Entretien avec Alena Makouskaya : « Soyons Bélarusses ! »

Malgré un processus de « bélarussianisation » initié par le bas depuis une dizaine d’années, la langue bélarussienne serait en voie de disparition si l’on en croit la classification de l’UNESCO. Alena Makouskaya, qui ne s’y résout pas, coordonne une campagne culturelle d’éveil national.


Alena Makouskaya et sa collègue Nina Shydlouskaya Un sondage réalisé en 2012 par la société privée Novak a montré que seulement 3,9 % des personnes interrogées au Bélarus disaient utiliser quotidiennement la langue bélarussienne(1). Cette situation s’explique, d’une part, par l’histoire d’un pays longtemps dominé par des puissances étrangères (il a subi la polonisation, la russification et la soviétisation) et, d’autre part, par la politique de russification menée par les autorités nationales depuis l’indépendance. Le président Aliaksandr Loukachenka a en effet toujours valorisé une seule période de l’histoire bélarusse : l’époque soviétique.

Cependant, à partir de 2010, on a observé au Bélarus un regain d’intérêt pour l’identité nationale : la langue bélarussienne a plus mobilisé, le port des blouses brodées traditionnelles (la célèbre vychyvanka est également un objet national en Ukraine) s’est développé, quelques monuments aux héros précédemment ignorés ont été érigés... Ironie de la situation, ce processus de « bélarussianisation » initié par le bas tendrait aujourd’hui à être récupéré par les autorités bélarusses qui veulent ainsi marquer leur autonomie vis-à-vis de Moscou(2).

Alena Makouskaya, membre de l’Union des Bélarusses vivant à l’étranger « Batkauchyna » (Patrie), coordonne la campagne culturelle d’éveil national « Budzma belarusami ! » (Soyons Bélarusses !). Elle a répondu à nos questions.

Comment avez-vous eu l’idée de cette campagne ?

Je travaille depuis 1992 pour « Batkauchyna » (Patrie), une association basée à Minsk. Nous avons remarqué que les Bélarusses installés à l’étranger – surtout en Russie – se sont très vite assimilés. Et nous avons compris que le problème venait du Bélarus. Avec d’autres organisations culturelles et éducatives bélarusses, nous avons donc organisé en 2008 une campagne, baptisée « Budzma belarusami ! » (Soyons Bélarusses !) dont l’objectif est de montrer que la culture bélarusse et la langue bélarussienne peuvent être « tendance ».

Comment les Bélarusses perçoivent-ils la langue bélarussienne ?

Après l’arrivée au pouvoir d’A. Loukachenka en 1994, un clivage est apparu (dès les années 1996-1997) dans la société bélarusse au sujet de la langue : alors que la société civile se divise entre ceux qui se veulent loyaux vis-à-vis des autorités et ceux qui s’opposent à ces dernières, la langue est devenue le marqueur des personnes et des organisations qui s’affirmaient comme critiques vis-à-vis du Président. Ce fut le cas, en particulier, du parti du Font national bélarusse (BNF) et de son leader(3) qui s’exprime exclusivement en bélarussien. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, lorsque quelqu’un parlait cette langue dans la rue, la réaction des passants était souvent négative ; la personne pouvait même être arrêtée par la police.

Nous avons commandé en 2009 à Novak un sondage au sujet des perceptions identitaires des Bélarusses. Or, il a montré que les locuteurs de bélarussien étaient mieux perçus qu’auparavant : presque 50 % des sondés considèrent les premiers comme des patriotes. Ils ne sont que 4 % à les associer à l’opposition et 5 % à les percevoir comme des campagnards (durant l’époque soviétique, les gens qui déménageaient dans les villes essayaient, pour s’intégrer, de passer rapidement au russe). En outre, 5 % des personnes interrogées les considèrent comme faisant partie de l’élite. Ce sondage révèle aussi que la langue bélarussienne est perçue comme relevant du patrimoine national, perception ambiguë : les gens souhaitent recevoir passivement des informations dans cette langue mais ils ne sont pas prêts à l’utiliser au travail, dans les affaires ou dans l’armée.

Dans les villages, la population parle souvent un mélange de russe et de bélarussien. Ce dernier devient alors la langue de la ville, des jeunes, de l’élite nationale, des écrivains et des musiciens. Actuellement, si tu parles en bélarussien, ton interlocuteur a tendance à te prendre pour un professeur de bélarussien ou pour quelqu’un qui travaille dans le domaine culturel. Avec notre campagne « Budzma belarusami ! », nous voulions également dépolitiser la langue bélarussienne, élargir la sphère de son influence.

À Minsk, il y a de plus en plus de publicités en bélarussien. À quoi est liée cette nouvelle tendance ?

Lors du sondage de 2009, plus de 50 % des personnes interrogées ont dit qu’elles ne seraient pas opposées à des pubs en bélarussien. Nous avons ainsi organisé au cours de l’année suivante le premier festival de publicité en bélarussien « Adnak ! » : lors de la conférence de presse qui a suivi, certains participants ont exprimé leurs doutes quant à la place de la langue bélarussienne dans les publicités. Nous avons tout de même organisé un nouveau festival l’année suivante et avons constaté que la participation avait augmenté. En tout, nous avons monté sept festivals annuels successifs. Et, durant ces années, nous avons constaté que la quantité d’annonces en bélarussien ne cessait de croître. Nous sommes heureux d’avoir contribué à cette tendance. En outre, certaines grandes entreprises étrangères, comme Samsung par exemple, ont pensé qu’elles vendraient plus facilement sur notre marché en présentant leur produit comme « local » ; elles se sont donc aussi lancées dans des actions de promotion en bélarussien. Ce qui a également motivé les producteurs locaux pour suivre leur exemple.

Les Bélarusses sont connus pour avoir une identité nationale qui se base davantage sur un ancrage territorial que sur une appartenance culturelle et historique. Comment se perçoivent-ils eux-mêmes en tant que groupe ?

Selon les résultats des focus groups établis en 2009, les sondés ont décrit les Bélarusses en leur attribuant des adjectifs positifs mais à connotation passive, tels que hospitaliers, tolérants, gentils. Par contre, ils se sont eux-mêmes caractérisés, individuellement, avec des qualificatifs plus actifs. Nous avons compris qu’il fallait changer ces stéréotypes imposés par le discours médiatique pro-gouvernemental. Ioulia Liachkevitch, professionnelle de la publicité, a eu l’idée de présenter les Bélarusses comme un peuple passionné, et a mis en avant des périodes de l’histoire au cours desquelles ce peuple a pu se considérer comme gagnant. Elle a aussi eu l’idée de créer un film d’animation qui présente l’histoire bélarusse en cinq minutes(4).

Budzma Belarusami, cadre du film d’animation évoquant l’histoire bélarusse.

Budzma Belarusami !, cadre du film d’animation évoquant l’histoire bélarusse.

En 2012-2013, nous avons monté un autre projet que je trouve très intéressant, intitulé « En quête du dragon » (U pochukah tsmoka). En effet, dans le cadre des fameux focus groups, nous avons également constaté que les gens s’identifiaient à des symboles véhiculés durant la période soviétique tels que le bison ou la cigogne, alors qu’on ne trouve pas ces animaux dans les contes et légendes bélarusses. En revanche, on y trouve des dragons ! Nous avons donc eu l’idée de recourir à un dragon, personnage qui peut être charismatique, et nous l’avons soumis à des représentants du ministère du Tourisme et à des entreprises touristiques. Dans la foulée, les équipes de basket – féminine et masculine – de Minsk ont demandé si elles pouvaient adopter le nom de « Tsmoki-Minsk » (Dragons de Minsk) en lieu et place de « Minsk-2006 » qu’elles jugeaient peu attractif. Ce symbole vit désormais indépendamment de nous et l’on trouve des entreprises qui l’utilisent pour commercialiser leurs produits.

L’objectif de ce projet était de montrer aux producteurs bélarusses que, s’ils veulent se distinguer des autres producteurs sur les marchés extérieurs à l’heure de la mondialisation, ils peuvent puiser dans la culture et l’histoire bélarusses, qui sont très riches.

Le dragon, mascotte de l’équipe de basket Tsmoki-Minsk

Le dragon, mascotte de l’équipe de basket Tsmoki-Minsk (photo Budzma Belarusami)

Est-ce que les autorités bélarusses se saisissent actuellement de cette tendance et accordent plus de place à la langue bélarussienne dans la sphère publique ?

Au Bélarus, il y a de gros soucis avec le respect du droit à la langue. Seulement 3 % des lois sont publiées en bélarussien, les fonctionnaires parlent russe... Nous ne voyons pas beaucoup de « bélarussisation douce » émanant des autorités. Certes, on ne nous punit plus pour son utilisation. Depuis 1995, il y a deux langues officielles dans le pays mais nous n’avons pas d’organe, comme au Canada, qui surveille la parité de leur utilisation dans la sphère publique. Et le bélarussien n’est pas encouragé par les autorités. En 2018, seuls 11,1 % des enfants étaient scolarisés en bélarussien, contre 16,6 % en 2012(5). Ce phénomène s’explique à la fois par l’urbanisation (car les écoles en bélarussien sont, pour la plupart, à la campagne) et par la politique de russification, qui se traduit par exemple par l’absence d’université ou de haute école enseignant en bélarussien.

Les autorités deviennent-elles plus tolérantes vis-à-vis des organisations de promotion de la langue bélarussienne et de la culture bélarusse ?

Cela dépend vraiment de la période de comparaison. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, quand l’opposition était plus forte et les autorités moins sûres de garder le pouvoir, les répressions étaient plus visibles.

Actuellement, le pouvoir a par exemple établi des listes de personnes qui se voient systématiquement refuser l’accès à certains locaux publics si elles veulent organiser un événement. Il est difficile de qualifier cela de répression car, quand on reçoit un refus, la raison donnée est toujours technique (non disponibilité, travaux). Tu ne peux pas médiatiser cette obstruction car, si tu le fais, tu seras ensuite interdit dans une autre région où tu veux organiser un événement. Certes, la coopération avec les régions dépend largement des autorités locales et il n’y a pas de décision formelle ou informelle au niveau national en vue de soutenir des organisations indépendantes de promotion de la langue et de la culture. Mais c’est tout de même une question de priorité : est-ce que tu privilégies tes activités de long terme ou une courte campagne émotionnelle dans les médias ?

Autre exemple, si les médias gouvernementaux – majoritaires dans un pays où les gens accèdent à l’information essentiellement par la télévision – parlent de nos projets, ils ne vont pas mentionner le nom de notre organisation. Nous sommes invisibles pour l’État. Cela aussi s’apparente à une forme de répression.

Notes :

(1) Se reporter aussi au dossier dirigé par Anaïs Marin et Horia-Victor Lefter, « Portrait du Bélarus », Regard sur l’Est, 19 juin 2014 ; voir, notamment : Engerran Massis, « Le bélarussien : bilan et perspectives d’une langue nationale ».

(2) Anaïs Marin, « Belarusian Nationalism in the 2010s: a Case of Anti-Colonialism? Origins, Features and Outcomes of Ongoing ‘Soft Belarusianisation’ », The Journal of Belarusian Studies, n°9 (2019), pp. 27-50.

(3) Zianon Pazniak a été candidat lors de l’élection présidentielle de 1994, face à A. Loukachenka.

(4) Pour visionner le film.

(5) « Sitouatsia petchalnaïa : za korotkoe vremia v Belaroussi istchezlo potchti 500 chkol gde outchat na belarouskom » (Triste situation : en peu de temps, près de 500 écoles où l’on enseigne en bélarussien ont disparu au Bélarus), Kyky.org, 9 mars 2020.

 

Vignette : Alena Makouskaya et sa collègue Nina Shydlouskaya (photo Budzma belarusami !).

* Ekaterina Pierson-Lyzhina est doctorante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles.

 

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