Géorgie : une stratégie énergétique d’ancrage à l’Occident

Un an après le conflit éclair russo-géorgien d’août 2008, la stratégie de la Géorgie, visant à s’arrimer toujours plus à l’Occident en s’appuyant sur son rôle crucial en matière de transport d’hydrocarbures, ne semble pas affaiblie. L’accord préliminaire, conclu le 13 juillet 2009, pour la construction du gazoduc Nabucco, et la confirmation, quelques jours plus tard, du soutien de la nouvelle administration américaine à son égard, paraissent l’attester malgré l’existence de certaines zones d’ombre.


Pancarte en géorgien sur un grillageCe petit pays de moins de 5 millions d’habitants, situé entre l’Asie centrale et l’Europe, la mer Caspienne et la mer Noire, zone de forte concentration de ressources en hydrocarbures, entend profiter de sa position géopolitique, afin d’en faire un territoire incontournable sur le plan énergétique pour l’Europe et les États-Unis. Il s’agit pour la Géorgie de se libérer de manière définitive de l’influence de la Russie. En effet, cette dernière a toujours considéré son flanc sud (dont fait partie la Géorgie) comme vulnérable. Ce qui a pour effet de faire de l’Asie centrale un maillon stratégique du périmètre de sécurité russe.

Le Président Saakachvili ou le choix de l’Occident

Dans ce contexte géopolitique, la Géorgie, à la suite de la Révolution des roses de décembre 2003, décide de jouer la carte énergétique en s’appuyant sur l’axe horizontal États-Unis- Turquie-Asie centrale pour se dégager de l’axe vertical Russie-Arménie-Iran, qui la menace. Depuis son élection à la présidence de la République géorgienne, en janvier 2004, Mikheil Saakachvili[1] incarne cette politique pro-occidentale sans jamais y déroger, à la différence de son prédécesseur Edouard Chevardnadze, dont la politique étrangère oscillait entre la Russie et les Etats-Unis. Ce fervent défenseur du libéralisme économique entend maintenir des relations étroites avec la classe dirigeante américaine ainsi qu’avec celle des autres pays de l’OTAN.

Le corridor énergétique BTC-BTE, point d’ancrage de la Géorgie à l’Occident

Cette orientation stratégique se traduit par la participation active de Tbilissi à la politique américaine de marginalisation des voies d’acheminement énergétique par la Russie. M. Saakachvili entend transformer la Géorgie en corridor stratégique entre l’Orient et l’Occident. Au lendemain de l’éclatement de l’URSS, en 1991, les réseaux de transport énergétique des Etats d’Asie centrale étaient dominés par une logique intégratrice soviétique en direction de l’actuelle Russie. La priorité des Occidentaux est désormais donnée au désenclavement des infrastructures de transport en créant de nouveaux axes de sortie. La participation de la Géorgie à cette politique est d’autant plus nécessaire que le désenclavement par l’Iran, économiquement moins coûteux et plus avantageux, est refusé pour des raisons géopolitiques par Washington. Il s’agit de contenir la Russie, d’isoler l’Iran et de promouvoir le rôle de la Turquie dans la région. L’entrée en activité de l’oléoduc BTC, Bakou (Azerbaïdjan), Tbilissi (Géorgie) et Ceyhan (Turquie), en 2006, ainsi que du gazoduc BTE, Bakou-Tbilissi-Erzurum (Turquie), en 2007, va faire de la Géorgie un axe central de cette politique. Le premier projet, évoqué dès 1992, ne sera mis en chantier qu’à partir de septembre 2002 pour être inauguré à Ceyhan le 13 juillet 2006. Cet oléoduc s’étire sur 1 768 kilomètres, dont 249 qui traversent la Géorgie. Il détient une capacité de transport d’un million de barils par jour, soit 1 % de la demande pétrolière mondiale. Parallèle à l’oléoduc BTC, le gazoduc BTE s’étend sur 883 kilomètres, dont 248 traversent la Géorgie. Il est conçu pour transporter 16 milliards de m3 de gaz.

Ce double corridor fait de la Géorgie un point d’arrimage des Etats d’Asie centrale à l’Occident. Pour les Géorgiens, il ne s’agit pas de deux pipelines de plus. Il matérialise l’ancrage géopolitique de la Géorgie à l’Occident. Il favorise une autonomisation financière -et par conséquent politique- de la Géorgie et de ses partenaires vis-à-vis de la Russie. C’est ainsi que la Géorgie perçoit chaque année environ 60 millions de dollars en taxes de transit pour le BTC. Il fait enfin de la Géorgie l’axe central, alternatif à la Russie, pour les hydrocarbures provenant d’Asie centrale et du Caucase au moment où la Russie entend user de manière politique de ses richesses énergétiques. La deuxième guerre du gaz russo-ukrainienne de janvier 2009, qui a vu les pays de l’UE connaître deux semaines d’arrêt des approvisionnements en gaz, a confirmé avec force l’importance pour les Européens de se doter de voies d’acheminement énergétique qui ne dépendent pas de la Russie.

L’énergie, porte d’entrée de la Géorgie dans l’UE et dans l’OTAN ?

Cet ancrage géopolitique de la Géorgie, bien que réel, n’en est pas pour autant irréversible. Pour Tbilissi, tant que la Géorgie n’appartient pas à l’Union européenne ou à l’OTAN, un retour par la force dans le giron russe ne peut être exclu.

Déjà membre du Conseil de l’Europe depuis 1999, la Géorgie entend profiter de sa situation privilégiée en matière de transports d’hydrocarbures, ainsi que du soutien du président américain, pour mettre en avant les avantages d’une intégration de la Géorgie dans l’Union européenne pour la politique de sécurité énergétique de Bruxelles. Depuis la première guerre du gaz entre la Russie et l’Ukraine, en janvier 2006, l’UE se préoccupe de sa dépendance en matière énergétique vis-à-vis de la Russie[2]. L’intégration de la Roumanie et de la Bulgarie, en janvier 2007, a conduit l’Europe à vouloir devenir un acteur à part entière dans la région de la mer Noire, comme l’attestent différentes décisions récentes de ses instances[3]. Dans ce contexte, l’enjeu primordial qu’est devenue l’Asie centrale en matière énergétique place la Géorgie au centre des stratégies communautaires. Malgré les soutiens de la Pologne et des Etats baltes à cette perspective d’intégration de la Géorgie, l’argument énergétique, bien que nécessaire, reste néanmoins insuffisant pour nombre de membres de l’UE, en particulier pour l’Allemagne et la France.

Il en est de même de l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN que Tbilissi réclame depuis 2002, lors du sommet de l’Alliance à Prague, où elle avait souligné sa place géostratégique en matière énergétique et sa présence indispensable dans l’organisation, de par son rôle militaire dans les principaux conflits internationaux (en particulier le Kosovo et l’Irak). Malgré le soutien actif de l’administration Bush, la perspective d’entrée dans l’OTAN reste hypothétique, surtout après le conflit russo-géorgien d’août 2008.

Le conflit russo-géorgien d’août 2008 : un impact limité ?

Le conflit russo-géorgien d’août 2008 illustre les dangers d’une politique géorgienne un peu trop sûre d’elle-même et du soutien américain. Si l’on peut penser que la décision de la Géorgie d’envahir l’Ossétie du Sud le jour de l’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin a pu être prise avec l’aval de l’administration Bush, force est de constater que ce soutien américain n’était pas aussi fort que l’espérait Tbilissi comme a pu l’attester la relative absence des États-Unis pour la résolution du conflit. Ce choix aventurier pourrait être lourd de conséquences pour la stratégie d’ancrage à l’Occident menée par M.Saakachvili.

En septembre 2008, Suzanne Nies[4] s’interrogeait notamment sur le risque de fragilisation du corridor énergétique géorgien suite à ce conflit. Les événements de l’été 2009 semblent quelque peu infirmer cette hypothèse. L’accord préliminaire signé le 13 juillet 2009 entre l’UE, la Géorgie, la Turquie, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan pour la construction du gazoduc Nabucco indique que la Géorgie reste la voie de transit privilégiée par les Européens dans le cadre de leur politique de sécurité énergétique. La confirmation du soutien de la nouvelle administration américaine à son égard, quelques jours plus tard à Tbilissi, par la voix de son vice-Président Joseph Biden, a été accueillie avec soulagement par la Géorgie, tant la crainte d’un infléchissement de la politique de soutien des États-Unis à leur égard était importante après les discours du Président Barack Obama en faveur d’un renouveau du dialogue américano-russe.

Il n’en reste pas moins certaines zones d’ombre. La question de l’approvisionnement -et donc de la viabilité- du gazoduc Nabucco reste toujours posée. Ce d’autant que Moscou développe une diplomatie active en faveur de ses gazoducs alternatifs. Le Président B. Obama ne considère plus l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN comme une priorité. S’il continue d’aider Tbilissi dans sa politique de réarmement, il exclut toute option militaire pour la réintégration des régions occupées. Enfin, sur le terrain, Moscou maintient la pression, montrant ainsi qu’il maîtrise la situation et donc l’avenir de la Géorgie.

Eu égard à l’enjeu central de la question énergétique, et malgré des avancées certaines, la Géorgie a encore un chemin parsemé d’embûches à parcourir, avant de parvenir à s’ancrer définitivement à l’Occident.

[1] Diplômé en droit des universités de Columbia et de George Washington, il travaillera un temps à New York dans un cabinet d’avocat. Ministre de la Justice du président géorgien Edouard Chevardnadze, il quittera son gouvernement en 2001 pour désaccord sur la politique de lutte contre la corruption et entrera dans l’opposition. Il sera un des principaux animateurs de la Révolution des roses de décembre 2003.
[2] Voir Régis Matuszewicz, « La sécurité énergétique de l’UE et la crise ukrainienne de janvier 2006 », in Beurdeley (L.) et al. (dir.), La politique européenne de voisinage et la question de la sécurité, éd. Bruylant, (à paraître).
[3] En juin 2006, l’UE a décidé du principe de la construction du gazoduc Nabucco qui doit relier sur 3 000 km, d’ici 2014, l’important champ de Shah Deniz en Azerbaïdjan à la Hongrie, en passant par la Géorgie et la Turquie, mais en écartant la Russie. Les 21 et 22 juin 2007, le Conseil européen a défini une nouvelle stratégie en direction de l’Asie centrale pour la période 2007-2013 dans laquelle, pour la première fois, le dossier de l’énergie est évoqué. Le 7 mai 2009, le partenariat oriental, qui vise six pays dont la Géorgie, a été lancé. Son but est de proposer une intégration graduelle, notamment par la promotion de projets en matière énergétique.
[4] Susanne Nies, « Le conflit russo-géorgien: quel impact énergétique ? », septembre 2008, www.ifri.org (consulté le 7 juillet 2009).

* Maître de conférences en science politique, Université de Reims – Champagne-Ardenne, chercheur au MIG.

Source photo : www.minenergy.gov.ge