelle des ambassadeurs en est l’illustration : le Président français y dénonce les agissements d’un « État profond » anti-russe au sein du Quai d’Orsay, mise en garde assez mal vécue par des diplomates français qui mesurent les risques qu’implique le retournement que veut impulser le Président. Peu importe, dès le 9 septembre, les ministres français des Affaires étrangères et de la Défense s’envolent vers Moscou pour y rencontrer leurs homologues au cours d’un nouveau Conseil de coopération sur les questions de sécurité, format 2+2 inédit depuis 2012.

Une démarche mal comprise en Europe

Le Quai d’Orsay avait ses raisons d’être méfiant. En diplomatie, toute action entraîne son lot de conséquences, certaines positives, d’autres moins. La volte-face unilatérale de la France en faveur du renouvellement du dialogue avec la Russie, sans concertation préalable avec les autres pays européens, présentait en effet le risque d’être mal comprise par les partenaires. La France est réputée en Europe, et tout particulièrement en Europe de l’Est, pour entretenir des affinités avec la Russie. Or, certains des partenaires est-européens de la France ont, eux, des raisons historiques de se méfier de ce pays. Dès lors, les éléments de langage développés par Paris en faveur d’un dialogue « ferme et sans naïveté » avec Moscou ne les ont visiblement pas convaincus. Si l’authentique justification de ce choix élyséen est clairement stratégique, le but étant d’entraîner les partenaires européens dans un réveil leur permettant de prendre conscience du fait qu’il ne peut y avoir de sécurité en Europe sans dialogue avec le voisin russe, l’absence de concertation concernant la démarche, ajoutée aux déclarations simultanées du Président au sujet de la « mort cérébrale » de l’OTAN ont pu faire redouter aux États européens un unilatéralisme malvenu : une fois de plus, la France souhaiterait faire cavalier seul.

Quels résultats après un an de dialogue ?

Mais, si la reprise du dialogue bilatéral visait notamment à apaiser les tensions dans le voisinage commun de l’Europe de l’Ouest et de la Russie, les résultats ne semblent pas, là non plus, au rendez-vous.

Concernant l’Ukraine, le « Format Normandie » lancé sous François Hollande, vu par Paris comme une occasion de gérer une crise chaude aux portes de l’Europe et ainsi prouver que l’Union européenne est capable de régler ses problèmes de manière autonome, apparaît actuellement en panne. La reprise du dialogue avec la Russie a bien permis un nouveau sommet de ce format en décembre 2019 à Paris et a eu des retombées positives (comme la libération des marins ukrainiens faits prisonniers en novembre 2018 dans le détroit de Kertch ou le respect plus satisfaisant du dernier cessez-le-feu dans le Donbass) mais les différends politiques entre Moscou et Kiev ne se sont pas amoindris et les négociations semblent au point mort. Moscou reproche d’ailleurs à Paris de ne pas faire appliquer la formule Steinmeier aux Ukrainiens, en particulier l’article visant la tenue d’élections locales dans le Donbass.

Concernant le Bélarus, où le soulèvement populaire provoqué par les résultats falsifiés de l’élection présidentielle du 9 août ne s’apaise pas, Paris a rappelé à plusieurs reprises la nécessité d’associer la Russie au règlement politique du dossier. Insistance qui n’a pas été reçue avec un grand enthousiasme par les autorités lituaniennes lorsqu’elles sont parvenues, en septembre 2020, à organiser une rencontre entre le Président français en visite officielle et la principale opposante bélarusse en exil, Sviatlana Tsihanouskaïa. Cette dernière lui a alors demandé de jouer les intermédiaires entre l’opposition et le président bélarusse sortant.

La guerre de six semaines qui a fait rage dans le Haut-Karabagh n’a pas plus profité du canal de dialogue établi directement entre Moscou et Paris, la France se trouvant même désormais marginalisée de la région du Caucase du Sud et d’un groupe de Minsk qui semble moribond.

Ces trois crises, qui concernent directement l’UE et la Russie, laissent de fait peu de chances à une reprise de dialogue russo-européen, en partie du fait des différences d’appréciation au sein de l’Union. Mais le dialogue bilatéral initié par la France avec la Russie n’a pas non plus permis d’avancée pour faire valoir les vues de Paris. Au contraire, des tensions nouvelles sont même apparues, en particulier depuis l’empoisonnement de l’opposant Alexeï Navalny, qui a induit un sérieux coup de frein à la reprise du dialogue.

L’objectif de l’autonomie stratégique

La capacité nucléaire de la France lui impose de penser sa stratégie de défense de manière indépendante et sur le long terme. La proposition adressée par Paris à ses partenaires européens en faveur d’une autonomie stratégique s’est d’abord heurtée à un certain scepticisme. C’est ainsi que, Outre-Rhin, la ministre allemande de la Défense Annegrete Kramp-Karrenbauer a déclaré début novembre y voir une « illusion », alors que les Européens ne peuvent, selon elle, combler le rôle crucial des Américains dans la défense du continent. Dès lors, Paris n’a d’autres choix que, d’une part, tenter de convaincre par l’exemple et, d’autre part sans doute, continuer à avancer, parfois en faisant cavalier seul comme c’est le cas dans son dialogue avec Moscou. En gardant l’espoir de finir par entraîner, grâce à une dynamique vertueuse.

La France a ainsi réalisé quelques pas en faveur de cette autonomisation stratégique. Parmi eux, au cours de l’été 2020, elle a voulu prouver aux pays du sud de l’Europe que la puissance économique ne faisait pas tout et que les forces armées françaises pouvaient être d’une grande aide. Dans le différend qui oppose Athènes à Ankara en raison de l’exploration pétrolière engagée par la Turquie dans les eaux territoriales grecques, la France a soutenu militairement son partenaire méditerranéen en dépêchant des avions et des navires dans les zones grecque et chypriote, tout en engageant simultanément un échange diplomatique avec la Turquie. Le sommet Med-7 organisé à Ajaccio le 10 septembre avec les pays méditerranéens de l’UE sur proposition d’E. Macron marque peut-être un début de victoire pour la France dans son objectif de faire comprendre à ses partenaires européens l’importance d’une autonomie, sinon d’une réflexion stratégique européenne sérieuse.

La France est donc lancée dans trois directions pour promouvoir la nécessité de ce fameux réveil stratégique en Europe : le dialogue avec le Kremlin (la Russie est sur le même continent, il n’est pas possible d’agir sans elle), l’action militaire auprès de ses partenaires européens, notamment en Méditerranée orientale et, enfin, celle lancée en Afrique (via Barkhane).

La Turquie, objet de convergences franco-russes ?

La montée des tensions entre Ankara et Paris ne pourrait-elle pas, par ailleurs, permettre à la France de trouver un terrain d’entente avec la Russie ? Ankara multiplie en effet les actions contrariantes, tant pour l’UE et l’OTAN que pour son partenaire russe. Le difficile partage des rôles dans le nord de la Syrie, les positions opposées en Libye, la transformation de la cathédrale Sainte Sophie en mosquée, le rôle joué par la Turquie dans le conflit au Haut-Karabagh… ne sont que quelques exemples des actions du président turc Recep Tayyip Erdoğan qui semble vouloir en permanence « tester » ses partenaires et profiter de sa position de pivot. Au risque de finir par fédérer contre lui tant l’Europe – et, tout particulièrement, la France – que la Russie.

À ce titre, on peut s’interroger sur le fait que la Turquie participe, aux côtés de la Russie, à la mission de maintien de la paix organisée en territoire azerbaïdjanais. Un tel rôle n’aurait-il pas dû être réservé aux membres du groupe de Minsk, dont la France assure la co-présidence aux côtés de la Russie et des États-Unis ? Avec quel degré de réticence le Kremlin a-t-il dû accepter cette intrusion turque dans le Caucase du Sud alors que Moscou a peu d’intérêts à voir Ankara prendre position dans la région ? Sans doute la France a-t-elle manqué ici une occasion de se rapprocher, concrètement, de la Russie.

Sources principales :

- « Mejgossoudarstvennye otnochenia Rossii i Frantsii » (Relation intergouvernementales entre la Russie et la France), Ria Novosti, 26 juin 2020.

- « Dialogue politique entre la France et la Russie », site officiel de l’Ambassade de la Fédération de Russie en France.

- Pierre Haski, « Les incertitudes américaines relancent le débat sur l’autonomie de l’Europe », France Inter, 5 novembre2020.

- « ‘Il nous faut travailler avec la Russie’, lance depuis Vilnius Emmanuel Macron », Le Monde, 28 septembre 2020.

- Piotr Smolar, « Face à la Turquie, les pays du sud de l’Europe se concertent », Le Monde, 9 septembre 2020.

 

Vignette : Rencontre entre R. T. Erdoğan et V. Poutine, Moscou, 5 mars 2020 (source : en.kremlin.ru).

* Henri JULLIEN est étudiant en Master 2 de Relations Internationales et langue russe à l’INALCO.

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