Ukraine, Kazakhstan : quelles perspectives énergétiques après un passé soviétique?

Plus de trente ans après, comment peut-on évaluer l’impact de la sortie du communisme sur les politiques énergétiques des ex-républiques fédérées de l’Union soviétique ? À travers l’étude comparée de deux États aux situations apparemment similaires mais aux débouchés et aux enjeux très différents, l’Ukraine et le Kazakhstan, certaines problématiques écologiques, économiques et sécuritaires communes apparaissent.


Centrales électriques d’Enerhodar, près de la ville de Zaporijjia (Ukraine), 2009.Les proclamations de souveraineté de l’Ukraine et du Kazakhstan, en 1990, ont conditionné l’apparition de la question de la dette énergétique dans l’espace alors soviétique, où chaque république fédérée devient, en théorie du moins, gestionnaire de ses propres ressources. En 2012, le discours du président Nazarbaïev, « Kazakhstan 2050 », marque un jalon important de la stratégie énergétique kazakhstanaise ; en 2014, après la révolution de la Dignité et l’invasion russe d’une partie de son territoire, l’Ukraine voit les perspectives de la dépendance énergétique changer. On peut se demander dans quelle mesure l’héritage soviétique de ces deux pays a pu affecter le développement de leurs politiques énergétiques et quels en sont les enjeux actuels.

Des catastrophes en héritage

Les politiques menées en URSS ont eu des conséquences désastreuses sur l’environnement. Au premier rang de ces victimes se positionnent la zone d’exclusion de Tchornobyl(1), en Ukraine, mais aussi diverses zones d’Asie centrale – et particulièrement du Kazakhstan – qui ont cumulé dépôts à l’air libre de déchets nucléaires dans les zones pastorales, désastre de la mer d’Aral ou encore essais nucléaires du polygone de Semipalatinsk. Le Kazakhstan et l’Ukraine en ont développé une conscience écologique particulière, tant au niveau de la société civile que des autorités. À titre d’exemple, la section 7 de la Déclaration de souveraineté de l’Ukraine soviétique de 1990 est consacrée à la sécurité environnementale. De même, la clause 3 de l'article 6 complétée par l'article 31 de la Constitution du Kazakhstan indique que les ressources naturelles sont la propriété de l’État qui doit « protéger un environnement propice à la vie et à la santé humaines ».

Cependant, des différences sont perceptibles dans le rapport au nucléaire. En Ukraine soviétique, on constate une forte diminution de la production nucléaire après l’accident de Tchornobyl intervenu en 1986. Mais cette catastrophe motive surtout la dénucléarisation militaire du pays, par son impact sur les mentalités (mentionné dès la déclaration de souveraineté à l’article 5, section 9). De fait, l’Ukraine indépendante se sert de sa dénucléarisation militaire pour renforcer son secteur nucléaire civil, bénéficiant d’importantes aides négociées et procédant à la reconversion de certaines ogives nucléaires et au recyclage de biens à double usage. Les aides sont utilisées pour la reconversion des employés du secteur nucléaire militaire, pour le traitement des composants nucléaires non-recyclables ou encore pour l’importation d’hydrocarbures. Au Kazakhstan, la conscience antinucléaire et environnementale est aussi très forte dès la perestroïka. Le mouvement antinucléaire Nevada-Semipalatinsk(2), pour ne citer que le plus connu, a façonné la posture kazakhstanaise visant à renoncer au nucléaire tant civil que militaire. Le démantèlement de l’arsenal militaire nucléaire kazakhstanais et des infrastructures d’essais nucléaires est achevé en juillet 2000 sur le polygone de Semipalatinsk, lieu emblématique.

Des situations énergétiques tendues

Le nucléaire civil, qui apparaît comme la solution pour l’Ukraine au sortir de l’URSS malgré le traumatisme de Tchornobyl, est absent du programme énergétique kazakhstanais. Si cela peut en partie s’expliquer par l’héritage soviétique en Ukraine (cinq centrales en activité au sortir de l’Union soviétique contre une seule au Kazakhstan), on note en outre que le recyclage de biens à double usage auquel procède également le Kazakhstan se fait dans des conditions bien différentes : le pays n’exploite pas ce combustible mais le revend. Le seul réacteur nucléaire hérité de la période soviétique cesse ses activités en 1999 (il était actif depuis 1973) et, alors que le pays regorge d’uranium, il n’est à ce jour toujours pas doté de centrale pour l’exploiter ou même de capacité d’enrichissement. En 2015, le ministre de l’Énergie a même suspendu les préparatifs à la construction d’une centrale en invoquant les surplus énergétiques du pays. Aujourd’hui, la construction d’une centrale est envisagée et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a accepté l’implantation d’une réserve d’uranium faiblement enrichi(3) sur le territoire du Kazakhstan. Une première livraison de combustibles pour ce dépôt a été effectuée par Orano en 2019 et des accords (dont la teneur n’est, à l’heure actuelle, pas encore publique) ont été signés avec le Français Assystem en décembre 2022.

La situation énergétique de l’Ukraine a été largement perturbée à partir de 2014 par l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbas par la Russie. Ces événements ont eu un impact sur les choix politiques de Kyiv en matière énergétique. En 2020, le nucléaire contribuait à environ 50 % de la production énergétique(4) du pays et la part des hydrocarbures et du charbon y restait très importante, bien qu’en baisse. L’accès aux matières premières est primordial : on l’a vu lors des grèves du Donbas de 1996 qui ont entraîné la mise à l’arrêt de centrales thermiques faute de charbon. On l’a également constaté à l’occasion de la crise économique de 1998, avec l’évolution des tarifs des hydrocarbures, puis lors de la vague de privatisations des années 2000 qui a largement profité à la Russie, celle-ci ayant alors mis « la main sur 50 % du marché pétrolier et sur l'ensemble des gazoducs traversant le territoire ukrainien »(5). La guerre provoquée par la Russie a fait voler en éclat toute perspective de coopération énergétique entre l’Ukraine et la Russie et les accords de transit de gaz qui les lient encore prendront fin en 2025.

Le Kazakhstan, bien doté en matières premières énergétiques, en exporte une part importante. Jusqu’en 2013, le pays enregistrait une intensité énergétique deux fois supérieure à la moyenne mondiale et quatre fois supérieure à celle des pays de l’OCDE. Près de 50 % de son mix énergétique était lié au charbon et 15 % aux énergies renouvelables du fait d’un recours important à l’hydroélectricité.

Quelles transitions ?

En 2013, le Kazakhstan concentrait encore ses efforts infrastructurels sur la production de charbon et ne prévoyait pas de réduction des émissions de carbone avant 2030, ce qui à la fois marquait son retard dans la transition énergétique environnementale et un décalage avec la place de l’écologie dans la mentalité kazakhstanaise. Le manque de données fiables et de transparence en matière de politique énergétique a longtemps traduit le faible intérêt des autorités pour une transition énergétique efficace et concertée(6), ce dont atteste la rémanence de la priorité accordée au charbon.

En Ukraine, le problème se pose différemment du fait de l’entrave au développement des énergies renouvelables posée par la Russie. Les régions occupées par la Russie depuis l’invasion à grande échelle de février 2022 constituent celles avec les plus fortes perspectives en énergies renouvelables(7), notamment la Crimée et le Donbas qui ont un haut potentiel en énergies éolienne et solaire. Les agressions russes de 2014 et 2022 gênent la mise en place de politiques énergétiques durables (sans même évoquer le ciblage intensif des structures énergétiques par l’armée russe depuis 2022). L’option la plus viable et avec le plus gros potentiel pour l’Ukraine, outre le nucléaire, semble être la bioénergie, qui pourrait concerner l’intégralité du territoire même si sous-développée à ce stade. Ce procédé permet en partie de dépolluer le sol de la zone d’exclusion de Tchornobyl par un processus écologique(8). Le potentiel énergétique des cours d’eau mineurs est en outre important dans l’ouest du pays, en outre moins touché par la guerre, ce qui en fait une option exploitable et crédible, développée de plus en plus depuis 2020.

En dépit de situations différentes sur le terrain, des problématiques communes héritées de la période soviétique sont observées au Kazakhstan comme en Ukraine : installations obsolètes, tarifs anormalement élevés des énergies renouvelables comparés aux productions nucléaire ou thermique, pertes d’énergie lors du transport et de la transformation du courant deux fois plus élevées que le standard des pays développés… Au Kazakhstan, les autorités abordent la sécurité énergétique par la sécurité économique : il s’agit de s’assurer de pouvoir payer les importations d’électricité russe et de continuer d’exporter les matières premières, puisque la principale source de stimulation de l’économie kazakhstanaise est la vente de combustibles énergétiques. Or, les perspectives ne sont pas brillantes, se heurtant à l’épuisement des gisements (à moyen terme) et à la baisse de la demande du fait de la transition énergétique (à long terme). L’organisation du réseau énergétique crée en outre des déséquilibres internes : certaines régions dépendent exclusivement des importations en provenance de Russie, tandis que d’autres exportent leurs surplus de production. Le développement du nucléaire civil au Kazakhstan apparaît bien tardif au regard des objectifs écologiques du pays et soulève de nouvelles problématiques : le pays ne disposant pas, à ce stade, de capacités d’enrichissement de combustible nucléaire et la Russie restant le principal fournisseur d’uranium enrichi de la région, la souveraineté énergétique du pays est loin d’être assurée. Le choix du constructeur de la future centrale nucléaire du pays revêt un enjeu stratégique crucial : la Chine est le leader mondial de ce domaine et un partenaire plausible du Kazakhstan, mais elle est aussi soupçonnée pouvoir utiliser des failles systèmes(9). Le risque d’attaque cyber de la future centrale du pays n’est pas circonscrit à la Chine puisque les hackers russes sont particulièrement actifs et renommés. Leurs attaques répétées contre les infrastructures gouvernementales et énergétiques ukrainiennes, dont on voit l’importance des destructions physiques à défaut d’aboutir à travers le cyber, illustrent ces problématiques. Le gouvernement kazakhstanais pourrait également faire le choix de l’Iran, qui joue un rôle croissant dans le domaine énergétique en Asie centrale.  À ce stade, la solution la plus avancée pour la construction et l’approvisionnement de la future centrale nucléaire kazakhstanaise semble en faveur du partenaire français(10) ; ce sont alors des questions économiques et logistiques qui émergent.

Notes :

(1) Le choix est fait ici d'adopter la translittération à partir de l'ukrainien et non du russe : ainsi, on trouvera Tchornobyl (et non Tchernobyl) et Donbas (plutôt que Donbass).

(2) Mouvement présidé par le poète Oljas Souleimenov militant pour la suppression des essais nucléaires.

(3) Les banques d’uranium de l’AIEA visent à sécuriser l'approvisionnement des pays membres en combustible si celui-ci n’est plus accessible sur le marché commercial du fait de situations exceptionnelles.

(4) Selon IEA World Energy Balances, « EU4Energy Data Explorer », Electricity generation by source, Kazakhstan et Ukraine.

(5) Gilles Lepesant, « L’Ukraine et ses défis européens », in G. Lepesant (dir), L’Ukraine dans la nouvelle Europe, Paris, CNRS Editions, Espace et milieux, 2004, p. 23.

(6) Makpal Assembayeva, Jonas Egerer, Roman Mendelevitch, Nurkhat Zhakiyev, « A spatial electricity market model for the power system: The Kazakhstan case study », Energy, vol. 149, 15 avril 2018, pp. 762-778.

(7) H. Khylap, T. Kurbatova, « State and economic prospects of developing potential of non-renewable and renewable energy resources in Ukraine », Renewable and Sustainable Energy Reviews, Vol. 52, 2015, pp. 217-226.

(8)  Op. Cit. note 7, p. 223. Le processus consiste à cultiver du colza dans la zone d'exclusion de Tchornobyl. La plante se nourrit en partie de la radioactivité, améliore la structure du sol et son huile peut servir de biocarburant.

(9) Thomas Gomart développe cet exemple dans le cas du déploiement de la 5G mais il n’est pas exclu que les mêmes pratiques se retrouvent dans le domaine du nucléaire. Voir les passages sur le numérique et le nucléaire dans son ouvrage, Guerres invisibles : nos prochains défis géopolitiques (Paris, Tallandier, Collection Texto Essais, 2022, 352 p.)

(10) Voir, entre autres, David Dalton, « Kazakhstan : France Ready To Compete For New Build Project With EPR1200 Reactor Technology », Nucnet, 30 janvier 2023 ; et « Framatome signe avec Kazatomprom un accord pour étendre leur coopération dans le domaine du combustible nucléaire », Communiqué de Presse, 3 novembre 2023.

 

Vignette : Centrales électriques d’Enerhodar, près de la ville de Zaporijjia (Ukraine), 2009 (source : Wikimedia Commons).

 

* Nathan Hourcade est traducteur et étudiant en Master 2 de recherches en Histoire à l’Université Paris Cité. Ses travaux portent sur la construction étatique et la politique étrangère ukrainienne au sortir de l’URSS.