Ivanovo : la ‘ville des fiancées’ ou l’impossible émancipation féminine des Russes

À Ivanovo, chaque 28 mai, des dizaines de jeunes femmes en robe de mariée défilent dans les rues pour faire honneur au surnom que porte la ville depuis le milieu du 19ème siècle : la Ville des fiancées.


Ivanovo, la Ville des Fiancées.Ivanovo est une ville russe de taille moyenne, forte de 400 000 habitants en 2020 et située à 250 km au nord-est de Moscou. Ville d’origine de l’écrivaine Nathalie Sarraute et figurant parmi l’illustre liste des cités de l’Anneau d’or(1), elle échappe néanmoins au radar des guides touristiques. En fait, outre par ses églises, cathédrales à bulbes et paysages typiques, la ville est connue pour un phénomène assez étonnant. Depuis l’époque de la Russie impériale, Ivanovo et sa région sont spécialisées dans l’industrie légère, essentiellement textile : le coton et le lin sont ses terrains de jeu. Quelque peu délaissée par le pouvoir central soviétique au 20ème siècle au profit de l’industrie lourde, l’industrie textile est néanmoins restée l’apanage d’Ivanovo du fait de l’expérience historique locale en la matière. La ville est ainsi devenue le principal lieu de production textile du pays. Durant la période soviétique, la ville comptait une quarantaine d’usines de filage ou de tissage, employant majoritairement des ouvrières. Caractéristique plus rare, la plupart des entreprises d’Ivanovo étaient également dirigées par des femmes. Ainsi, à partir de la Seconde Guerre mondiale, le ratio hommes/femmes d’Ivanovo s’est largement déséquilibré pour atteindre deux tiers de femmes pour un tiers d’hommes au sortir de la guerre(2). Comme ailleurs en URSS, mais de manière encore plus accentuée du fait de ces traits spécifiques, les jeunes femmes des campagnes avaient été mobilisées pour venir travailler dans les fabriques tandis que les jeunes hommes étaient envoyés au front. Conscient du problème que cette disparité pouvait engendrer, le gouvernement soviétique implanta après-guerre quelques usines de construction de machines afin d’attirer la gent masculine, mais cela ne suffit pas.

Aujourd’hui, la situation s’est légèrement améliorée du fait de la crise du textile intervenue dans les années 1990, de l’arrivée de pays asiatiques très concurrentiels dans le secteur et de la fermeture de certaines usines d’Ivanovo. Cependant, la ville compte encore 60 % de femmes, ce qui en fait la première ville de Russie en termes de disproportion des sexes dans sa population(3).

Une démographie peu encourageante

La Russie présente une démographie assez peu dynamique, avec une natalité faible et une espérance de vie inquiétante, particulièrement pour les hommes. On compte ainsi en moyenne 1,5 enfant par femme, chiffre est à relativiser au regard des disparités régionales et culturelles (on recense 2,5 enfants par femme dans les régions à majorité musulmane, ce qui fait augmenter la moyenne nationale). Le taux de fécondité le plus bas fut, sans surprise, atteint au cours des années 1990 (1,16 enfant par femme en 1999), décennie noire de l’histoire russe contemporaine. C’est la cause du trou démographique constaté aujourd’hui dans le pays, caractérisé par une faible part de trentenaires, et ce quel que soit le sexe. Ce déficit se reflète notamment dans la faible natalité, la pénurie de main-d'œuvre et le manque de recrues militaires. C’est pourquoi l’État russe propose depuis 2006 des primes de maternité, financières et en nature. Entre 2000 et 2040, la Russie devrait perdre 7 millions d’habitants, sur une population totale de 147 millions. Ivanovo n’échappe pas à ce phénomène : la ville perd en moyenne 5 000 habitants par an.

L’espérance de vie en Russie est, quant à elle, très marquée par la disparité hommes/femmes. Ainsi, selon une prévision pour la période 2020-2025, les femmes vivront en moyenne 78 ans, contre 67 ans pour les hommes. Ces onze ans d’écart ne sont pas négligeables dans un pays encore très patriarcal, où les femmes ont des retraites bien moins élevées que les hommes et peinent à trouver du travail après 50 ans. La faible espérance de vie des hommes russes s’explique notamment par la violence, les maladies non héréditaires, les accidents et, dans une moindre mesure, par le VIH qui touche 1 % de la population russe. Grâce aux mesures prises contre l’alcoolisme(4), on peut tout de même noter une nette amélioration depuis 2010, quand l’espérance de vie masculine n’était que de 63 ans.

Ces spécificités démographiques russes, on le comprend, ne sont pas favorables à l’émancipation des femmes : depuis les années 1990 et la brusque disparition des aides de l’État, dont un certain nombre permettait d’améliorer le quotidien des femmes (allocations aux mères célibataires, gratuité des soins de santé, allongement du congé maternité…), les femmes en difficulté ont trouvé refuge dans l’institution de la famille et du mariage (malgré le fort taux de divorces), perpétuant ainsi le système traditionnel et patriarcal.

La ville des fiancées

Retour à Ivanovo et à ses ouvrières ou filles d’ouvrières esseulées : la situation économique locale y est difficile, comme dans beaucoup d’autres villes industrielles de Russie. Les hommes travaillent dans les quelques usines de construction de machines qui ont survécu à la transition, mais surtout dans les usines agroalimentaires qui composent le secteur le plus florissant d’Ivanovo, outre le textile.

Selon le schéma social très ancré en Russie, les femmes qui atteignent la trentaine sont poussées à se marier et à fonder une famille. Or, le climat de compétition entre les femmes d’Ivanovo contribue à amplifier la pression sur le mariage : de fait, le marché matrimonial d’Ivanovo est caractérisé par un net déséquilibre entre offre et demande. Face au manque d’hommes à marier et à leurs exigences très élevées, liées à leur position dominante sur ce marché, les femmes d’Ivanovo rêvent souvent d’unir leur destin à un homme étranger – européen de préférence – afin d’améliorer leur quotidien. Ainsi observe-t-on plusieurs types de stratégies : certaines femmes misent sur leur physique, n'hésitant pas à dépenser leurs économies dans la chirurgie esthétique et à s’investir dans le sport intensif. D’autres, plus nombreuses, choisissent l’éducation pour être à la fois indépendantes et cultivées – certaines avec l’idée que les hommes étrangers aiment les femmes éduquées mais souvent aussi parce qu’une éducation supérieure peut permettre de s’en sortir seule en faisant carrière. Au rang des disciplines les plus étudiées figurent les langues étrangères, en particulier l’anglais, le français et l’allemand. On se retrouve ainsi dans une situation un peu cocasse, où les jeunes femmes sont surdiplômées et parfaitement éduquées, alors que les jeunes hommes, ayant grandi dans l’idée qu’ils n’auront pas à se battre pour se marier, ne fournissent pas d’effort particulier pour se démarquer. Les jeunes femmes d’Ivanovo apprennent les langues dans l’espoir de partir étudier ou travailler à l’étranger et d’y trouver l’amour, ou de pouvoir trouver un mari étranger depuis leur ville natale grâce aux nombreuses entreprises d’entremetteuses situées à Ivanovo ou sur Internet.

Il s’agit en effet d’un pan important de l’économie et de la vie locales : on y trouve nombre d’enseignes, souvent en français (Rendez-vous, Amulette, Idéal), qui promettent de réunir des âmes esseulées grâce à leurs divers services : rencontres, speed-datings, fêtes et événements comprenant jeux et alcool pour détendre les invités. Autant de manifestations qui aboutissent parfois à des scènes violentes, les hommes s’y comportant fréquemment comme des conquérants. Des agences matrimoniales locales sont souvent présentes sur Internet, permettant à des hommes étrangers de consulter des catalogues de futures fiancées et d’y faire leur marché. Certains sites locaux, comme Les femmes russes(.net), ont été conçus exclusivement en français et sous forme de sites de rencontres unilatéraux (à la différence de sites de rencontres plus classiques, sur lesquels des femmes peuvent aussi « choisir » des hommes). On y on déplore la tristesse des femmes d’Ivanovo et leur situation « pitoyable » dont l’homme français doit venir les libérer. Le site propose des conseils touristiques plus classiques mais affiche aussi le ratio de femmes célibataires de la ville. Christophe, un Français satisfait de son expérience sur le site, raconte avoir trouvé la femme qui correspondait à ses désirs : « La femme, c'est une vraie Femme chez eux. C'est un être de douceur, de tendresse. Elle est féminine, modeste, gentille, aimante. »(5) Ce témoignage, perdu parmi des dizaines d’autres tout aussi enthousiastes, décrit en filigrane le mythe de la femme russe traditionnelle, censée être ce que la femme occidentale ne serait plus : douce, belle et soumise. Certains hommes peu attirés par les femmes occidentales émancipées et actives cherchent la « vraie » féminité en Russie. Les femmes d’Ivanovo l’ont bien compris.

Parmi celles qui ont réussi à se marier à l’étranger, certaines témoignent tout de même de difficultés d’intégration, surtout lorsque le mariage s’est conclu à distance et que la jeune mariée n’a pas pu préalablement se familiariser avec le pays d’accueil ou en apprendre la langue. Les fiancées d’Ivanovo doivent aussi faire face aux clichés assez dégradants décrivant les femmes russes comme des croqueuses de diamants.

Cependant, la toute dernière génération, âgée d’une vingtaine d’années, se comporte de manière bien différente de la précédente : ces jeunes femmes qui ont suivi (même de loin) la vague #metoo refusent d’entrer sur ce marché. Ce qu’elles déplorent, plus que le manque de maris, c’est celui de postes attractifs. Il n’en reste pas moins que les cours de langue dispensés par l’Institut français d’Ivanovo n’ont jamais eu autant de succès.

Ivanovo, la Ville des Fiancées.© Balthazar Kaplan.

 

Une image de marque valorisée par la ville

Les services administratifs de la ville, et particulièrement le Bureau des enregistrements, célèbrent les anniversaires de mariage en organisant des fêtes et en offrant des cadeaux aux vaillants couples qui dépassent les dix ans de mariage (alors que le taux de divorce à Ivanovo, comme dans le reste du pays, reste très haut, avoisinant 50 %). Ainsi, la ville d’Ivanovo ne semble pas décidée à renoncer à ses fiancées qui, depuis les années 1990, restent sa « marque de fabrique ».

En effet, le surnom d’Ivanovo, la Ville des fiancées (Gorod nevest), fut popularisé par la chanson « Pourquoi ne sommes-nous pas en couple ? » extraite du film Honnête, intelligent et célibataire d’Alekseï Korenev sorti sur les écrans en 1981. Depuis, chaque Russe associe Ivanovo aux jeunes femmes à marier. Ainsi, tous les 28 mai – jour de la fête de la ville –, une parade de fiancées en robe de mariée défile fièrement dans les rues. La ville organise aussi son propre concours de beauté et n’est pas prête à se départir de son attraction devenue touristique. Symbolique, Ivanovo a changé son blason en 1996 pour l’image d’une jeune fileuse. Enfin, le capitalisme ayant épousé la société russe, Gorod Nevest est désormais une marque déposée... de mayonnaise produite à Ivanovo.

Notes :

(1) Apparu entre le 11ème et le 14ème siècles, l’Anneau d’or (Zolotoïe Koltso) désigne une région qui regroupe un ensemble d’anciennes cités princières de la Sainte Russie abritant des trésors architecturaux et artistiques classés au patrimoine mondial de l’UNESCO.

(2) Le déséquilibre, notable, était toutefois moins accentué pour l’ensemble du pays : par exemple, selon Rosstat, entre 1959 et 1971, la Russie comptait 45 % d’hommes et 55 % de femmes.

(3) En 2018, on comptait 46 % d’hommes sur le territoire de la Fédération de Russie. Le déséquilibre est évidemment particulièrement accentué dans la tranche d’âge supérieur à 70 ans (2 377 femmes/1 000 hommes).

(4) L'alcoolisme est un problème de santé publique de premier plan en Russie, affectant le pays de multiples manières. Un plan gouvernemental restreignant la vente d'alcool en augmentant le prix et en interdisant la publicité, a fait baisser la consommation de 43 % entre 2003 et 2016.

(5) https://les-femmes-russes.net/feedback/id/217/mon-experience-des-rencontres-avec-les-femmes-russes-qui-vous-inspirera.

 

Vignette : illustration de Balthazar Kaplan.

 

* Natacha MARBOT est étudiante en Master 2 de Relations Internationales à l’INALCO et aspirante journaliste.

Lien vers la version anglaise de l'article.

244x78