‘Poutine tue des gens en Ukraine pendant que les Russes mangent des khachapuri en Géorgie’

Des dizaines de kilomètres d’embouteillages à la frontière russo-géorgienne, des heures d’attente pour passer la douane kazakhe, des billets d’avion Moscou-Erevan atteignant 10 000 dollars. Telle est la situation à laquelle ont fait face récemment plusieurs centaines de milliers d’hommes russes en âge de rejoindre l’armée, tentant désespérément de fuir leur patrie pour contourner la mobilisation partielle et ainsi éviter l’horreur de la guerre sur le front ukrainien.


Avec l’aimable autorisation de TV Rioni (Facebook).Sur le seul mois de septembre, plus de 222 000 Russes sont entrés sur le territoire géorgien, faisant de ce pays l’un des plus prisés par les Russes fuyant leur pays après le lancement de la guerre d’Ukraine puis de la mobilisation partielle. La Géorgie présente toutefois une différence majeure par rapport aux autres pays convoités par ces candidats à l’exil : en 2008, la Russie l’a attaquée, provoquant une guerre meurtrière et l’occupation de 20 % du territoire. Cette agression a faire naître un fort sentiment antirusse au sein de la population géorgienne.

La Géorgie et l’accueil des exilés russes

Depuis 2012, les citoyens russes n’ont plus besoin de visas pour séjourner en Géorgie. Une récente extension de la période d’exemption de visa par les autorités géorgiennes permet même aux citoyens russes de vivre et travailler en Géorgie pendant un an sans visa, contre 90 jours précédemment. Prévue originellement pour promouvoir le tourisme, et alors que les Russes représentent une part significative des touristes en Géorgie, cette loi ouvre aujourd’hui aux Russes l’accès à un pays plus libre, non affecté par les sanctions internationales et où le coût de la vie est relativement faible. La Géorgie constitue dès lors un refuge pour ceux qui ne souhaitent pas combattre en Ukraine, qu’ils soient ou pas opposés aux autorités de leur pays.

Or, depuis l’invasion de la Géorgie par la Russie, un véritable sentiment antirusse s’est développé au sein de la société géorgienne. De ce fait et en raison de la similarité des récents événements en Ukraine, la majorité de la population géorgienne soutient ouvertement l’Ukraine ; dans le même temps, elle manifeste peu de sympathie pour les Russes qui fuient leur pays. C’est ainsi que le gérant d’un bar de Tbilissi, la capitale géorgienne, témoigne par son action de la défiance qui croît dans le pays face au flux d’« occupants » venant sur le territoire géorgien : il a instauré un système de QR code à l’entrée de son établissement et oblige les citoyens russes à remplir un formulaire dans lequel ils doivent, entre autres, confirmer qu’ils n’ont pas voté pour V. Poutine, qu’ils condamnent l’agression russe en Ukraine, qu’ils souhaitent « gloire à l’Ukraine », que la Crimée est ukrainienne, que 20 % de la Géorgie est toujours occupée par la Russie, qu’ils se garderont de parler russe ou encore que, une fois ivres, ils éviteront toute discussion politique...

Plus de 20 000 Géorgiens ont signé une pétition lancée en août et demandant la limitation de la durée de séjour sans visa pour les Russes et les Bélarusses à trois mois. Selon le Caucasus Research Resource Center, un organisme de recherche indépendant, 66 % des Géorgiens seraient même favorables à la réintroduction d'un régime de visas pour les Russes. L’opposition aussi réclame ce retour à un système de visas pour les citoyens venant de Russie et du Bélarus. Mais le parti au pouvoir, Rêve géorgien, officieusement piloté par le seul oligarque du pays, Bidzina Ivanishvili, qui entretient une relation étroite avec la Russie, n’a pas accédé à cette requête. Irakli Kobakhidze, le président de Rêve géorgien, a déclaré que la frontière avec la Russie ne serait pas fermée, arguant entre autres du fait que beaucoup de Géorgiens vivaient en Russie et étaient susceptibles de rentrer dans leur pays. La restriction d’entrée sur le territoire géorgien constituerait une barrière pour ces « compatriotes » qui souhaiteraient simplement revenir chez eux. I. Kobakhidze a également rappelé la très forte dépendance économique du pays à l’égard de la Russie, raison supplémentaire pour ne pas restreindre l’accès des Russes à ce petit pays du Caucase. Enfin, il a affirmé maintenir les flux migratoires russes sous contrôle, de sorte à ce qu’ils ne constituent pas une menace pour la sécurité du pays.

On constate néanmoins des signes d’évolution dans la stratégie des autorités : le 18 octobre, la présidente géorgienne Salomé Zourabichvili a déclaré que, face au « challenge » que constitue cet afflux de population russe, le gouvernement serait peut-être amené à reconsidérer sa politique libérale de visas, ouvrant la voie à une potentielle limitation du flux de Russes.

Les différentes routes de l’exil

À partir, en particulier, de l’annonce de la mobilisation partielle par V. Poutine le 21 septembre, de longs embouteillages ont été observés sur la route menant de la république d’Ossétie du Nord, en Russie, à la région de Mtskhéta-Mtianeti, en Géorgie. Des vidéos montrant des familles et des hommes seuls, à pied ou à vélo, attendant à la douane, sont devenues virales sur les réseaux sociaux. Les Russes sont passés principalement par le checkpoint Verkhny Lars-Kazbegi, le seul situé à la frontière russo-géorgienne et par lequel, donc, les étrangers peuvent entrer sur le territoire géorgien par voie terrestre. La voie aérienne a également été très prisée par les Russes, malgré la hausse de 700 % des prix des vols reliant la Russie à la Géorgie et le fait qu’il n’y a pas de liaison directe entre ces deux pays (les Russes souhaitant rejoindre Tbilissi doivent passer par Erevan, Minsk, Istanbul ou encore Bakou).

Les migrants ont aussi la possibilité de fuir vers l’Ossétie du Sud ou l’Abkhazie, deux territoires occupés par la Russie. Cependant, cette stratégie leur bloque ensuite l’accès à la Géorgie, Tbilissi considérant comme illégale l’entrée par cette voie et interdisant le passage par ces régions pour rejoindre la Géorgie. En outre, dès le 24 septembre, le média russe indépendant Meduza a affirmé que le Kremlin envisageait de mobiliser également des citoyens d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Cette annonce aurait dû inviter les migrants russes à éviter ces deux entités. Or, il s’avère que près de 2,5 millions de citoyens russes auraient passé la frontière abkhaze durant le troisième trimestre 2022, soit presque trois fois plus que durant le premier trimestre. Ces chiffres publiés par le service douanier du FSB sont toutefois à considérer avec prudence car ils indiquent le nombre de passages frontaliers, toutes causes confondues, et non le nombre de personnes qui ont effectivement migré en Abkhazie.

Si la Géorgie offre un répit aux Russes en exil et leur permet de réfléchir à leurs futurs projets, le nombre de Russes s’installant pour un temps long dans un pays tiers – dont en Géorgie –n’est pas encore connu. Selon le site Eurasianet, depuis l’appel à la mobilisation, un flux constant et soutenu de Russes a été constaté quotidiennement à l’entrée du territoire géorgien, mais il est partiellement compensé par un flux sortant de Russes quittant chaque jour la Géorgie : S. Zourabichvili estime que, depuis la mobilisation partielle, 700 000 Russes sont entrés en Géorgie, dont 100 000 se trouvaient toujours sur son territoire à la mi-novembre. Selon le ministère géorgien de l’Intérieur, au 27 octobre, 112 733 Russes s’étaient installés en Géorgie depuis janvier 2022. Ils représenteraient ainsi 3,05 % de la population totale du pays. Ces chiffres sont à mettre en perspective avec les 30 000 Russes arrivés en Géorgie entre fin février et mi-mars (tous ne sont pas restés).

Le départ vers la Géorgie d’un grand nombre de personnels potentiellement mobilisables a évidemment alerté les autorités militaires russes qui ont rapidement mis en place un poste de contrôle à la frontière. Ainsi, du 27 septembre au 21 octobre 2022, des groupes opérationnels mobiles de représentants des bureaux d'enregistrement militaire se sont positionnés au checkpoint Verkhny Lars et à celui du Nizhny Zaramag, ce dernier menant à la zone occupée de Tskhinvali (Ossétie du Sud). Grâce à ce dispositif, ils ont pu remettre plus de 180 convocations aux réservistes qui souhaitaient quitter le pays, chiffre ridiculement faible comparé à celui des passages de frontière sur la même période.

Une intégration sociale difficile

Malgré les quelques manifestations organisées par de petites centaines de Russes exilés à Tbilissi pour condamner l’invasion de l’Ukraine décidée par Vladimir Poutine, les graffitis « Russes – rentrez chez vous » ont fleuri sur les murs de la capitale, révélant la réticence d’une partie de la société géorgienne à accueillir et permettre l’intégration de ces Russes exilés mais peu mobilisés. Certains Géorgiens notent que la plupart des Russes se comportent en faisant mine d’ignorer avoir trouvé refuge dans un pays dont une partie du territoire est occupée par la Russie. Dès lors, difficile, pour nombre de Géorgiens, d’exprimer une empathie à l’égard de ces exilés peu concernés par les problèmes géopolitiques provoqués par leur pays dans son voisinage. Ils sont dès lors peu enclins à rendre confortable la vie de ces Russes de passage – plus ou moins long – en Géorgie.

La politique n’est pas le seul moteur de l’enthousiasme modéré manifesté par la population géorgienne : en effet, cet afflux de population a des répercussions économiques notables sur le pays d’accueil. En particulier, la concentration de Russes à Tbilissi (où vit près d’un tiers de la population géorgienne) a entraîné une hausse sensible du coût de la vie dans la capitale. Le prix des loyers y a presque doublé et celui de nombreux produits a augmenté de manière significative. De ce fait, beaucoup de Géorgiens ont été contraints de changer de logement, voire de revenir vers le domicile parental. L’arrivée de ces milliers de Russes fuyant la politique de leur pays a ainsi un impact direct et personnel sur la vie quotidienne de milliers de Géorgiens. D’autant que ces derniers ne sont pas directement et immédiatement intéressés au fait que cette immigration de Russes pour la plupart jeunes et bien formés suscite également des bénéfices économiques : ainsi, selon Transparency International, près de 6 400 nouvelles entreprises russes ont été enregistrées en Géorgie entre janvier et juin 2022, soit sept fois plus qu’en 2021.

Vignette : Avec l’aimable autorisation de TV Rioni (Facebook).

 

* Fantine SCHWARTZBROD est étudiante de M2 en Relations internationales à l’INALCO, spécialisée dans l’étude de l’espace post-soviétique.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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