Islam au Kirghizistan : émergence d’une mode ou radicalisation profonde?

Peuplé de huit millions d’habitants, le Kirghizistan fait figure d’exception face aux régimes autoritaires de la région. Considéré comme la Suisse d’Asie centrale par ses montagnes (95 % du territoire) mais aussi par sa démocratie, il permet à ses citoyens de s’exprimer et de revendiquer leurs convictions. Ainsi, on remarque que, depuis 2020, l’islam s’exprime avec force dans le pays. L’apparition du voile, des menus halal dans les restaurants, des changements comportementaux ou encore l’augmentation du nombre de mosquées sont, pour cette république laïque et anciennement socialiste, des nouveautés mais aussi des sources d’inquiétudes.


Jeunes filles portant le niqab, place Ala-Too, Bichkek, Kirghizistan, 2023 (photo de l’auteur).Alors que, du temps de l’Union soviétique, les bolchéviques arrachaient les voiles islamiques de la tête des jeunes femmes au Turkestan, interdisaient les mariages polygames et les traditions liées aux dots, le paysage sociétal au Kirghizistan semble aujourd’hui en pleine mutation, exprimant notamment un retour vers le religieux.

Entre nationalisme et recherche d’identité nationale

Lorsque l’URSS a disparu en 1991, chacune des ex-républiques musulmanes d’Asie centrale a adopté sa propre Constitution, le point commun de ces textes étant la laïcité, sorte d’héritage de l’ancienne Union socialiste. Cette laïcité n’est pas comparable à celle qui prévaut par exemple en France : le Président kirghiz prie le jour de l’Aïd et les représentants gouvernementaux aiment à être photographiés à la mosquée. En la matière, le clientélisme des politiciens rime avec une forme de nationalisme qui passe notamment par l’expression de la foi. Il est vrai que la nation, qui n’existait que sous la forme d’une entité socialiste et, auparavant, d’une région de l’Empire russe, ne peut pas se prévaloir d’un héritage « gravé dans la pierre », comme une nation européenne. Fruit des conquêtes de différents empires et d’une culture nomade, le peuple kirghiz s’attache à sa culture en remontant loin dans le passé. Cela commence par la dot (interdite durant la période soviétique), dont l’application aux jeunes mariés est justifiée par le respect de la tradition. Il en va de même avec le sacrifice d’un animal, « pour faire couler le sang » lors d’un enterrement, ou avec le « kidnapping », c’est-à-dire le mariage forcé, voire le viol, traditions désormais interdites mais qui subsistent encore dans certaines régions reculées.

Pour masquer nombre de dysfonctionnements internes, les gouvernants laissent ainsi le peuple se replier sur ces traditions, l’expression de l’identité musulmane du Kirghizistan étant en outre perçue comme contribuant à briser des siècles de domination russe. L’islam permet en effet aux autorités d’affirmer l’indépendance et les caractéristiques propres d’une région qui se veut différente du monde russe chrétien ou soviétique athée. En outre, cette expression religieuse permet de se rapprocher d’une entente centrasiatique. On note que le nord du pays, frontalier du Kazakhstan et de la Chine, première région occupée par la Russie impériale, est moins conservateur que le sud, qui a longtemps résisté à l’expansion russe, ce qui explique des perceptions différentes des traditions.

L’islam est apparu en 751 sur le territoire du futur Kirghizistan, à l’issue de la bataille de Talas qui opposa la Chine à l’Empire abbasside. Il s’est mélangé aux traditions locales et n’a jamais été pratiqué comme celui prévalant en Arabie. Une grande tolérance a ainsi toujours été de mise au Kirghizistan, où le chamanisme et les pratiques mystiques nomades se sont mêlés à cet islam apparu de manière postérieure. Pourtant, selon les Kirghizs, l’islam fait partie de la culture de leur pays depuis les origines : c’est la religion du peuple (87 %) et la propagation de ses doctrines est un impératif. Dès lors, l’expression du nationalisme kirghiz tend parfois à prendre des accents de radicalisme, même si celui-ci est nié. Seulement, le contresens est là : comment être nationaliste, c’est-à-dire par exemple promouvoir les vêtements traditionnels nomades, qui ne recouvrent pas le visage des femmes, mais également accepter le voile qui, lui, le couvre ? De même, comment promouvoir la consommation du koumis, cette boisson traditionnelle contenant une petite part d’alcool du fait de la fermentation, tout en le déclarant non « halal » ?

Le Covid-19 et son impact sur la jeunesse kirghize

Les crises sont généralement propices à un retour vers la spiritualité. Au Kirghizistan, le confinement, l’appauvrissement et les morts, conséquences du Covid-19, ont eu notamment pour effet de susciter un intérêt pour l’étude de la religion musulmane. Nombre de jeunes Kirghizs, cloitrés chez eux, ont partagé des contenus émanant des réseaux sociaux, en particulier produits par des influenceurs résidant dans les monarchies du Golfe. Depuis Dubaï, pays riche et musulman, ces derniers ont prôné l’islam comme seule voie à suivre dans ce contexte anxiogène. De nombreuses influenceuses portant le voile islamique ou d’autres vêtements de tradition arabe inconnus des jeunes Kirghizes, leur ont montré la marche à suivre avec un certain succès : entre 2021 et 2024, le nombre de femmes portant le voile à considérablement augmenté au Kirghizistan.

Le phénomène touche exclusivement des jeunes femmes ou des jeunes filles, sujettes à suivre ces tendances émanant des réseaux sociaux. C’est ainsi que le nombre de magasins vendant des produits « islamiques » (livres, pommades, crèmes…) a été démultiplié en quelques années, alors que ce type de structure était auparavant inexistante. Ces magasins veillent à couvrir les yeux de leurs mannequins. Dans la même logique, les jeunes femmes effacent leurs photos sur les réseaux sociaux et, à la place, partagent des sourates du Coran, des photos faisant la promotion des valeurs islamiques ou des chansons en arabe, langue qu’elles ne comprennent absolument pas. Dans le paysage des villes sont apparus des restaurants proposant des cartes halal. Le nombre de participants à la prière annuelle pour l’Aïd en place publique a triplé en 2022 par rapport à l’année précédente, a encore augmenté en 2023, pour atteindre un score inégalé en 2024.

Simultanément, la Turquie, le Qatar et les Emirats investissent massivement dans le pays en y construisant des mosquées. Dans des villages dépourvus de route et privés d’eau courante se dresse désormais systématiquement une mosquée. Alors que seul le Sud était auparavant réputé pour son conservatisme religieux et social, c’est désormais l’ensemble du pays qui est concerné. Mal informées, les jeunes femmes confondent religion et tradition : le voile n’a en effet jamais fait partie de la culture kirghize, tout comme les pratiques sunnites arabes. Quant aux hommes, la culture patriarcale et le renforcement de leur place dans la société (en rupture totale avec l’élan égalitaire sous le socialisme) ne semblent pas les déranger.

L’implantation d’un islam conservateur permet également au gouvernement du président Japarov (élu en 2020 après la troisième révolution kirghize) de renforcer son pouvoir. Le chef de l’Etat ne manifeste dès lors aucune hostilité à cette nouvelle orientation religieuse conservatrice du pays. C’est une façon d’acquérir les bonnes grâces de la population lorsqu’il décide de revenir au régime présidentiel ou d’impliquer massivement le GKNB (Comité d’Etat pour la sécurité nationale) dans les affaires de l’Etat. Le désintérêt des Kirghizs pour la politique, concomitant à l’accroissement de celui manifesté pour la religion, chose encore impensable il y a quelques années, arrange dans une certaine mesure les autorités. Si le Kirghizistan a longtemps fait figure d’exception pour son expression démocratique, réalisant trois révolutions (2005, 2010 et 2019) et se dotant, fait unique en Asie centrale, d’une Présidente à la tête de l’Etat (2010), cet élan a été cassé avec le confinement et le renforcement, à partir de 2020, du pouvoir exécutif. Ce dernier enchaîne les décrets impopulaires, interdit les rassemblements et délocalise les locaux de la présidence loin du centre-ville, sans provoquer de nouvelles manifestations.

Perspectives d’une affirmation religieuse

En affirmant son identité religieuse, le Kirghizistan multiplie également les partenariats avec le monde musulman, que ce soit avec les pays turciques ou avec les pays arabes, ce qui correspond à la nouvelle ligne de Bichkek, qui souhaite amoindrir l’influence de la Russie. Il n’en reste pas moins que la tendance religieuse conservatrice adoptée par une part de la population, et qui émane des réseaux sociaux, ne s’appuie pas sur une base solide.

La liberté religieuse totale laissée aux Kirghizs durant la décennie 1991 a eu des conséquences intéressantes : contrairement au Tadjikistan, le pays n’a pas basculé dans une guerre civile ; puis, contrairement à l’Ouzbékistan, aucun mouvement fondamentaliste n’y a menacé avec une telle ampleur le pays, hormis quelques escarmouches islamistes au sud du pays dans les années suivant l’indépendance. Récemment en revanche, on note que plusieurs personnes ont été arrêtées à Bichkek, au motif de projets d’attentats terroristes. De la littérature émanant de l’organisation Etat islamique ou d’autres prédicateurs a été retrouvée sur ces personnes, notamment dans des villages du Sud. Le risque d’un islamisme radical pousse le Kazakhstan et le Kirghizistan à coopérer sur le sujet de la menace terroriste qui, certes, n’a jamais frappé le territoire kirghiz. Désormais, lors du passage terrestre à la frontière kazakhe, il est systématiquement demandé de présenter ses livres : la « propagande religieuse » est interdite au Kazakhstan et strictement surveillée au Kirghizistan.

Problème supplémentaire et qui contribue à la modification en profondeur du paysage au Kirghizistan, cette jeunesse qui maîtrise mal les principes de l’islam est confrontée à une élite qui, elle, fuit le pays pour de nouvelles opportunités salariales. Abandonnés, ceux qui ne peuvent partir ont tendance à se replier encore plus que leur nationalisme et leur conservatisme.

Vignette : Jeunes filles portant le niqab, place Ala-Too, Bichkek, Kirghizistan, 2023 (photo de l’auteur).