Géorgie : Tbilissi aux couleurs de l’Ukraine

Les rues escarpées de Tbilissi se sont revêtues de bleu et de jaune. Ce signe d’un soutien sans faille de la population géorgienne à l’Ukraine dans sa lutte contre l’agression russe contraste avec la position plus ambigüe du gouvernement géorgien. L’invasion russe et l’annonce de la mobilisation partielle ont eu des résonances bien particulières dans ce pays caucasien.


Gloire à l'Ukraine - dans les rues de Tbilissi.Le 21 septembre 2022, Vladimir Poutine a annoncé la mobilisation partielle des réservistes russes pour renforcer ses troupes dans la guerre lancée, huit mois plus tôt, contre l’Ukraine. Cette annonce a poussé de nombreux Russes à déserter le pays par voie aérienne, à des prix parfois exorbitants, ou par voie terrestre, vers les pays voisins. La Géorgie en a fait partie : la frontière de Larsi a ainsi connu des embouteillages inédits, avec des pics à plus de 10 000 Russes la traversant quotidiennement, pour rejoindre la Géorgie.

Le nombre de Russes arrivés depuis en Géorgie a été estimé à 100 000, bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres fiables et que tous ne soient pas restés dans ce pays. Il va sans dire que cette nouvelle vague migratoire, après celle de février 2022, représente un défi supplémentaire pour la Géorgie, qui compte seulement 3,9 millions d’habitants, partage avec la Russie une histoire pour le moins complexe et dont 20 % du territoire est actuellement occupé par la Russie.

Graffiti dans les rues de Tbilissi

Un souvenir amer pour les Géorgiens

La guerre en cours fait évidemment écho aux deux conflits en Abkhazie en 1992 et en Ossétie du Sud en 2008, opposant Géorgiens et indépendantistes abkhazes et ossètes, ces derniers soutenus par la Russie. À l’issue de ces conflits, les deux régions ont déclaré leur indépendance par rapport à la Géorgie, indépendances toujours non reconnues par la communauté internationale. Elles sont aujourd’hui occupées par les troupes russes. Si l’on remonte plus loin, la Géorgie était déjà sous le contrôle de la Russie impériale pendant près de deux cents ans ; puis, après quelques années d’indépendance, elle l’a été de nouveau, dans le cadre de l’Union soviétique cette fois, jusqu’en 1991.

La population géorgienne reste très critique au regard de ces années d’occupation, notamment concernant la période soviétique. Cette histoire alimente chez elle une crainte perceptible, ainsi que sa solidarité spontanée à l’égard de tout peuple qui subit des menaces de la part de Moscou. Si la société géorgienne était déjà peu russophile avant le déclenchement de la guerre, ce sentiment s’est d’autant plus accentué depuis février 2022.

Drapeau et écran à Tbilissi.

D’un soutien à l’Ukraine à un soulèvement contre le gouvernement géorgien

Ces dispositions ont donc poussé la population géorgienne à soutenir massivement le peuple ukrainien. Dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’émotion s’est manifestée à Tbilissi : pendant plusieurs jours, des manifestations regroupant plusieurs milliers de personnes ont été organisées devant le Parlement et sur l’artère principale de la capitale, l’avenue Roustavéli.

La ville s’est aussi parée des couleurs ukrainiennes : les drapeaux ont foisonné dans les rues et sur les bâtiments officiels, les appels aux dons se sont multipliés, les boutiques, les télévisions, les applications mobiles se sont mobilisées. De nombreux Géorgiens se sont également portés volontaires pour partir se battre aux côtés de l’Ukraine.

Si les premières manifestations ont d’abord témoigné d’un fort soutien au peuple ukrainien, elles se sont rapidement transformées en une vague de protestations contre le gouvernement géorgien, critiqué pour sa position jugée trop complaisante à l’égard de la Russie. Le 1er mars, la manifestation en soutien à l’Ukraine a accueilli pour la première fois une leader de l’opposition, Elena Khostaria, du parti Droa ; celle-ci a appelé à la démission du Premier ministre Irakli Garibashvili. La plupart des manifestations qui suivront seront organisées par ce parti.

Russians go home

La position ambigüe du gouvernement géorgien

Le gouvernement a tout d’abord été décrié pour ne pas avoir pris de sanctions économiques contre la Russie, alors que la majorité des pays occidentaux s’attelaient à la tâche. Le Premier ministre s’est justifié : « Compte tenu [de ses] intérêts nationaux et des intérêts [du] peuple, [la Géorgie] ne participera pas aux sanctions financières et économiques, car cela ne fera que causer un grand préjudice au pays et à la population. » La Géorgie est en effet en partie dépendante de l’économie russe, dont elle importe notamment 94 % de son blé et vers laquelle elle exporte plus de 50 % de son vin.

En mars 2022, le gouvernement géorgien a accepté l’ouverture du marché russe aux produits laitiers géorgiens, au bénéfice de quinze entreprises géorgiennes. Moins d’un mois après le début de la guerre, cette décision de Tbilissi a indigné, tant en Géorgie qu’en Ukraine. Au même moment, plusieurs combattants volontaires géorgiens souhaitant partir se battre aux côtés des Ukrainiens ont vu leur avion bloqué par le gouvernement géorgien car « cela signifie[rait] une implication directe de la Géorgie dans le conflit militaire », selon les mots du chef du parti au pouvoir, le Rêve géorgien, Irakli Kobakhidze. Déçu, le commandant de ce contingent de volontaires géorgiens, Mamuka Mamulashivili a qualifié les membres du gouvernement géorgien d’« esclaves de Poutine ». Ce refus de solidarité a même valu le rappel de l’ambassadeur d’Ukraine à Tbilissi par Volodymyr Zelensky.

Autre terrain d’affrontement politique, la politique de visas à l’égard des populations russes suscite des désaccords en Géorgie : alors que les citoyens russes bénéficient d’un régime de visa jugé par certains très laxiste (ils n’ont pas besoin de visa pour entrer en Géorgie, peuvent y rester pendant un an et y revenir pour un an après avoir fait un aller-retour avec un pays voisin), des membres de l’opposition ont présenté en octobre un projet de loi visant à rendre plus stricte cette politique de visas. Le parti au pouvoir a refusé cette proposition et renvoyé le Mouvement national uni à ses responsabilités (en 2012, l’ancien président Mikheil Saakachvili avait en effet levé les visas pour les citoyens russes, afin de contribuer à l’amélioration des relations avec la Russie).

Si, dans la pratique, le gouvernement a condamné l’agression russe en Ukraine, notamment par le vote de plusieurs résolutions des Nations unies, le discours du Rêve Géorgien reste donc toutefois très réservé.

Never back to USSR

Des autorités divisées

Le désordre est d’autant plus grand que la circonspection du gouvernement géorgien est loin d’être partagée par la Présidente, Salomé Zourabichvili, tenante d’un discours bien plus critique envers le gouvernement russe. Depuis le déclenchement de la guerre, les tensions avec le Premier ministre Irakli Garibachvili sont de ce fait exacerbées. On sait que, derrière le chef du gouvernement, c’est l’ancien Premier ministre, créateur du Rêve géorgien, Bidzina Ivanichvili, qui organise en partie la politique du gouvernement. Les deux hommes sont réputés proches et, constitutionnellement, la cheffe de l’État n’a qu’un rôle symbolique. Cette influence a été critiquée par l’Union européenne qui s’est dite « profondément préoccupée par les liens personnels et commerciaux d'Ivanichvili avec le Kremlin, qui déterminent la position de l'actuel gouvernement géorgien à l'égard des sanctions contre la Russie ».

Entrée d'un restaurant de Tbilissi.

Une société géorgienne déchirée

Mais le plus inquiétant désormais est sans doute la fracture qui s’intensifie au sein de la société géorgienne. L’arrivée des déserteurs russes a eu d’importantes conséquences économiques et sociales (hausse considérable de l’inflation et des loyers, insuffisance des infrastructures de transports en commun, etc.) Outre des drapeaux ukrainiens, on a vu fleurir à Tbilissi des graffitis appelant à la haine contre la Russie, Vladimir Poutine mais aussi les citoyens russes. Le débat est désormais omniprésent et les tensions entre Géorgiens et Russes palpables. Il en résulte une difficile intégration sociale des Russes en Géorgie.

Pour légitime qu’elle puisse paraître au regard de l’histoire du pays et de sa situation géopolitique actuelle, la réticence de certains Géorgiens à tolérer la présence de populations russes immigrées risque toutefois de susciter l’expression d’une xénophobie dangereuse, apte en outre à alimenter le discours victimaire de Moscou. Certains en Géorgie en sont bien conscients et prônent l’adoption d’une politique d’intégration prudente et mesurée.

Vignette et photos : Clémence Béjot.

 

* Clémence Béjot est diplômée de l’IRIS Sup’ en géopolitique et prospective et vit actuellement à Tbilissi en Géorgie.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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