Géorgie : quelle marge de manœuvre pour la société civile abkhaze?

Alors que se confirme l’emprise russe sur la république autoproclamée d’Abkhazie, un puissant mouvement d’opposition reste structuré au sein de la société civile. La politique prorusse menée par l’ancien gouvernement de la région séparatiste, sous l’égide du président déchu Aslan Bjania, s’est ainsi heurtée à un ensemble de mouvements civiques soucieux de maintenir une « souveraineté » abkhaze sur leur territoire, malgré une répression croissante du secteur non gouvernemental.


Logo de l’association abkhaze d’opposition « Harah Pitsounda » (source : canal Telegram d’opposition Respublica).Considérée par la communauté internationale comme un « territoire occupé » depuis 2008, la république autoproclamée d’Abkhazie est souvent présentée dans la presse internationale comme un simple « confetti de la Russie »(1), sorte de protectorat intégralement inféodé au bon vouloir de Moscou. Cette approche minimise l’agentivité de la population locale, considérée comme un non-acteur et reléguée au rôle de simple pion sur l'échiquier géopolitique russe.

Il existe pourtant en Abkhazie de réelles poches de résistance à l'influence du Kremlin, ancrées dans une société civile qui a historiquement combattu toute tentative de remise en question de l'indépendance abkhaze. Elle a su, au cours des trois dernières années notamment, démontrer une réelle capacité de mobilisation et d'organisation qui lui a permis d’obtenir quelques concessions de la part des pouvoirs publics. Pour autant, la campagne de stigmatisation menée de concert par les pouvoirs politiques abkhazes et les services de sécurité russes à son encontre depuis 2022 semble jeter les bases d'un État répressif en mesure de faire taire toute opposition à la pénétration croissante de la Russie au sein des structures étatiques abkhazes.

Une société civile à la forte importance historique

La société civile abkhaze est particulièrement développée et a su s’imposer dans le débat public à de nombreuses reprises depuis « l’indépendance » de la région séparatiste en 1992. Très structurée, elle repose sur un dense maillage d'organisations non gouvernementales (ONG) constitué dès 1992 dans une Abkhazie alors exsangue, comme une « réponse naturelle aux besoins humanitaires de la guerre et de l’après-guerre »(2). Une cinquantaine d’ONG sont actuellement actives dans l’entité(3), chiffre remarquable au vu de sa faible population (approximativement 250 000 habitants). Ces ONG agissent dans tous les domaines de la vie publique et jouent un rôle prépondérant sur la scène politique, constituant un véritable contre-pouvoir au gouvernement de Soukhoumi.

Ce haut niveau d’organisation a permis à la société civile abkhaze de manifester une réelle capacité d’action au cours des trente dernières années. En 2004, après plus d'un mois de manifestations à Soukhoumi contre l’élection jugée illégitime de Serguei Bagapch à la présidence, un accord entre le gouvernement et la société civile a conduit à l’investiture de son rival Raoul Khajimba comme vice-président. En 2014, la forte mobilisation citoyenne à l’encontre du gouvernement impopulaire d'Alexandre Ankvab a abouti à sa démission et à l'organisation d’une nouvelle élection présidentielle. Ces fréquentes mobilisations de la société civile permettent en outre aux dirigeants abkhazes de résister à la pression des autorités russes, justifiant le refus de certaines directives de Moscou par une nécessité de ménager la colère populaire, « utilisant cette pression venant d'en bas comme un levier lors de leurs négociations avec l’État patron »(4). Ainsi, en 2014, la signature d'un traité d'alliance russo-abkhaze prévoyant une intégration croissante de l'Abkhazie au sein des structures d’État russe a fait l'objet d'une véritable campagne de contestation. À l’issue de celle-ci, l'Abkhazie a obtenu la réécriture de traité en son avantage, maintenant notamment l’existence de forces armées abkhazes indépendantes plutôt que leur absorption pure et simple par les forces armées russes.

Un « obstacle » face à la pression croissante de la Russie

Ce dense réseau d'activistes s'est mobilisé à de nombreuses reprises au cours des trois dernières années en particulier. Face à un gouvernement prompt à se soumettre aux directives de Moscou, la société civile abkhaze se perçoit en effet comme un « obstacle » permettant à la république autoproclamée de préserver un certain degré d’indépendance vis-à-vis du grand frère russe. Ainsi, toutes les tentatives du Kremlin pour renforcer son influence sur cette petite région séparatiste ont été farouchement contestées par divers mouvements civiques.

La société civile abkhaze a en effet prouvé à de nombreuses reprises qu'elle constituait encore une véritable force d'opposition en mesure d'infléchir les décisions politiques et de limiter l'influence russe en Abkhazie. Ainsi, en février 2024, la publication en ligne d’un projet d'Accord sur la coopération entre le ministère de l'Intérieur de la République d'Abkhazie et la Garde nationale de la Fédération de Russie, censé permettre à cette dernière d'intervenir directement en Abkhazie afin d'« assister au maintien de l'ordre public », a suscité un mouvement social d’ampleur. En quelques jours, les manifestations se sont multipliées à Soukhoumi, et les articles condamnant cet accord considéré comme « une attaque à la souveraineté de la nation » ont plu dans la presse locale(5). La société de vétérans « Aruaa » a adressé une lettre ouverte au ministre de l’Intérieur d’Abkhazie, l’invitant à « abandonner l'idée de signer cet accord ». Le 11 février 2024, le gouvernement a annoncé qu'il ne signerait pas l'accord, marquant une nette victoire de la société civile.

En juillet 2024, la tentative d'ouvrir l'immobilier abkhaze aux investissements russes à travers une Loi sur les appartements s’est également heurtée à une forte mobilisation citoyenne. Une série de manifestations a éclaté devant le Parlement à Soukhoumi, entraînant le déploiement de « toutes les forces de sécurité » pour assurer sa protection(6). D'autres manifestations d’ampleur se sont tenues dans les villes concernées par des projets d’investissements immobiliers russes, notamment à Otchamtchiré, où plus de 5 000 personnes se sont rassemblées à la veille de la session de vote du projet de loi. Face à l’ampleur de la contestation, le Parlement a annoncé fin juillet le retrait de la loi, afin de « réduire les tensions et maintenir la stabilité de la république »(7).

C’est cependant en novembre 2024 que la contestation civile a atteint son paroxysme. La perspective de la signature d’un accord bilatéral sur les investissements étrangers particulièrement favorable aux grandes entreprises russes a en effet généré une campagne d’opposition d’ampleur quasi-inédite en Abkhazie. Face aux très nombreux avantages offerts aux investisseurs russes par le projet, la société abkhaze a multiplié les manifestations, bloqué les autoroutes d’accès à la capitale et a organisé une série de rencontres avec les députés afin de faire pression sur leur vote. Le mouvement social a culminé lors de la journée du 15 novembre, au cours de laquelle les manifestants sont parvenus à envahir le Parlement et le palais présidentiel. Le président alors en exercice, Aslan Bjania, a été contraint à l’exil puis à la démission, tandis que le Parlement a voté, le 3 décembre 2024, contre la ratification de l’accord sur les investissements.

L’amenuisement des leviers d’agentivité de la société civile abkhaze : vers un État répressif ?

Toutefois, la capacité d’action dont dispose historiquement la société civile abkhaze semble s'amoindrir. Malgré ces victoires notables, les mouvements civiques n’ont ainsi pas pu empêcher la ratification du transfert de Pitsounda par le Parlement, en décembre 2023. L’opposition féroce de la société civile au sujet de l’influence de la Russie a par ailleurs substantiellement creusé l’écart avec le précédent gouvernement, ce dernier ayant adopté une véritable politique de marginalisation et de répression des ONG et des mouvements sociaux au cours des trois dernières années.

Cet écart s’est manifesté par une campagne d'interpellations de figures éminentes de l’opposition, menée par des agents de police russe à la frontière qui longe la rivière Psoou. D'abord sporadiques, ces arrestations se sont multipliées en 2024 : parmi les opposants arrêtés, on compte ainsi l’avocat Said Gezerdava, les journalistes Eleonora Giloyan et Inal Kashig, qui ont écrit de nombreux articles contre la politique pro-russe du gouvernement, Levan Mikaa, principal instigateur de la « Plateforme pour préserver l'indépendance de l'Abkhazie », ainsi qu'Ibrahim Chkadua, activiste au sein de l'association « Harah Pitsunda ». Ces détentions provisoires touchent également des élus abkhazes. Ainsi, en décembre 2022, une délégation de députés abkhazes retournant en Abkhazie après s'être rendus à Moscou pour discuter des irrégularités de l'accord de transfert de la propriété de Pitsounda, ont été détenus et fouillés par la police russe.

Parallèlement, une rhétorique de délégitimation a été mobilisée par l’ancien gouvernement de facto entre 2022 et 2024, assimilant les ONG à des « agents de l’étranger ». Inal Ardzinba, ministre des Affaires étrangères d'Abkhazie jusqu’en mai 2024, s’était fait le fer de lance de cette politique. Il n’a ainsi pas hésité à assimiler les ONG abkhazes à des « forces hostiles extérieures » qui constitueraient une « menace directe à la souveraineté abkhaze »(8). Après l'échec du projet de loi sur les appartements au Parlement, A. Bjania a repris à son compte cette rhétorique, imputant sa défaite aux « activités destructrices des services de renseignements étrangers et de leurs complices »(9). Décrié par les opposants au gouvernement comme un « langage staliniste », ce type de discours est tout à fait inédit dans l'histoire abkhaze.

Cette rhétorique du complot permanent justifie la mise en place d’un cadre législatif répressif fondé sur le modèle russe, notamment à travers une « loi sur les agents étrangers », ardemment défendue par A. Bjania. Calquée sur la loi éponyme adoptée à la Douma russe en 2012, puis en Géorgie en avril 2024, celle-ci prévoit notamment que toute ONG ou individu recevant une partie de son financement de l'étranger s'enregistre officiellement en tant qu'« agent de l’étranger ». Les organisations financées par des pays ayant reconnu l'Abkhazie – au premier chef desquels la Russie – ne sont cependant pas concernées par ce statut. Déposée au Parlement en février 2024, la loi est depuis restée en suspens et n’a pas encore été débattue. Soutenue par Moscou, son adoption ouvrirait la porte à la stigmatisation légale, voire à la fermeture arbitraire des ONG abkhazes et, partant, à la répression tous azimuts des opposants à l'influence russe dans la région.

Si la chute d’Aslan Bjania marque indéniablement une victoire de la société civile, rien n’indique que les nouvelles autorités de facto comptent rompre avec le modèle répressif imposé par celui-ci, avec la complicité du Kremlin.

 

Notes :

(1) Vladimir Vasak, Abkhazie : un confetti de la Russie ?, ARTE Reportage, 2023.

(2) Tomas Hoch, Vincenc Kopecek, Vladimir Baar, « Civil Society and Conflict Transformation in De Facto States », Problems of Post-Communism, 64:6, pp. 329-341, 2017.

(3) Gaëlle Le Pavic, « An Abkhaz Civil Society Organization in the Abkhaz (De Facto) State », in Péter Marton, Gry Thomasen, Csaba Békés, Andras Rácz (dir.), The Palgrave Handbook of Non-State Actors in East-West Relations, Palgrave Macmillan, 2023.

(4) Pål Kolstø, « Biting the hand that feeds them? Abkhazia–Russia client–patron relations », Post-Soviet Affairs, pp. 140-158, 2020.

(5) « Russian special forces 'Rosgvardia' will not be permitted to enter Abkhazia », JAMnews, 12 février 2024.

(6) « While MPs debated Abkhazia's apartment law, security forces dispersed activists and journalists », JamNews, 18 juillet 2024.

(7) « Civil society wins: Controversial bill on apartments in Abkhazia withdrawn », JAMnews, 25 juillet 2024.

(8) « Abkhazia announces plans to combat ‘anti-Russian sentiment’ », OC Media, 09 février 2024.

(9) « Abkhazian president links apartment law protests to foreign intelligence », JAMnews, 28 juillet 2024.

 

Vignette : Logo de l’association abkhaze d’opposition « Harah Pitsounda » (source : canal Telegram d’opposition Respublica).

 

* Bryan Pouget est étudiant en master de sciences sociales spécialité histoire, à l’École Normale Supérieure de Lyon.