Guerre en Ukraine : une aubaine pour l’avenir politique de Ramzan Kadyrov?

L’intervention russe en Ukraine constitue une aubaine pour Ramzan Kadyrov, qui y voit un moyen de s’octroyer davantage d’autonomie politique. Par son utilisation de l’outil médiatique, le président de la Tchétchénie s’efforce de renforcer sa popularité, jusqu’à peut-être légitimer des ambitions fédérales. Le conflit en Ukraine paraît faire évoluer la relation tissée entre le Kremlin et le clan Kadyrov, et pourrait à terme modifier durablement les équilibres politiques.


Ramzan Kadyrov en Arabie saoudite, lors de la cérémonie de signature d’accords russo-saoudiens dans le cadre de la visite d’État du Président russe à Riyad (octobre 2019). Source : site de la présidence de Russie.Depuis quelques mois, le leader tchétchène semble mettre à profit la conjoncture qu’offre la guerre pour élargir les marges d'autonomie qui lui avaient été octroyées par le Kremlin. Par ses manœuvres politiques, Ramzan Kadyrov n’a jamais semblé aussi proche de briser le plafond de verre de l’autonomie, manifestant son aspiration à un nouveau statut au sein des élites russes. C’est ainsi par exemple qu’en août 2022, il a pris part aux discussions sur le futur des relations russo-turques lors de la visite du président R.-T. Erdogan à Sotchi(1), outrepassant avec l’accord du président russe Vladimir Poutine son statut réel au sein de la Fédération.

Entériner la distinction historique entre armée et Kadyrovtsy

Les vidéos du front ukrainien relayées par R. Kadyrov mettent en scène la distinction qui existe entre l’armée régulière russe et les Kadyrovtsy. Visuellement, ces derniers se singularisent d’abord par leurs barbes, leurs cérémoniels et leurs équipements qui diffèrent des pratiques et des matériels de dotation de l’armée russe, comme on peut l’observer notamment dans le film The Occupant(2). Mais la distinction va plus loin et se matérialise en particulier dans la doctrine d’emploi des forces. Les Kadyrovtsy ne possèdent que des véhicules de transport de troupes, des BRT-80, contrairement à l’armée russe largement blindée. La spécificité tactique des Kadyrovtsy, le combat urbain, diffère également de la stratégie pensée par le chef d’État-major russe, le général Guerassimov, qui prône le contournement du combat de haute intensité. La singularité des Kadyrovtsy apparaît aussi dans le fait qu’ils constituent la seule force militaire à base ethnique de Russie. Ce particularisme, fruit de la politique de tchétchénisation des forces de maintien de l’ordre voulue par V. Poutine pour sortir des guerres de Tchétchénie, a autorisé de fait le développement d’une force armée locale et autonome vis-à-vis du pouvoir fédéral. Ainsi, les succès tchétchènes en Ukraine sont l’occasion pour R. Kadyrov d’entériner sa spécificité et son autonomie opérationnelle dans la conduite des opérations, quitte à créer des désaccords sur le terrain(3).

Vaincre en Ukraine pour rester au pouvoir en Tchétchénie

Depuis l’arrivée au pouvoir de R. Kadyrov en 2007, les partisans de l’Itchkérie et leurs rivaux islamiques d’Emarat Kavkaz(4) ont à plusieurs reprises exprimé leur volonté de renverser militairement le clan Kadyrov, partout où il se trouvait. L’intervention en Ukraine constitue un facteur de prolongement des luttes intra-tchétchènes, alors que ces groupes constituent la dernière forme d’opposition au pouvoir du leader autocrate. La présence tchétchène en Ukraine constitue donc un effet d’aubaine pour R. Kadyrov, lui fournissant une belle occasion d’affaiblir ses opposants sous couvert de participation de la République de Tchétchénie à l’effort de guerre russe. L’élimination de ces groupes tchétchènes dissidents constitue en effet un objectif stratégique, pour R. Kadyrov comme pour V. Poutine, alors que le territoire russe est durement touché par le terrorisme caucasien depuis plus d’une décennie, attentats qui sont la démonstration de l’incapacité de R. Kadyrov à réguler l’insurrection islamiste dans sa propre république. L’intervention en Ukraine est ainsi l’occasion pour lui d’éloigner ses opposants politiques et les djihadistes locaux, en les intégrant de force dans les bataillons de volontaires(5).

Les Kadyrovtsy, un levier de promotion fédérale

En mai 2016, le Kremlin a annoncé la réorganisation partielle des forces du ministère fédéral de l'Intérieur avec la création d'une garde nationale, la Rosgvardia(6). Toujours en cours, cette réforme vise à regrouper sous la tutelle du Président russe l'ensemble des forces militarisées du ministère de l’Intérieur (MVD). Des unités autrefois contrôlées par différents ministères de forces sont donc regroupées et les missions de la garde nationale sont soumises aux décisions présidentielles. Or, ces mesures visant à améliorer le travail des forces de l'ordre russes s’appliquent également aux Kadyrovtsy. Ceci traduit une volonté de reprendre le contrôle sur les forces militaires de R. Kadyrov, jugées trop autonomes, notamment depuis l’inculpation de certains cadres impliqués dans le meurtre de Boris Nemtsov(7). La mise en place de la Rosgvardia n’a pourtant véritablement débuté qu’en 2018 et piétine toujours. En revanche, les succès des Kadyrovtsy en Ukraine permettent à R. Kadyrov de présenter ses unités comme des forces armées modèles par rapport à l’armée russe, jugée moins efficace et peu motivée. R. Kadyrov utilise son image de guerrier comme un levier de négociation avec Moscou pour maintenir son statut dans un contexte de réforme nationale. Ainsi, les succès des kadyrovtsy en Ukraine permettent par extension de présenter les forces du ministère tchétchène de l’Intérieur comme des forces armées modèles. Cette campagne de communication est en outre un moyen de passer au travers de la restructuration du commandement engagée par la réforme de la Rosgvardia. R. Kadyrov sanctuarise ainsi sa mainmise sur les forces du MVD tchétchène, celles-là mêmes qui lui ont permis de verrouiller son pouvoir en Tchétchénie. Pour renforcer son image et dépasser sa relation filiale tissée avec V. Poutine, R. Kadyrov a confirmé l’arrivée de « volontaires » tchétchènes en Ukraine pour renforcer les effectifs de l’armée régulière(8). Cet enrégimentement s’opère dans le cadre d’une domination de type féodal exercée par le Kremlin sur son vassal Kadyrov. Cette mobilisation permet surtout au leader tchétchène de démontrer sa capacité d’adaptation aux nouveaux enjeux de la guerre contemporaine. Ainsi, la promotion de ses bons résultats en Ukraine pourrait permettre à R. Kadyrov de s’arroger une légitimité pour obtenir à terme un poste fédéral dans un ministère, voire de devenir l’incarnation de la Garde nationale.

Les réseaux sociaux, un outil pour dépasser sa condition de leader régional

En juillet 2022, R. Kadyrov a publié une vidéo mettant en scène la fausse capitulation de V. Zelensky : le leader tchétchène y pose en vainqueur derrière le sosie du président ukrainien, qu’il oblige à signer l’acte de capitulation pendant que lui-même reprend son slogan « Akhmat Sila » (« Akhmat est la force », en hommage à son père)(9). Cette tribune a vocation à le présenter comme le porte-parole et le chef de guerre de l'agression militaire russe en Ukraine, afin de construire sa propre légitimité alors qu’il a été, jusqu’alors, systématiquement présenté comme le simple protégé de V. Poutine. Cette promotion agressive de l’intervention en Ukraine lui permet de devenir l’une des figures les plus influentes au sein des « partisans de la guerre » et de sembler se rapprocher davantage encore de V. Poutine, que celui-ci le veuille ou pas. L’habileté de R. Kadyrov réside dans sa capacité à communiquer de manière spontanée sur les réseaux sociaux et à manipuler la réalité, afin de promouvoir son image : celle d'un leader prétendument charismatique tant en Russie que sur la scène internationale. Non sans succès, puisque le nombre d’abonnés à son compte Telegram est passé depuis février de 60 000 à 2,5 millions(10). Ainsi, il peut apparaître aux yeux des Russes comme une personnalité politique d’envergure, déterminée et qualifiée pour remporter la victoire. Il n’y aurait qu’un pas jusqu’à ce que certains le jugent indispensable et souhaitent qu’il soit promu dans des fonctions fédérales, devenant par extension inamovible lors du départ possible de V. Poutine.

En se positionnant sur l’aile droite du Président russe, R. Kadyrov a su mettre à profit ce temps de guerre qui inaugure des changements majeurs sur la scène politique russe. Le leader tchétchène a bien compris que l’occasion était idéale pour redéfinir son statut politique. Deux scénarios prospectifs semblent se dessiner concernant son futur statut :

  • Les opposants moscovites au clan Kadyrov ne supportant plus les critiques du leader tchétchène font pression sur V. Poutine pour redéfinir les termes du contrat entre Grozny et Moscou. R. Kadyrov pourrait se voir rappeler la ligne politique fixée par Moscou, en échange de quoi il serait reconduit à la tête de la Tchétchénie et soutenu par Moscou sur des dossiers locaux.
  • Kadyrov intensifie ses critiques à l’égard des décisions des élites politico-militaires russes. Acculé par un contexte qui lui est de plus en plus défavorable, V. Poutine est mis dans l’obligation de négocier une refonte du statut de R. Kadyrov, lui donnant accès à un poste fédéral afin d’éviter la rupture totale. La personnalité du leader tchétchène étant particulièrement clivante, il pourrait être placé à un poste d’éminence grise au sein d’un ministère fédéral ou à la tête de la Rosgvardia pour galvaniser les troupes. En Tchétchénie, le pouvoir serait transmis à Adam Delimkhanov, le cousin de R. Kadyrov et actuel chef de la branche tchétchène de la Rosgvardia, qui a renforcé sa légitimité via sa présence en Ukraine. Du fait de la nature fédérale, légale et pérenne de son nouveau mandat, R. Kadyrov deviendrait alors quasiment intouchable si V. Poutine venait à disparaître.

Le modèle d’autonomie tchétchène montre aujourd’hui les fragilités du système qui l’a créé mais qui pourrait s’avérer désormais incapable de le contrôler. Cette évolution, qui s’est faite à l’occasion de la guerre lancée par la Russie en Ukraine, interroge quant à l’hyperpersonnalisation du système politique russe, forme pérenne ou condamnée à prendre fin avec le départ de V. Poutine ?

Notes :

(1) « Kadyrov na vstreche Poutina i Erdogana soglasilsya otpravitsya v Tourtsiyou » [Kadyrov a accepté de se rendre en Turquie lors de la rencontre entre Poutine et Erdogan], Kavkazskiy ouzel, 6 août 2022.

(2) «The Occupant/Окупант. Війна і мир у телефоні російського солдата » [The Occupant. Guerre et paix dans le téléphone d’un soldat russe], Oukrainska pravda/Youtube, 11 mai 2022.

(3) « V Kremle prokommentirovali zaïavleniye Kadyrova o neoudatchakh na voïne », [Le Kremlin a commenté la déclaration de Kadyrov sur les échecs de la guerre], Kavkaz realii, 12 septembre 2022.

(4) «Kadyrov: tot, komou prichlo v golovou ougrojat Rossii, boudet unitchtojen » [Kadyrov: celui qui a eu l'idée de menacer la Russie sera détruit], RIA Novosti,3 septembre 2014.

(5) Oleg Syssoev, « ”Vezout na ouboï”. Mobilizatsii v Tchetchne net, no rebiat otpravliaïout na voïnou » [‘Ils sont emmenés à l'abattoir.’ Il n'y a pas de mobilisation en Tchétchénie, mais les gars sont envoyés à la guerre], Kavkaz realii, 23 septembre 2022.

(6) Viktor Zolotov, « Federalnaïa sloujba voïsk natsionalnoï gvardii Rossiïskoï Federatsii » [Service fédéral des troupes de la Garde nationale de la Fédération de Russie (Rosgvardia)], site du gouvernement russe, avril 2016.

(7) « Soud otkazal v doprose Ramzana Kadyrova po delou ob oubiïstve Nemtsova » [Le tribunal a refusé d'interroger Ramzan Kadyrov dans l'affaire du meurtre de Nemtsov], BBC Russia, 14 octobre 2015.

(8) Ivan Karguine, « "Lioudeï obmanyvaïut". Kak i zatchem Tchetchnya otpravliaïet "dobrovoltsev" v Oukrainou » ["Les gens sont trompés." Comment et pourquoi la Tchétchénie envoie des "bénévoles" en Ukraine], Kavkaz realii, 26 avril 2022.

(9) Lisa Haseldine, « Chechen warlord Kadyrov mocks Zelensky in spoof video », The Spectator, juillet 2022.

(10) Ekaterina Bezmenova, « Programma ot Kremlya: kak telegram-kanal Kadyrova stal rouporom voïny », [Programme du Kremlin: comment la chaîne Telegram de Kadyrov est devenue le porte-parole de la guerre], Kavkaz Realii, 4 septembre 2022.

 

Vignette : Ramzan Kadyrov en Arabie saoudite, lors de la cérémonie de signature d’accords russo-saoudiens dans le cadre de la visite d’État du Président russe à Riyad (octobre 2019). Source : site de la présidence de Russie.

 

* Antoine RICHARD est diplômé d’un Master II en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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