Les récentes mutations des relations abkhazo-russes ne laissent pas d'inquiéter une grande partie de la population abkhaze. Tandis que la Russie accroît significativement sa mainmise sur la région séparatiste géorgienne, la société civile abkhaze s'est, à de nombreuses reprises, opposée au gouvernement de facto de la république autoproclamée. En retour, celui-ci a multiplié les mesures répressives à l'encontre de la société civile et du secteur non gouvernemental.
Said Gezerdava est avocat au sein du Centre pour les programmes humanitaires, une organisation non gouvernementale abkhaze basée à Soukhoumi, la capitale de facto de l’Abkhazie. Depuis plusieurs années, il s'est opposé au gouvernement du président en exercice Aslan Bjania, qui a multiplié les concessions à la Russie. Il s'est notamment opposé au transfert de la propriété de Pitsounda à la Russie(1), ainsi qu'au vote d'une Loi sur les agents étrangers en Abkhazie. Figure majeure de l'opposition abkhaze, Said Gezerdava a bien voulu répondre aux questions de Regard sur l’Est. Cet entretien a été mené un peu avant l’éclatement des mouvements massifs de protestation qui ont conduit, notamment, à l’occupation du Parlement et à la confusion concernant le statut du président en exercice Aslan Bjania.
Selon vous, la société civile abkhaze est-elle mature ? Peut-elle se prévaloir d'une réelle influence sur le débat politique ?
Said Gezerdava : La société civile est plutôt bien développée, même si nous ne faisons pas tous le même travail. Certains travaillent sur les affaires politiques, d'autres se concentrent beaucoup plus sur le travail humanitaire et social. Je pense que nous avons joué un rôle d'une réelle importance par le passé. Durant quelques années, nous avons pu bâtir une relation, certes imparfaite, mais bien développée avec le gouvernement : nous avons travaillé ensemble, les autorités pouvaient compter sur nous pour les assister sur certaines questions politiques et pouvaient nous consulter. Pour elles, c'était important, même si nous avions des divergences sur certains points.
Mais, sous la présidence d'Aslan Bjania [à partir d’avril 2020, NDLR], et auparavant sous celle de Vladislav Ardzinba, nous avons rencontré de réelles difficultés. Lorsqu'il est arrivé au pouvoir, A. Bjania a manifesté ses bonnes intentions envers la société civile : il nous a rendu visite, a discuté avec nous et s'est comporté comme un ami. Puis il a commencé à changer de politique. Je pense que c'est parce que nous nous sommes opposés au transfert de Pitsounda et à la loi sur les appartements(2). Le gouvernement a exercé une très forte pression pour faire voter la Loi sur les agents étrangers. Le ministre des Affaires étrangères a beaucoup œuvré à la promotion de ce texte(3) et a lancé une campagne de dénigrement à notre encontre. Il dispose de nombreux médias et de nombreuses personnes qui écrivent pour lui sur les canaux Telegram afin de mener à bien cette politique. Le gouvernement fait également pression sur nous à travers une campagne d'audits financiers, entamée récemment et que nous avons subie, de même que d’autres ONG abkhazes. Pour nous, cela s'est bien passé, mais ce n’est pas le cas pour tous. Nous assistons à une division croissante entre la société civile et l'État, à une redéfinition des relations entre le gouvernement et les organisations civiles, comme en Russie. C'est comme un jeu entre la société et le gouvernement, et notre gouvernement est déterminé à l'emporter. Nous n'avions jamais assisté, au cours de notre histoire moderne, à une telle situation.
Quelles conséquences aurait la Loi sur les agents étrangers sur votre travail ?
La loi rendrait notre vie vraiment difficile. Si elle est votée, nous ne pourrons plus mener tous nos projets : expertise, travail éducatif et bien d'autres choses. Je ne veux même pas y penser. Nous allons essayer de tout faire pour l'empêcher, mais ce sera très difficile. Notre système judiciaire est également sous la coupe du président, il sera donc difficile de compter sur son aide. Certains de mes collègues disent que nous devrons fermer, qu'il n'y a plus aucune raison de continuer à travailler avec une telle loi.
Comment expliquez-vous l'inflexion de la politique d'Aslan Bjania ?
Je pense que le gouvernement a perdu sa légitimité en Abkhazie. Il a besoin d'une force extérieure pour se maintenir au pouvoir, et le seul qui puisse le faire - c'est le gouvernement russe. Les membres du gouvernement abkhaze ont d'excellentes relations avec certaines personnalités liées au gouvernement russe, notamment avec certains oligarques dont ils dépendent. Ils ont reçu un soutien solide de leur part, ainsi que de celle du FSB, dont les agents sont présents ici. On ne les voit pas, mais on sait qu'ils travaillent. Ils mènent une campagne de dénigrement à notre encontre, notamment sur les réseaux sociaux. Ils surveillent, ils écoutent, et soutiennent énormément le gouvernement d’A. Bjania.
À propos des services secrets russes, les arrestations d'opposants abkhazes à la frontière russe se sont multipliées au cours des derniers mois. Que pouvez-vous nous en dire ?
Les arrestations ont commencé en 2015. Mes collègues et moi-même avons été les premiers à en pâtir. Puis les services russes ont élargi et multiplié ce genre de pression. Maintenant, c'est devenu ordinaire. Beaucoup de mes collègues ont été arrêtés et, désormais, j'essaie de ne plus traverser la frontière.
Quels étaient les motifs officiels de votre arrestation ?
Ils ont prétexté un problème avec nos papiers. Cela dure une heure, peut-être deux. On rencontre des gens du FSB, ils nous posent des questions : « Qu'est-ce que vous faites ? Où allez-vous ? Qu'allez-vous faire là-bas ? », et puis, sur le retour : « Qu'avez-vous fait là-bas ? », et ainsi de suite. Récemment, je me suis rendu à Istanbul et, sur le chemin du retour, on m'a de nouveau arrêté. J'ai rencontré un agent du FSB qui m'a posé de nombreuses questions à propos de notre réunion, du transit de biens en Abkhazie, un sujet de discussion que nous avons eu avec des experts géorgiens. Ils savent tout de cette réunion, mais ils nous posent quand même des questions. Je pense qu'ils le font en coordination avec leurs homologues abkhazes.
Diriez-vous que la guerre en Ukraine bénéficie d'un fort soutien en Abkhazie ?
Difficile à dire. Il n'y a pas eu de sondage à ce sujet. Je pense qu'ici, à Soukhoumi, la majorité des gens ne soutiennent pas la guerre. Mais les gens ordinaires, ceux qui voient tous les jours la propagande de la télévision russe, reçoivent ces informations sans esprit critique. Ici, la télévision russe occupe une place majeure dans la vie des gens ordinaires.
Beaucoup d'ONG ont dénoncé la guerre en Ukraine ?
Non. Nous avons signé une pétition contre la guerre et nous avons récolté vingt-et-une signatures. Vingt-et-une, dans toute l'Abkhazie. C'est tout. Les gens ont peur des conséquences. Nous sommes sous pression à cause de cette pétition. Quand les membres du gouvernement prennent la parole en faveur de la Loi sur les agents étrangers, ils disent : « Vous voyez ce qu'ils ont fait ? Ils ont signé une pétition contre notre partenaire, la Russie. » Nous sommes intimidés, on nous menace de nous priver de notre citoyenneté russe. Nous avons reçu des informations selon lesquelles notre président essaie de négocier avec l'administration russe afin de priver les opposants de leur citoyenneté russe. En Ossétie du Sud, ils l'ont bien fait. Nous avons donc un exemple réel de ce qu'il pourrait nous arriver.
Comment les Abkhazes perçoivent-ils la Russie ?
La société abkhaze soutient globalement la Russie, puisqu'elle la perçoit comme la seule alliée de l'Abkhazie. Mais il existe également une grande peur de la Russie. Bien sûr, les gens n'en parlent pas ouvertement. L'influence des institutions russes, comme le FSB, devient de plus en plus visible. Alors, nous essayons de ne pas parler de ces choses-là. Si nous en parlons, c’est indirectement. Nous sommes isolés et tout peut nous arriver, alors nous essayons de nous protéger. Même l'opposition parlementaire considère la Russie comme un partenaire et soutient dans sa grande majorité la guerre en Ukraine. Tous comprennent que la Russie est un acteur majeur ici, en Abkhazie, et beaucoup essayent de ne pas l'irriter.
Comment les Abkhazes imaginent-ils l’avenir de leur « État » ?
Nous sommes dans une position si délicate qu'il est difficile de parler du futur. Mais si notre relation avec la Russie continue ainsi, si nous continuons à devenir de plus en plus dépendants sur le plan économique, tout est possible. Je ne sais pas si la Russie a prévu ou non d'annexer l'Abkhazie, mais tout nous montre que cela pourrait arriver. Nous perdons de plus en plus notre souveraineté. Notre gouvernement n'a plus besoin de la légitimité de son peuple, mais de celle de la Russie. Les autorités en exercice ont besoin du soutien russe, car elles perdent leur connexion avec la société abkhaze. Il est difficile pour nous d'être indépendants, car notre budget national est financé par la Russie. Celle-ci mène en Abkhazie une politique similaire à celle qu’elle met en œuvre dans les régions du Nord Caucase russe. Elle tente de limiter notre indépendance économique, de nous lier à son économie. Nous n'en sommes qu'à la première phase de ce processus.
Notes :
(1) La propriété de Pitsounda est une ancienne propriété soviétique de 186 hectares située aux abords de la petite ville balnéaire du nord de l'Abkhazie qui lui donne son nom. Le transfert à la Russie de cette propriété, comprenant une ancienne datcha où Nikita Khrouchtchev avait coutume de venir, les terres adjacentes ainsi qu’une portion maritime, a été approuvé par le Parlement abkhaze en décembre 2023. Cette décision a suscité une opposition historique de la société civile abkhaze, en vain.
(2) Il est obligatoire d'avoir la citoyenneté abkhaze pour acquérir une propriété en Abkhazie. La Loi sur les appartements, déposée au Parlement en juin 2023, prévoyait d'abolir cette interdiction et d'autoriser l'accès à la propriété en Abkhazie aux citoyens étrangers, c'est-à-dire russes. La loi a fait l'objet d'une vive controverse et a finalement été retirée en juillet 2024, afin de « réduire les tensions et maintenir la stabilité de la République ».
(3) La « loi sur les agents étrangers », calquée celles adoptées à la Douma en 2012 et en Géorgie en avril 2024, prévoit notamment que toute organisation non gouvernementale ou individu recevant une partie de son financement de l'étranger s'enregistre officiellement en tant qu'« agent étranger », un statut discriminatoire qui autorise un contrôle accru du gouvernement sur l’organisation. Déposée par Aslan Bjania au Parlement abkhaze en 2024, celle-ci est en suspens au moment de la parution de cet article.
Vignette : Said Gezerdava.
* Bryan Pouget est étudiant en Master de sciences sociales spécialité Histoire, à l’École Normale Supérieure de Lyon.