Féminisme en Asie centrale : de plus en plus de voix s’élèvent

En 2018, Zere Asylbek, militante féministe et chanteuse de 19 ans, a suscité une vague d’indignation au Kirghizstan après la sortie du titre Kyz (Fille) qui encourageait les femmes à vivre librement. Par son clip volontairement provocateur, elle souhaitait susciter un débat de société qui s’est retourné contre elle – et sa tenue –, lui valant même des menaces de mort.


Marche organisée à Bichkek (Kirghizstan), dans le cadre de la campagne d’ONU-Femmes « Orange the World », 16 jours d’action contre les violences faites aux femmes, 12 décembre 2020. Pancarte de gauche : « En finir avec le ‘slut shaming’ et la culpabilisation des victimes » ; Pancarte de droite : « Ne te tais pas ! » (avec l’aimable autorisation de @Bishkekfeminists).En 2021, Zere Asylbek, devenue un symbole de l’essor du féminisme centre-asiatique, a sorti plusieurs titres engagés, dont un dénonçant les violences conjugales et un autre s’opposant aux injonctions faites aux filles. Plus largement, depuis quelques années, en Ouzbékistan comme au Kazakhstan, au Kirghizstan et au Tadjikistan, les femmes se mobilisent pour faire entendre leur voix en descendant dans la rue et en multipliant les actions sur les réseaux sociaux. Toujours plus nombreuses, elles célèbrent les dates phares de l’agenda féministe, dénoncent les violences faites aux femmes ou lancent des projets en faveur de l’égalité femmes-hommes.

La condition des femmes en Asie centrale avant 1991

Dans les sociétés patriarcales d’Asie centrale, en majorité musulmanes, la division des rôles entre hommes et femmes avant la période soviétique était très spécifique : seuls les hommes occupaient les postes de pouvoir, les femmes étant exclues de nombreuses sphères. Travaillant surtout dans l’agriculture, elles jouaient néanmoins un rôle économique non négligeable.

Pendant l’ère soviétique, une politique de libération de la femme fut mise en place, accompagnée d'un discours sur la « modernisation » de la condition féminine. L’égalité des sexes fut même inscrite dans la législation des républiques. Malgré ces vœux pieux et à quelques exceptions près, notamment dans les domaines scientifique et artistique, la société soviétique centre-asiatique demeura dominée par les hommes. Dans leur grande majorité, les femmes restèrent cantonnées à la sphère domestique et à un rôle de mères-épouses, tandis que les hommes continuèrent de détenir pouvoirs politique et économique.

1991, les indépendances et la question des droits des femmes

L’égalité femmes-hommes est inscrite dans les constitutions de chacun des pays centrasiatiques. Ces derniers ont ratifié la Déclaration universelle des droits de l’Homme dès les indépendances et signé la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de l’ONU qui favorise l’insertion des femmes dans tous les domaines, en modifiant les lois et par l'éducation. Les États d’Asie centrale sont également signataires de la Déclaration et du Programme d'action de Beijing (4ème Conférence mondiale sur les femmes, en 1995, qui avait pour objectif d’atteindre l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes partout dans le monde). Progressivement, les principes d’égalité et de droits des femmes ont été traduits, à des degrés divers, dans les lois nationales au cours des années 1990.

Pourtant, malgré ces engagements étatiques, la participation des femmes reste limitée. Dans la vie politique, elles sont peu nombreuses à des postes de décision au niveau national, même s’il faut noter la présence de candidates lors des scrutins présidentiels au Kazakhstan (2019), en Ouzbékistan et au Kirghizstan (2021). Quelques-unes ont pu accéder à des postes de maires, députés, ministres ou gouverneurs de région. Au niveau social, les femmes sont mariées très jeunes, ce qui est un frein supplémentaire pour leur accès à l’éducation (elle leur est parfois interdite après le mariage). Au niveau économique, elles ont accès à des postes moins qualifiés, essentiellement dans le secteur agricole ou le secteur public (éducation et santé), et les écarts salariaux sont importants. Enfin, les violences, notamment conjugales, à leur égard sont très nombreuses. De vastes progrès restent à réaliser dans le domaine de la protection juridique et pour l’accès aux droits des femmes.

« Ala kachuu », l’enlèvement des fiancées

« Ala Kachuu » (« attraper et courir » en kirghiz) est l’acte d’enlèvement d’une jeune fille par un homme pour l’épouser (initialement, la fuite était organisée par un couple dont les familles refusaient l’union ; elle a ensuite évolué). L’origine de cette pratique ancienne répandue dans toute l'Asie centrale est l’objet de versions concurrentes. La tradition a connu un nouvel essor après 1991 : aujourd'hui, elle est surtout pratiquée au Kirghizstan, en milieu rural.

Bien souvent, d’un commun accord, les deux époux souhaitent surtout perpétuer la tradition. Sans consentement mutuel, cette pratique est d’ailleurs illégale et punie par la loi kirghize qui peut infliger une amende conséquente et/ou une peine de prison (jusqu’à 10 ans depuis 2019). Il n’en reste pas moins que, selon ONU-Femmes, près de 12 000 femmes subissent chaque année des « Ala kachuu » au Kirghizstan, le chiffre le plus élevé de toute l'Asie centrale.

Nouvel essor des initiatives féministes en Asie centrale

Depuis quelques années, les féministes centrasiatiques dénoncent le recul des droits des femmes et se mobilisent d’autant plus. À l’occasion du 8 mars, Journée internationale pour les droits des femmes, elles reçoivent généralement des fleurs, selon une tradition soviétique qui perdure aujourd’hui encore en Russie et dans les autres anciennes républiques soviétiques, mais la question de leurs droits n’est pas abordée.

Symboliquement, la première manifestation féministe autorisée dans le Kazakhstan indépendant a eu lieu le 8 mars 2021, à Almaty. Elle a rassemblé près de mille participants selon le groupe Feminita, un des organisateurs de la marche. En Ouzbékistan et au Kirghizstan, le phénomène n’est pas nouveau, surtout dans les grandes villes et les participants – essentiellement des femmes – y sont toujours plus nombreux.

Parallèlement, les mobilisations contre les violences sexistes et sexuelles se multiplient. En mai 2020, à la suite de l’agression d’une jeune fille de 17 ans, Evelina, dans la rue en Ouzbékistan, les procédures pénales enclenchées ont été rapidement interrompues, au motif que la jeune femme et son principal agresseur auraient trouvé un accord à l’amiable : cette décision a déclenché une vague inédite de protestations féministes sur les réseaux sociaux, sorte de « #metoo ouzbek » si l’on se réfère à l’ampleur de la mobilisation avec le hashtag #Iamyevelina. Au Kirghizstan, Aizada Kanatbekova, 27 ans, a été retrouvée étranglée en avril 2021, après avoir été enlevée en vue d’un mariage forcé : son meurtre a également suscité une colère générale dans le pays, sur les réseaux sociaux d’abord, puis devant les principaux organes de pouvoir à Bichkek où les manifestants ont réclamé, en vain, la démission des responsables des forces de l’ordre.

La société civile s’organise aussi avec l’objectif de créer et développer des projets en faveur de l’égalité femmes-hommes. En avril-mai 2019, un camp féministe anti-discrimination s’est tenu sur les rives du lac Issyk Koul, au Kirghizstan. Cet événement, baptisé « Fight Like a Girl », a permis échanges et actions de formation entre les 35 jeunes participantes, représentant sept pays (les trois du Caucase du Sud et quatre d’Asie centrale) afin de lutter plus efficacement pour l’amélioration de la situation des femmes dans leurs pays respectifs.

Les groupes féministes se multiplient. L'Initiative féministe de Bichkek, par exemple, rassemble au Kirghizstan des militantes féministes qui prônent l'émancipation collective, la solidarité, le soutien mutuel et la non-violence. Le groupe fait de l’éducation et de la prévention auprès des jeunes, organise des marches et des événements culturels féministes… En mai-juin 2021, 94 activistes et représentants d’associations centre-asiatiques ont participé au Forum Génération Égalité organisé par ONU-Femmes pour demander des changements en Asie centrale.

Comme ailleurs, la pandémie de Covid-19 a contribué à éveiller les consciences sur la recrudescence des violences faites aux femmes. Aliya Suranova, journaliste spécialiste des droits des femmes au Kirghizstan, souligne que pendant le confinement, les violences faites aux femmes ont augmenté de plus de 65 %. Les collectifs féministes dénoncent un grand décalage entre les lois nationales et leur application et demandent la criminalisation de toute forme de violences faites aux femmes et un meilleur accompagnement des victimes.

Le rôle de l’étranger dans l’essor récent des mouvements féministes

Le soutien occidental est multiple, via les associations et ONG internationales présentes sur place comme ONU-Femmes depuis 1999 au Kazakhstan et Tadjikistan et depuis 2012 au Kirghizstan, mais aussi via des programmes du PNUD, de l’OMS ou de l’OSCE... Ces organisations financent des projets et des groupes féministes, forment aux questions de l’égalité femmes-hommes dans les écoles, aident à l’organisation d’événements et soutiennent les États dans la mise en œuvre des lois en faveur du droit des femmes. En témoigne par exemple le financement par ONU-Femmes de l’ONG Ligne ouverte, basée à Bichkek, dédiée à l’accompagnement juridique des femmes enlevées en vue d’un mariage forcé.

Les militantes d’Asie centrale souhaitent néanmoins créer leur propre mouvement. Les féministes des quatre pays se retrouvent régulièrement en ligne pour échanger sur leurs expériences et réfléchir ensemble aux futures actions à mener. La mobilisation est importante parmi la jeunesse urbaine qui a davantage accès à internet et à d’autres modèles que celui imposé par la tradition et la famille.

Réaction de la société et des gouvernements : une forte polarisation

Au Tadjikistan, le président Emomali Rahmon avait annoncé en 2009 que le 8 mars serait rebaptisé Journée de la Mère. Pour autant, des dizaines de femmes ont voulu pour la première fois se rassembler le 8 mars 2020 mais, face aux pressions des forces de l’ordre, cette réunion n’a jamais eu lieu. Un an après, au Kirghizstan, des hommes masqués ont attaqué le regroupement de femmes et les forces de l’ordre ont arrêté environ 70 manifestantes et non les assaillants. Au Kazakhstan, la manifestation du 8 mars 2021 n’a pas été interdite officiellement mais, quelques jours après, des participantes ont été convoquées au tribunal. Deux d’entre elles ont été condamnées à payer des amendes, notamment pour violation de la loi sur les manifestations pacifiques. Très récemment, l’organisation Human Rights Watch a demandé aux autorités du Kazakhstan d’autoriser la marche du 8 mars 2022 qui vient d’être interdite.

En 2019 au Kirghizstan, un festival d’art contemporain féministe, La Feminnale, organisé par l'Initiative féministe de Bichkek, a suscité un tollé en raison de l’exposition d’œuvres en faveur des droits LGBT et d’autres représentant des femmes nues. Une partie de l’exposition a été censurée et la directrice du musée des Beaux-arts de Bichkek, Mira Djangaracheva, a dû démissionner à la suite de ce scandale.

De nombreuses militantes féministes rapportent être suivies, certaines ont même été agressées. Au Tadjikistan, de nombreuses ONG ont dû fermer ces dernières années face à la répression étatique. Les pouvoirs politiques continuent d’exercer un contrôle important sur la société et surveillent avec attention les mouvements de contestation de l’ordre en place.

Néanmoins, la cause progresse et certaines revendications féministes commencent à être prises en compte. Ainsi, en Ouzbékistan, l’ONG locale Sharpa a négocié avec le service de transport de la capitale, Tachkent, afin de lancer une campagne de sensibilisation au harcèlement dans les transports publics le 25 novembre 2021, Journée internationale contre les violences faites aux femmes. Des messages de prévention ont été imprimés sur les tickets de bus et un bouton d’urgence a été créé.

Vignette : Marche organisée à Bichkek (Kirghizstan), dans le cadre de la campagne d’ONU-Femmes « Orange the World », 16 jours d’action contre les violences faites aux femmes, 12 décembre 2020. Pancarte de gauche : « En finir avec le ‘slut shaming’ et la culpabilisation des victimes » ; Pancarte de droite : « Ne te tais pas ! » (avec l’aimable autorisation de @Bishkekfeminists).

 

* Vassilia MATTEI est étudiante en M2 de Relations internationales à l’Inalco et souhaite travailler dans le domaine de l’égalité femmes-hommes.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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