Si 2019 a été déclarée Année de la numérisation du Kirghizistan, ce processus est un objectif régulièrement réaffiché par le gouvernement depuis l’adoption de la Stratégie nationale de développement de la République kirghize pour 2018-2040. Quel bilan peut-on dresser des mesures déjà en place et quels enjeux en émergent ?
Le Kirghizistan ambitionne devenir un pôle technologique majeur d’Asie centrale, notamment à travers le développement des nouvelles Routes de la soie numériques. Or, ce pays a connu une numérisation tardive de l’administration (2014) qui n’est devenue une priorité officielle qu’à partir de 2018. Si le Concept de transformation numérique de la République kirghize pour 2024-2028 promet que la numérisation « rendra possible la maximisation du potentiel des technologies numériques pour le bénéfice de tous les citoyens », qu’en est-il aujourd’hui ?
Bilan de la numérisation kirghize
Le COVID-19 a accéléré la transition numérique de nombreux pays, y compris le Kirghizistan. Elle est mise en avant comme une mesure de transparence, de lutte contre la corruption et la criminalité, et doit contribuer à la productivité générale de l’administration par l’optimisation des démarches. Les données collectées par l’e-gouvernement kirghiz permettent des analyses plus précises facilitant la prise de décisions politiques. Or, le problème de l’établissement des statistiques est récurrent dans plusieurs pays de la région (par exemple dans le domaine de la production énergétique au Kazakhstan). La numérisation crée des emplois qualifiés, notamment de data analysts, dans un contexte de lutte contre le chômage. Les initiatives de numérisation du pays font partie du projet Taza kuum (« société transparente » en kirghiz), soutenu par la BERD, qui vise à numériser le pays pour augmenter l’efficacité du service public et centraliser les démarches.
La première étape a été, à partir de 2014, l’attribution d’un numéro d’identifiant unique à chaque citoyen, permettant la mise en place d’un système unifié d’enregistrement de la population. Jusqu’en 2009, le système papier hérité de l’époque soviétique prévalait. Si la première base de données complète est le registre d’état civil, la première base à avoir fait l’objet d’une numérisation partielle est le registre des bénéficiaires du fonds social, autre héritage soviétique.
La Stratégie nationale pour 2018-2040 promettait la numérisation de tous les services publics à horizon 2021, ce qui coïncide avec le transfert de Tunduk (portail permettant l’accès centralisé aux services publics et la communication des bases de données de l’État entre elles) à l’entreprise publique en charge du développement de l’e-Kyzmat (« e-gouvernement », celui-ci n’était disponible que pour les fonctionnaires) depuis 2014 et le raccord des services municipaux à l’application. Les points principaux du programme de digitalisation du pays étaient alors la création des infrastructures nécessaires, la mise en place du e-gouvernement ainsi que des campagnes de formation et sensibilisation à l’usage de ces technologies, puis d’une agence gouvernementale chargée de la protection des données.
Les rapports générés automatiquement par l’e-Kyzmat augmentent la productivité de l’administration par un processus automatisé d’analyse de données. Les économies budgétaires réalisées par la numérisation des services sont estimées à 300 millions d’USD par an(1). Depuis 2023 via Tunduk, dans le domaine de la santé, l’éligibilité à la sécurité sociale des patients, leur assurance et leurs antécédents médicaux sont centralisés. Ce passage était urgent, notamment pour la prise en charge des patients ou simplement l’accès à leur identité via un fichier centralisé, enjeu de la lutte contre le trafic d’êtres humains. De même, l’enregistrement des décès dans une base de données unifiée permet de lutter contre le vol d’identité.
Pour 2028, les objectifs sont de connecter les services gouvernementaux à l’écosystème déjà en place, de développer l’e-commerce, de minimiser les procédures bureaucratiques, de supprimer la duplication de données par une meilleure communication entre les services et ainsi d’économiser du stockage et, enfin, de développer le secteur privé pour être compétitif à l’international. Cette stratégie isole le développement de l’IA comme une composante clé à la réalisation de ces objectifs, notamment à travers la mise au point d’une IA qui « comprend et parle » le kirghiz. La numérisation du judiciaire se fait à travers le système d’information automatique (SIA) Soud (« Cour », en russe), partie intégrante de l’écosystème Tunduk, ce qui lui permet d’avoir accès à des informations complémentaires émanant du cadastre ou des différents ministères. Ce projet s’insère dans un programme « fondé par l’Union européenne et le ministère de la Coopération économique et du développement de la République fédérale d’Allemagne, qui couvre tous les tribunaux de la République kirghize ».
Les projets clés de la numérisation du judiciaire sont : la création d’une base de données centralisée des jugements passés ou en cours, la possibilité pour les parties d’avoir accès aux éléments du dossier et de soumettre des documents à travers un service de cloud pour éviter les démarches papier, la diffusion en ligne des sessions de la Cour, un système de paiement en ligne des frais d’État, la formation des juges et fonctionnaires à l’utilisation de ces outils, la possibilité de signer des documents en ligne par les parties du dossier et « l’accès aux textes des décisions, des rapports analytiques par catégories d’affaires, les statistiques de travail des cours de justice ». L’attribution des affaires de manière automatique en fonction de la disponibilité des juges permet de lutter contre la corruption.
Une numérisation limitée
La numérisation du Kirghizistan fait néanmoins face à des limites. Concernant la numérisation du judiciaire, le matériel reste obsolète(2) et l’utilisation d’enregistrements audio et vidéo lors des procès reste optionnelle, toutes les cours n’étant pas équipées. Une base de données centralisée des casiers judiciaires est encore nécessaire.
La numérisation est partielle : elle existe en théorie mais n’est pas forcément accessible en pratique et manque d’un cadre légal correctement défini. En 2023, il était encore nécessaire de développer un statut équivalent entre documents électroniques et documents papier. Le procureur n’a théoriquement aucun pouvoir en ligne et les formulaires nécessaires ne sont pas toujours disponibles en ligne. Un volumineux Code numérique est en projet, censé compléter les lois ayant déjà effet. Les pays occidentaux y sont pris en exemple, notamment en matière de protection des données.
C’est un enjeu essentiel : une intrusion dans le SIA Soud donnerait accès aux noms, adresses et autres données sensibles des parties au procès, ce qui pourrait permettre à un tiers malveillant de faire pression sur l’une ou l’autre partie. Cette problématique peut être étendue à tout l’écosystème Tunduk, allant jusqu’aux données bancaires, biométriques et médicales.
Malgré ces limites, il convient de souligner que la numérisation du Kirghizistan est un exemple de réussite et de rapidité dont s’inspire le Turkménistan.
Lutte contre la corruption et les inégalités
Numériser les démarches permet de supprimer les intermédiaires. Dans une culture largement marquée par la corruption, cela signifie supprimer la pratique du blat, consistant à verser de l’argent à un fonctionnaire pour obtenir un service public ou un emploi. Les limites de la numérisation dans la lutte contre la corruption s’expriment à travers certaines formes institutionnalisées persistantes comme la « koustourizatsia » (mot dérivé de « vomir » en kirghiz). Cette pratique est un accord entre les Services de sécurité, le Président de la République et le coupable de détournement de fonds, visant à le forcer à rembourser une partie du préjudice. Cette pratique est opaque concernant les critères d’éligibilité, le calcul de la somme ou l’usage des fonds récupérés. En cas de refus ou d’opposition, des pressions sur les partenaires du coupable viennent nuire à ses affaires, quand un partage des parts de l’entreprise avec des proches du gouvernement ou des peines de prison ne sont pas imposées. Loin des priorités données à la transparence et à l’attractivité économique, les investisseurs fuient le pays du fait des pratiques de corruptions généralisées au sommet de l’État.
L’élimination du blat est un enjeu d’accessibilité aux services publics pour la frange la plus pauvre de la population. La numérisation vise en effet à réduire les inégalités. Le soutien à la numérisation des campagnes a une dimension inclusive, notamment à travers l’accès à distance pour les régions peu intégrées dans le tissu administratif. Le besoin de décentralisation peut être illustré par la faible densité de population(3). Le développement d’un réseau Internet haut-débit généralisé et abordable figure parmi les priorités de la stratégie pour 2028. D’autres programmes de numérisation des campagnes émergent, comme la Coding Caravan soutenue par l’ONU Femme et l’Ambassade américaine, visant à attirer les jeunes filles des régions vers les métiers du numérique.
L’un des objectifs affichés par la Stratégie pour 2018-2040 est la possibilité pour les citoyens kirghiz de télétravailler, notamment pour des entreprises étrangères. Alors que les remises migratoires contribuent encore à 20 % du PIB(4), cet enjeu est essentiel à la lutte contre le chômage. En 2018, le Kirghizistan a rejoint le programme de la Banque mondiale Digital CASA visant à créer un cadre (légal, logistique, infrastructurel) propice à la numérisation et à l’accès à Internet. Depuis, la part de la population bénéficiant de cet accès est passée de 51 % (2017) à 75 % (2021).
Notes :
(1) Almaz Nasyrov, « Civil Service Reform in Kyrgyzstan: Challenges and Threats », in Alikhan Baimenov, Panos Liverakos (ed), Public Service Evolution in the 15 Post-Soviet Countries: Diversity in Transformation, Palgrave MacMilan, Singapore, 2022, p. 281.
(2) Le système d’enregistrement des sessions ne supporte que les DVD comme support de stockage et les enregistrements sont parfois inutilisables du fait de leur faible qualité.
(3) Le nombre d’habitants par km² était de 24 en 1992 et de 37,5 en 2024, en constante augmentation. À titre de comparaison, il est en France de 121,5 hab/km², selon OurWorldinData.
(4) Environ 33 % en 2018 et 2021 mais en baisse depuis lors (20 % en 2023, dernière année disponible selon les données de la Banque Mondiale, consultée le 03/11/2024).
Vignette : Tchyngyz Amanatov, directeur de Tunduk (à droite), et Alekseï Rogov, ambassadeur de l'OSCE à Bichkek (à gauche), lors de la signature du plan de coopération pour 2022 (1er juillet 2022) (Copyright : Agence d’État en charge de Tunduk – ministère kirghiz du Développement numérique).
Lien vers la version anglaise de l'article.
* Nathan Hourcade est traducteur et titulaire d’un Master de recherches en Histoire obtenu à l’Université Paris Cité. Son projet de recherche actuel porte sur les politiques de sécurité énergétique dans l’espace post-soviétique à travers une approche comparative et d’histoire des mentalités.
Pour citer cet article : Nathan HOURCADE (2025), « Kirghizistan : prochain pôle technologique en Asie centrale? », Regard sur l'Est, 3 mars.