Haut-Karabagh : quelle fiabilité institutionnelle pour un État non-reconnu?

Depuis 1994, le Haut-Karabagh reste un des conflits gelés de l’espace post-soviétique, dont on parle lors de reprises des hostilités à ses frontières, comme ce fut le cas en avril 2016. Malgré l’absence de reconnaissance internationale et de règlement au conflit avec l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh tente de s'ériger en État démocratique. Lors des négociations, son statut juridique demeure une question centrale.


Les institutions et la vie politique du Haut-Karabagh sont largement méconnues à l'étranger. Elles sont pourtant une réalité de plus en plus évidente pour ses habitants. Cette population (150 000 personnes) se dit arménienne et est représentée par une communauté d’intérêts clairement distincte de l’Azerbaïdjan. La revendication identitaire est ainsi au cœur de la volonté d’indépendance du Haut-Karabagh, selon le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

En droit international, un État n’est reconnu souverain que lors qu’il dispose d’un territoire délimité, dans lequel un gouvernement exerce ses lois sur une population homogène. Dans le contexte d’absence de reconnaissance, est-il possible de construire et de maintenir des institutions politiques et économiques fiables ? De quels attributs étatiques ce micro-État dispose-t-il? Comment exerce-t-il son autorité exclusive sur sa population ?

En entretenant des relations particulières avec l’Arménie voisine, garante de leur sécurité, les autorités du Haut-Karabagh essaient de mener une politique interne et internationale indépendante. Comment peut-on évaluer son degré d'indépendance réelle et fictive ?

L’institutionnalisation du système politique

Depuis le référendum sur l’indépendance en 1991, le Haut-Karabagh a connu cinq élections présidentielles, six élections législatives et plusieurs élections locales au suffrage universel direct. Plusieurs observateurs de pays étrangers, y compris européens et américains, invités par les autorités du Haut-Karabagh, les ont reconnues comme transparentes et conformes aux standards internationaux.

Le premier parlement du pays s’est réuni en janvier 1992, juste après la disparition de l’URSS et dans un contexte de guerre avec l’Azerbaïdjan. En 1994, après la signature du cessez-le-feu, trois lois, transposées du régime arménien, lui-même inspiré du modèle français, ont instauré un régime de type présidentiel: un parlement monocaméral est élu pour 5 ans au suffrage universel direct; le président peut dissoudre le parlement qui, lui, peut renverser le gouvernement en lui refusant sa confiance[1].


La place de la Renaissance à Stepanakert, capitale du Haut-Karabagh, siège du palais présidentiel et lieu de rassemblement (Areg Balayan, 2016).Cliquer pour agrandir.

Jusqu’à la fin des années 1990, la vie politique karabaghiote était fortement contrariée par la loi martiale, c'est-à-dire par la soumission officieuse du pouvoir politique au pouvoir militaire. À partir de 1999, la résolution des crises internes entre diverses personnalités politiques et l'engagement d'un processus de décentralisation ont joué en faveur d'une véritable institutionnalisation de l’État. Cette décentralisation est considérée par certains experts comme un signe de démocratie, comme le signe d’un certain dépassement de l'État, là où il n’est même pas encore construit. Au niveau local, le maire élu de la commune préside le conseil municipal mais détient une fonction avant tout consultative. Le conseil peut le révoquer, si un tiers de ses membres soutiennent la révocation et dispose de vrais pouvoirs d’autogestion, y compris en matière de budget[2].

Le 10 décembre 2006, le Haut-Karabagh adopte par voie de référendum une constitution (calquée sur la constitution arménienne) et se déclare «État de droit, souverain, démocratique et social». Le choix de la démocratisation répond au souci d’être reconnu comme un État fiable aux yeux de la communauté internationale. Mais le Haut-Karabagh doit affronter deux difficultés: la loi martiale, dans le contexte d’absence du règlement du conflit et de possibilité de reprise des combats, et l'héritage soviétique[3].

Les éléments précédemment cités attestent d’un éloignement clair et net du Haut-Karabagh de la tutelle juridique et administrative de l’Azerbaïdjan. L’incertitude liée à l’absence de reconnaissance internationale a conduit à un consensus dans les relations avec l’Arménie, qui s'est vue céder par le Haut-Karabagh certaines prérogatives d’État. Ces rapports rappellent une certaine forme d’association de type fédéral.

Les relations avec l’Arménie, entre économie et sécurité

Pour le Haut-Karabagh, toute communication avec le monde extérieur passe par l’Arménie. Un aéroport civil existe mais n’est pas utilisé compte tenu des menaces de l’Azerbaïdjan d’attaquer tout avion survolant le Haut-Karabagh. Le seul accès au Haut-Karabagh est la route terrestre via l’Arménie (et le couloir de Latchine/Berdzor). Entre l’Arménie et le Haut-Karabagh, un poste-frontière contrôle les voitures. Tous les étrangers, sauf les citoyens arméniens, doivent informer de leur arrivée et éventuellement montrer leur visa, obtenu auprès de la représentation du Haut-Karabagh à Erevan, capitale arménienne (visa qu'on peut également obtenir à l’arrivée, au ministère des Affaires étrangères du Haut-Karabagh). À la sortie du Haut-Karabagh, aucun contrôle n’est effectué.

Faute de pouvoir s’inscrire dans le système économique mondial et de bénéficier du soutien d'organismes internationaux, le Haut-Karabagh dépend économiquement de l’Arménie. Sa monnaie officielle est le dram arménien dont la banque centrale d’Arménie est le seul émetteur. Il n'existe pas de banque centrale à Stepanakert.

N’ayant pas de système de douane avec l’Arménie, ni d’accès direct au marchés étrangers, le Haut-Karabagh reçoit toutes les sommes qui relèvent de son export via l’Arménie sous forme de crédits interétatiques directement prélevés sur le budget de l’Arménie. Le système d’imposition du Haut-Karabagh ressemble à celui pratiqué en Arménie. Certains impôts sont moins élevés, mesure gouvernementale qui encourage les investisseurs étrangers.

Le Haut-Karabagh démontre depuis 2008 un taux moyen de croissance annuelle de 10 %. Son économie repose sur quatre secteurs: les industries minière (or, cuivre, molybdène, charbon, exportés principalement vers l’Union européenne, la Russie et les États-Unis[4]), hydro-électrique, agro-alimentaire et le tourisme (les touristes provenant principalement de la diaspora arménienne). Notons l’importance du secteur agricole pour le gouvernement du Haut-Karabagh, qui a élaboré un programme de développement de ce secteur afin d’assurer sa sécurité alimentaire[5].

Face à l’Azerbaïdjan, en pleine course à l’armement, dont le budget militaire dépasse le budget total de l’Arménie, les armées de l’Arménie et du Haut-Karabagh sont en contact direct et permanent. Il est impossible de savoir si un lien de subordination les lie et à quel degré.

Malgré son soutien à la revendication de souveraineté du Haut-Karabagh, le gouvernement arménien n’a pas officiellement reconnu son indépendance, dans le souci de ne pas nuire au règlement du conflit et à la médiation du Groupe de Minsk de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Seule garante de la sécurité du Haut-Karabagh, l’Arménie détient en contrepartie quasiment toutes les compétences régaliennes, comme la monnaie et les affaires étrangères (et en partie la défense).

L’impasse géopolitique

Dans l’attente d’une reconnaissance politique internationale, le Haut-Karabagh entretient des relations avec certains autres États non-reconnus de l’espace post-soviétique, comme l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et la Transnistrie. Ces micro-États se reconnaissent mutuellement comme indépendants et s’envoient régulièrement des observateurs pour les élections présidentielles et législatives.

Pour défendre sa cause, le Haut-Karabagh dispose en outre de sept «représentations permanentes» dans des pays qui comptent une importante communauté arménienne (Allemagne, Australie, Canada, États-Unis, France, Liban, Russie), sans compter la représentation à Erevan. Grâce à celles-ci, mais non sans difficultés et obstacles de la part du gouvernement azerbaïdjanais, le Haut-Karabagh fait entendre sa voix. Plusieurs États de l’Australie et des États-Unis ont voté des résolutions de soutien au droit à l’indépendance du peuple du Haut-Karabagh.

Par ailleurs, le Haut-Karabagh est actif dans le domaine de la coopération interparlementaire et de la coopération décentralisée. Plusieurs communes karabaghiotes ont signé des Chartes d’Amitié avec des communes françaises et américaines. Ces Chartes offrent la possibilité d’élaborer conjointement des projets de développement économique, culturel, éducatif et sportif, avec comme double objectif l’accès aux fonds étrangers et le transfert d'expérience professionnelle. Un groupe d’amitié avec le Haut-Karabagh a été créé au sein du Parlement lituanien, et depuis quelques années un cercle d’amitié de la République du Haut-Karabagh compte en son sein des élus français. Un groupe d’amitié informel avec des membres du Parlement européen a également été mis en place en 2014.

Ces efforts n’ont pas abouti à une quelconque solution politique. La raison principale semble être le fait que la question du Haut-Karabagh ne peut être dissociée du contexte géopolitique de la région du Caucase du Sud, véritable nœud gordien de voies énergétiques et d’alliances politiques complexes, où se croisent les intérêts de la Russie, de la Turquie, de l’Iran, mais également des États-Unis, de l’Union européenne et d’Israël[6].

Dans ces conditions, la liberté et la fiabilité des institutions du Haut-Karabagh, si soucieux de correspondre aux standards mondiaux, restent conditionnées au contexte géopolitique de la région, mais aussi, semble-t-il, aux développements politiques en Arménie, alliée et porte-parole du Haut-Karabagh.

En juillet 2016, le Haut-Karabagh s’apprêtait à passer à un système politique parlementaire. Mais les réformes constitutionnelles présentées en août 2016 par le président Bako Sahakian sous-tendent un renforcement du pouvoir présidentiel. D'après le porte-parole du Premier ministre, Artak Beglaryan, ce retournement est la conséquence à la fois de la guerre qui a éclaté en avril 2016, mais aussi de la conjoncture politique interne. Selon lui, ce changement reflète les souhaits de la majorité de la population, qui donnerait sa préférence à un système présidentiel fort[7]. Toutefois, pour Hayk Khanumyan, député de l’opposition, le but principal de ces réformes serait le maintien du pouvoir en place, sous l’influence du président Arménien, Serge Sarissian[8].

Notes :
[1] Pierre d’Esperonnat, Consultations électorales, un élément déterminant pour l’élaboration du statut du Haut-Karabagh, Centre Comparatif des Élections, Université de Paris II (Assas), Éditions Sigest, 2012.
[2] Sevag Torossian, Le Haut-Karabakh arménien. Un État virtuel ?, L’Harmattan, 2005, p.172-174.
[3] Op. cit., p.13.
[4] http://www.investinarmenia.am/en/import-and-export-regime
[5] Achot Beglaryan, «Le Haut-Karabagh: le chemin difficile vers l’autosuffisance économique», Gumilev Center, 2013.
[6] Bella Shakhnazaryan, « Enjeux caucasiens. Des alliances en recomposition », Policy paper-CEIS, 2012.
[7] Entretien avec Artak Beglaryan, porte-parole du Premier ministre du Haut-Karabagh, août 2016.
[8] Entretien avec Hayk Khanumyan, député du parti Renaissance nationale, septembre 2016.

Vignette : Marshall Bagramyan - Monument commémoratif (un chat T-72) à proximité d’Askeran (CC BY 2.5).

* Bella SHAKHNAZARYAN est diplômée de Sciences Po Paris, analyste et consultante sur l'espace post-soviétique.

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