Plus de quatre mois après la démission du Premier ministre V. Dombrovskis, le nouveau gouvernement reste perçu comme une solution temporaire, en attendant les élections législatives d’octobre. Sur fond de crise russo-ukrainienne, nombreux sont ceux dans le pays qui craignent une montée des tensions ethniques.
Pourquoi et dans quelles conditions Valdis Drombovskis a-t-il démissionné, le 27 novembre 2013 ? La question reste sans réponse claire et définitive. Même l’entourage de l’ancien Premier ministre en est réduit, comme tant d’autres, à émettre des hypothèses. Si celui qui dirigeait le pays depuis le 12 mars 2009 –un record national de longévité– n’est pas revenu publiquement sur cet épisode, il est possible d’avancer quelques explications plausibles.
Officiellement, l’intéressé a assumé la responsabilité politique de la tragédie qui, six jours plus tôt, venait d’endeuiller le pays[1] : dans l’émotion suscitée par le décès de 54 personnes lors de l’effondrement du toit d’un supermarché de Riga, ce geste fut le plus souvent applaudi. Était-ce pour autant au Premier ministre de démissionner dans un tel contexte, V. Dombrovskis ayant réussi à incarner une certaine stabilité politique dans un pays qui en manquait jusqu’alors ? N’aurait-il pas été plus logique et justifié que des personnes directement impliquées dans la conception, l’application et le contrôle de normes portant sur la solidité des bâtiments assument leurs responsabilités ?
Démission juste avant le passage à l’euro
Au lieu de cela, c’est le principal architecte de la politique économique du pays qui rendait son tablier à un peu plus d’un mois d’une échéance importante justifiant, dans le discours officiel, les mesures d’austérité décidées par son gouvernement: le passage à l’euro, au 1er janvier 2014. Il n’est pas exclu que V. Dombrovskis, estimant que le travail pour qualifier et préparer le pays à la monnaie européenne avait été accompli, a jugé qu’il pouvait dès lors se retirer. Techniquement, en effet, tout était prêt pour une transition en bon ordre du lats vers la monnaie européenne. Pourtant, le chef du gouvernement avait bien coutume d’affirmer vouloir « accomplir le travail » qu’il s’était engagé à faire et « diriger le gouvernement jusqu’aux prochaines élections, en 2014, et sans doute continuer par la suite – si les électeurs le veulent bien »[2].
Aussi l’annonce de sa démission a-t-elle surpris tout le monde en Lettonie. Elle est survenue aux termes d’un long entretien qu’il eut avec le président de la République, Andris Bērziņš, au matin du 27 novembre. Dans l’entourage de V. Dombrovskis, on concède qu’« on ne saura sans doute jamais » ce qui s’est dit alors. Ce huis-clos n’en a pas moins alimenté les rumeurs. L’une d’elles veut que le Président ait incité, voire poussé le chef du gouvernement à la démission et qu’il aurait même mis sur la table des éléments compromettants. Selon nos informations de première main, le cabinet présidentiel s’est assuré que, lors de la conférence de presse qui s’ensuivit, des journalistes demandent bien au Premier ministre s’il ne devait pas démissionner à cause du drame, au cas où ce dernier aurait été réticent à l’annoncer. D’après une autre de nos informations, V. Dombrovskis aurait confié à une personne, avant ladite réunion, qu’il avait l’intention de donner sa démission.
Ces éléments ne sont pas nécessairement contradictoires. Le Président et le Premier ministre pouvaient finalement en être arrivés à la même conclusion. Et ce, pour des raisons divergentes.
Pour V. Dombrovskis, elles seraient de plusieurs ordres. Aux manettes lettones depuis quatre ans et neuf mois, il pouvait secrètement aspirer, à 42 ans, à autre chose qu’un nouveau mandat en cas de bons résultats aux législatives du 4 octobre prochain. Depuis, sa candidature –qui a fait long feu– à l’investiture du Parti populaire européen pour briguer la présidence de la prochaine Commission européenne a confirmé l’ampleur de ses ambitions extra-lettones. Ayant été montré en exemple par diverses capitales européennes, Berlin en tête, et par le Fonds monétaire international (FMI) pour sa politique de « sortie de crise », il peut fort bien avoir été tenté, l’an dernier, de capitaliser sur la « success story » lettone.
La catastrophe du supermarché de Zolitūde aurait alors constitué pour lui une occasion, aussi dramatique fût-elle, de sortir la tête haute, et ce suffisamment tôt avant le scrutin législatif pour que son parti et la coalition gouvernementale aient le temps de se réorganiser en vue de cette échéance.
À Riga, certains supputent que, lors de leur entretien en tête-à-tête du 27 novembre, le Président et celui qui était encore Premier ministre aient négocié certains points. En particulier, une garantie du premier, en échange d’une démission, que le second serait bien le prochain commissaire letton après le renouvellement de l’exécutif européen. En tout cas, l’ancien Premier ministre est en lice pour retrouver son mandat de député européen. V. Dombrovskis aurait également été enclin à partir en raison de dissensions au sein du gouvernement. « Valdis avait de plus en plus de mal à gérer la coalition, c’était chacun pour soi », y compris parmi les ministres issus du même parti que lui (Vienotība, Unité, formation libérale-conservatrice), note-t-on dans son entourage. « Il n’était pas du genre à entrer en conflit pour imposer son point de vue », ajoute un ancien collaborateur.
Le rôle du Président Bērziņš
Pour le Président Bērziņš, une démission du Premier ministre présentait quelques avantages. D’abord, elle permettait, sans donner l’impression de le désavouer, d’offrir une assise parlementaire plus large à la coalition gouvernementale en vue de la bataille législative à venir contre le camp « russe » plus ou moins rassemblé sous la bannière du Centre de l’harmonie de Nils Ušakovs, le maire de Riga. Si ce parti devait, comme au scrutin du 17 septembre 2011, terminer en tête, mieux vaudrait alors lui opposer un front « letton » uni pour continuer à le maintenir hors du jeu gouvernemental. Et comment mieux s’y prendre qu’en permettant à tous les partis « lettons » de siéger dans la coalition au pouvoir, avec les profits que cela peut représenter ?
C’est ainsi que l’Union des verts et des paysans (ZZS), soutenue par l’oligarque Aivars Lembergs, a pu réintégrer le gouvernement nommé en janvier 2014 par la nouvelle Premier ministre, Laimdota Straujuma (Unité). Ce faisant, le Président –et c’est le second avantage à ses yeux– renvoyait l’ascenseur à A.Lembergs, maire en principe déchu (en raison de ses ennuis avec la justice) mais de facto toujours en exercice de la ville portuaire de Ventspils. C’est grâce à ce dernier, entre autres, qu’A. Bērziņš, ex-banquier élu député sous étiquette ZZS, avait pu vaincre le sortant, Valdis Zatlers, lors de la présidentielle de juin 2011[3].
Le retour de la ZZS au gouvernement, après plus de deux ans dans l’opposition, représente une revanche pour A. Lembergs. Certes il a échoué dans sa reconquête du ministère de la Protection de l’environnement et du développement régional, qui passe pour être particulièrement intéressant en raison des fonds européens y transitant. Le parti peut se consoler avec deux autres portefeuilles bien dotés, l’Agriculture et la Défense, ainsi qu’avec les Affaires sociales.
Ce retour consacre également la perte d’influence de V. Zatlers et de son Parti de la réforme, qu’il avait créé à l’été 2011 au nom d’une transparence accrue, de la lutte contre les oligarques et la corruption. Bien que cette formation, arrivée en deuxième position aux dernières législatives, dispose de trois ministères (Affaires étrangères, Économie et Intérieur) sur les treize que compte le gouvernement Straujuma, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même et son absorption par Unité apparaît désormais inévitable.
Si l’on ajoute à tout cela les tiraillements internes à Unité, rassemblement parfois contre nature de divers courants allant du centre à la droite nationaliste, et les tentations radicales traversant l’Alliance nationale (nationaliste), l’équipe gouvernementale en fonction depuis le 22 janvier paraît fort hétérogène. Personne en son sein n’a toutefois intérêt à la voir éclater dans les mois à venir, qui seront marqués par les élections européennes du 24 mai 2014 et les législatives d’octobre. L. Straujuma « est suffisamment diplomate pour éviter les ruptures », note une personne qui l’a côtoyée un temps.
Le ciment ukrainien
Première femme à diriger un gouvernement letton, sera-t-elle encore à son poste lors de la présidence du Conseil de l’Union européenne qu’assumera le pays au premier semestre 2015 ? Peu d’observateurs parient sur son maintien après les législatives, même en cas de victoire de son camp. Choisie en raison de désaccords entre Unité et le Président à propos de trois autres candidats proposés au préalable, cette placide technocrate de 62 ans pourrait néanmoins surprendre. Membre d’Unité depuis janvier seulement (après un passage au Parti populaire, création de l’oligarque Andris Šķēle), elle a fait le gros de sa carrière aux ministères du Développement régional et de l’Agriculture (en tant que ministre notamment, d’octobre 2011 à janvier 2014)[4]. Sa bonne connaissance des régions pourrait s’avérer être un atout.
Disparate, la coalition qu’elle dirige se voit offrir, bien malgré elle, un ciment de premier ordre avec la crise ukrainienne. Les agissements russes en Crimée confirment, notamment mais pas exclusivement aux yeux des Lettons de souche, tout le mal qu’ils pensaient du Président Vladimir Poutine. Comme en Lituanie et en Estonie, on n’hésite plus à parler de retour de la Guerre froide. On dresse des parallèles entre l’annexion des pays baltes par l’Union soviétique dans les années 1940 et celle de la Crimée par la Russie aujourd'hui. On s’inquiète des conséquences de la crise ukrainienne, notamment sur l’économie nationale qui pourrait pâtir de sanctions européennes à l’encontre de Moscou[5]. Plus encore, on redoute l’apparition de conflits ethniques et leur instrumentalisation par les autorités russes.
Du côté de la population russophone de Lettonie (37 % de la population), l’inquiétude existe, notamment quant à l’avenir de l’enseignement en langue russe. L’Alliance nationale (14 % des suffrages aux législatives du 17 septembre 2011) avait émis un préalable à son maintien au gouvernement, en janvier dernier, réclamant la fin de cet enseignement dans les écoles des minorités. Jusqu’à présent, L.Straujuma n’a pas dissipé le malaise né de cette proposition, perçue par les personnes concernées comme une atteinte à leurs droits élémentaires. Une telle mesure, si elle était mise en application, donnerait à Moscou des arguments pour attaquer la Lettonie sur le dossier linguistique, au moment où V. Poutine s’est fixé la mission de protéger les droits des populations ethniquement russes vivant hors de la mère patrie.
Qui, en Lettonie, profitera le plus de ce regain de tensions lors des législatives d’octobre ? Les partis les plus radicaux pourraient sortir renforcés des urnes. L’Alliance nationale donc, côté letton. Côté russe ? L’Union des Russes de Lettonie, nouveau nom du parti de la député européenne Tatiana Ždanoka, a multiplié les manifestations pro-russes à Riga et affiché son soutien à l’annexion russe de la Crimée tout en se rapprochant du parti de Vladimirs Lindermans, Pour la langue natale. Mais leur audience en Lettonie reste plus que limitée. Sur un tout autre terrain, N. Ušakovs (Centre de l’harmonie, parti de gauche et à l’origine russophone)[6], a veillé jusqu’à présent à ne pas jeter d’huile sur le feu. Volonté réelle de ne pas envenimer la situation ou pure tactique ?
Notes :
[1] Céline Bayou et Eric Le Bourhis, « Démission du Premier ministre letton : Un geste à la fois populaire et stratégique », Regard sur l’Est, 1er décembre 2013.
[2] « Lettonie, Sortie de crise mode d’emploi », Entretien accordé à l’auteur pour Politique internationale, n°138, Hiver 2013.
[3] Antoine Jacob, « La Lettonie à l’heure de l’empoignade », Regard sur l’Est, 15 juillet 2011.
[4] « L’ascension Straujuma », billet mis en ligne le 7 janvier 2014 sur le blog de l’auteur.
[5] Céline Bayou, « Lettonie : En attendant les sanctions économiques contre la Russie », Regard sur l'Est, 18 mars 2014.
[6] Céline Bayou, « Nils Ušakovs, maire pragmatique d’une société de gauche psot-ethnique ? », Regard sur l’Est, 15 décembre 2013.
Vignette : Antoine Jacob, juin 2012.
* Antoine Jacob est journaliste basé à Riga, auteur du livre Les pays baltes, un voyage découverte (éd. Lignes de repères, Paris, 2009) et du blog Nordiques & Baltes (http://jacobnordiques.blogspot.com) Twitter : @jacob_nordic