Kouzbass : un mouvement ouvrier aux prises avec le despotisme oriental

Dans le Kousbass, région sinistrée, ils sont encore quelques uns à lutter contre corruption politique et misère économique.


Le 22 avril dernier, Aman Touleev a été réélu gouverneur de la région de Kemerovo (Kouzbass) avec 96 % des voix, score obtenu grâce à la faiblesse des opposants, la propagande médiatique, la démagogie électorale (les retraites ont été augmentées juste avant les élections) et la forte abstention (plus de 30 %). Les militants de l'opposition l'appellent le "khan", tyran oriental tout puissant, gouvernant grâce à un populisme rhétorique parfaitement maîtrisé (il joue sur la corde du patriotisme régional et de la défense de la production régionale) et contrôlant d'une main de fer les entrepreneurs de la région, ses richesses économiques (surtout bois, métaux précieux, charbon, chimie) et ses institutions (police, justice, pouvoir local).

En fait, et contrairement aux dires du gouverneur, la région est particulièrement sinistrée en raison de la fermeture massive des mines orchestrée par le FMI depuis le début des années 1990, de la lenteur de la reconversion et du poids de la mafia, étroitement liée au pouvoir.

Or, le mouvement ouvrier est trop faible pour rétablir la situation et s'opposer aux agissements peu démocratiques du pouvoir. C'est pourtant dans cette région qu'ont eu lieu les plus importantes mobilisations ouvrières en 1989-90. C'est également de là qu'est partie la "guerre des rails" de l'été 1998 (blocage du transibérien par les mineurs et d'autres catégories de salariés). Mais la majorité des militants se montrent aujourd'hui découragés. Les uns font du business, les autres ont été absorbés dans la pyramide du pouvoir, d'autres encore ne font plus rien. Rares sont ceux qui n'ont pas baissé les bras. Et, à regarder de plus près l'état des rapports de forces dans quelques entreprises, on comprend pourquoi.

Anjero-Soudjensk: ville rebelle

Ville d'un peu moins de 100 000 habitants, au Sud du Kouzbass, Anjero-Soudjensk semble en voie d'agonie. Les nombreuses mines et entreprises fermées, officiellement de manière "civilisée", donnent l'impression d'une économie ravagée, saccagée. Les murs qui restent debout attestent de la puissance industrielle passée mais tout le reste n'est que ruine. Tout ce qui pouvait être récupéré, démonté, a été vendu. Paysage dévasté comme d'après bombardement. Les habitations des gens ne sont pas en meilleur état, en particulier les petites bicoques des mineurs, brinquebalantes et sans confort. Seule la villa du maire, les maisons des dirigeants d'entreprises et... l'ANPE locale tranchent par leur pompe et l'importance de leur service d'ordre (au cas où il viendrait à un chômeur l'idée saugrenue d'aller réclamer l'aide de l'agence pour l'emploi). Beaucoup d'hommes titubent dans les rues, tuant leur désœuvrement et leur désillusion dans l'alcool. Aux dires desmilitants, la drogue fait des ravages chez les plus jeunes. La situation écologique est l'une des plus mauvaises de Russie (mesurée par la pollution chimique, le nombre de malades du cancer, etc.).

Pourtant, malgré la lassitude, le sentiment d'impuissanceet le fatalisme environnant, un groupe d'une centaine d'hommes et de femmes continuent la lutte pour le respect de leurs droits, contre la corruption et l'arbitraire du pouvoir. Ils sont pour la plupart réunis dans la section locale de la Confédération Sibérienne du Travail et font partie du syndicat Zachtchita Truda. De petite taille, nerveux, le visage émacié, Vladimir Vorobiov dirige ce mouvement. Il a été licencié en 1998 et, depuis, poursuivi par sa réputation "d'empêcheur-de-tourner-en-rond", il ne trouve plus de travail. Avec sa femme institutrice et leur fils, ils vivent avec quelques 280 roubles (11 euros) par mois, soit tout juste de quoi couvrir le montant du loyer et des charges. Ils se "débrouillent" pour vivre grâce à la solidarité militante et quelques petits boulots d'appoint. Vladimir est présenté par la presse de toute la région comme un dangereux extrémiste, mafieux, pédophile et autres noms d'oiseaux.

Mais les attaques médiatiques ne l'arrêtent pas et ne font que renforcer sa révolte. A la tête de la mobilisation de l'été 1998, il se concentre aujourd'hui, en phase de repli du mouvement, sur l'activité judiciaire. Il est en procès contre une bonne demi-douzaine d'institutions, d'entreprises et même contre le gouverneur (qui l'a traité publiquement de "terroriste déstabilisant la région et fomentant la guerre civile"). Etant donné le degré de corruption des tribunaux, les plaintes aboutissent rarement, mais il persévère, obtenant tout de même quelques succès.

Les résistants du GOF

Contre lui et une autre militante, Ekaterina Kalanda, a été déposée une plainte pour activité illégale. Cette énième tentative de criminaliser les leaders du mouvement ouvrier est liée à l'histoire de l'usine d'enrichissement du charbon (GOF) Soudjenski, où Ekaterina a travaillé 36 ans. L'usine a été déclarée en faillite fin 1997, sans que les salariés, en possession de 10% des actions, aient été informés en assemblée générale (procédure légalement obligatoire) et sans qu'il leur soit délivré les compensations financières auxquelles ont droit les actionnaires en cas de liquidation. Depuis, autour d'Ekaterina et de Volodia, les salariés de l'usine (ils sont 420) mènent le combat dans deux directions: pour obtenir les compensations qui leur sont dues en tant qu'actionnaires et salariés licenciés, et pour faire reconnaître le caractère infondé de la fermeture de l'usine ainsi que les multiples infractions qui l'ont accompagnée. Ils ont en effet découvert que le bilan de l'entreprise avait été truqué pour apparaître déficitaire au moment de la déclaration de faillite. Ils réclament donc au Ministère de l'énergie l'envoi d'une commission de contrôle indépendante, que le ministère promet depuis des mois.

Pour Vladimir, "la colonne vertébrale de notre organisation est constituée des travailleurs de GOF, en majorité des femmes, très combattives. En janvier 1998, pour obtenir le paiement des salaires non payés depuis début 1997, 60 personnes ont fait la grève de la faim, pendant seize jours. Dans le cadre de cette action, des documents comptables et des lettres compromettantes ont été trouvés, prouvant l'existence d'un complot pour la fermeture de l'usine. Mais, on a beau envoyer des plaintes au tribunal local, nous ne recevons aucune réponse". En novembre 2000, une délégation s'est rendue à Moscou pour faire pression sur le Ministère de l'énergie, responsable du "plan d'accompagnement social" de la fermeture des mines. Sans grand succès, puisque jusqu'ici seule une part infime de l'argent débloqué par le FMI pour les plans sociaux est parvenue aux intéressés. Les salariés de GOF en savent quelque chose et ils ne sont pas une exception. De forts soupçons pèsent donc sur la façon dont les fonds du FMI sont utilisées.

Mais les dirigeants qui détournent cet argent ne sont évidemment pas inquiétés. A l'inverse, les ouvriers militants sont accusés de tous les maux. Ainsi la direction de GOF a porté plainte contre Volodia et Ekaterina pour vol de matériel. En mai-juin 2000, avec une douzaine d'autres personnes, ils ont fondé une petite entreprise sur la base de l'atelier de chaufferie, après remise en état des locaux et des équipements. Faute de moyens et parce qu'on leur mettait des bâtons dans les roues, elle n'a vécu que quelques mois. Mais, alors que leur entreprise "populaire" avait été officiellement enregistrée, la direction de GOF n'a pas hésité à les accuser d'avoir détourné pour 1.5 millions de roubles de matériel, ce qui dépasse largement la valeur du matériel inventorié dans l'atelier de chaufferie au moment où ils l'ont récupéré.

De plus, tous deux reçoivent régulièrement des menaces dirigées contre eux ou leur famille. Ils fourrent en effet leur nez là où il ne faut pas. Et les scandales à dénoncer ne manquent pas. L'un d'entre implique directement la famille du directeur de GOF. Le fils de ce dernier s'emploie en effet à commercialiser les résidus de charbon abandonnés à la fermeture de l'usine. Ce trafic concerne trois millions de tonnes de résidus, auxquels est rajouté un peu de vrai charbon afin d'élever le prix de vente au prix du charbon enrichi (à 40$ la tonne). Ekaterina étouffe de colère en parlant de cette affaire: "C'est tout bénéfice, il n'y a presque aucun frais. Les salariés de GOF ne voient même pas la couleur de cet argent. Tout ça est illégal et connu de tous. Mais rien n'est fait pour arrêter ces voleurs! Nous nous sommes adressés aux tribunaux, au procureur régional; rien n'avance. Silence radio".

Le sort de GOF ressemble à celui de dizaines d'autres entreprises. Avec toujours les mêmes caractéristiques: fermeture en grande partie infondée et accompagnée d'illégalités en tous genres, que ce soit le détournement des fonds du FMI, l'accaparement des richesses de l'usine fermée par une mafia locale liée aux directeurs, le mépris des droits des ouvriers, le mirage de la création de nouvelles entreprises. Et tout cela se fait avec la bénédiction du pouvoir régional. Lors de notre visite à la résidence du gouverneur, un haut responsable de l'administration régionale nous a énuméré la liste de toutes les entreprises fondées dans la région d'Anjero-Soudjensk depuis 1998. Or, après vérification sur place, presque aucune des entreprises citées n'apparaît en état de fonctionner, même après avoir été inaugurées en grande pompe par Aman Touleev. L'atelier mécanique créé sur le territoire de GOF rouille sur place. La mine à ciel ouvert de Sherbinovski prend l'eau et les forages n'y ont toujours pas abouti -ceci alors que la mine voisine d'Anjerskaïa, dont le gisement n'est pas épuisé, vient d'être fermée. L'usine textile récemment ouverte est en voie de faillite...

Sur tout le bassin, 35 mines ont été fermées, ce qui signifie 50.000 chômeurs au minimum, auxquels il faut ajouter tous les salariés dont l'emploi dépend de l'activité des mines. Mais les chiffres de l'agence locale pour l'emploi sont évidemment loin de refléter la réalité de la situation.

Malgré tout, le discours patriotique d'Aman Touleev fonctionne. Or, sous couvert de sauvegarder l'économie régionale, il mène en fait une politique visant à lui conférer le contrôle sur l'économie du Kouzbass et à éliminer ses concurrents en ce domaine, qu'il s'agisse des salariés ou des entrepreneurs privés. Les forces de l'ordre régionales sont intervenues plusieurs fois par la force pour mettre dehors des propriétaires ou des travailleurs trop récalcitrants. C'est ce qui est par exemple arrivé à la mine à ciel ouvert de Berezovski, à quelques kilomètres de Kemerovo, la capitale de la région.

La mine à ciel ouvert Tchernigovets

En 1999, alors que les salariés avaient pris en main le contrôle de cette mine (Tchernigovets), avec l'accord du nouvel actionnaire (auquel ils avaient eux-mêmes fait appel pour sauver la mine de la faillite), la firme commerciale moscovite Mikom, ceux-ci ont vu s'abattre sur eux les foudres du pouvoir régional, sous prétexte que la direction ne s'acquittait pas de l'impôt régional spécialement créé par Touleev pour "la stabilité sociale dans la région" (c'est-à-dire pour financer sa campagne électorale) et parce que l'économie régionale ne devait pas tomber "entre les mains des financiers moscovites". Les forces de l'ordre ont envahi l'usine en décembre 1999, mettant dehors les dirigeants élus par le collectif des travailleurs et mâtant les ouvriers rebelles. Aujourd'hui, la mine est tenue par le gouverneur, par l'intermédiaire d'une firme dirigée par des hommes à lui (MirInvest). Et les leaders du soulèvement ouvrier sont terrassés.

L'un d'entre eux, Vladimir Mikhaïlov, nous a accueilli cloué sur son lit par une hernie discale. Livide et découragé, il raconte comment il a été rétrogradé, comment lui et sa fille sont menacés de licenciement par la nouvelle direction à la moindre tentative de mobilisation, comment ses camarades de lutte ont été licenciés ou sont partis d'eux-mêmes, écœurés. L'histoire de la mine Tchernigovets ressemble à celle de beaucoup d'autres "entreprises populaires" fondées à la même époque par les salariés de plusieurs régions. En février 1998, alors qu'ils n'étaient pas payés depuis des mois, les salariés -qui détenaient alors 53% des actions- ont voté la défiance à l'égard de leur directeur de l'époque, corrompu et inefficace. Ils ont élu à sa place un homme de confiance, V.Tysiatchny.

En même temps, un conseil de surveillance (composés d'actionnaires) et un soviet ouvrier étaient mis en place pour contrôler les activités de la direction, alors que le comité syndical reprenait une vigueur offensive. Après avoir examiné plusieurs possibilités, les salariés ont fait appel à un investisseur extérieur, Mikom, parce que la politique économique et sociale menée par cette firme dans d'autres entreprises leur était apparue convaincante. Mikom est donc devenu l'actionnaire majoritaire de Tchernigovets et son principal fournisseur. Grâce aux efforts de tous, les salaires ont alors commencé à être versés (autour de 3.900 roubles, soit presque 1.000FF), la production a été relancée et un programme social a démarré.

C'est le moment qu'a choisi Touleev pour s'émouvoir du sort de l'entreprise, "en voie de faillite" selon lui. Par différents intermédiaires, il a multiplié les pressions pour mettre ses hommes à la tête de Tchernigovets et pour imposer Mirinvest comme principal actionnaire. A plusieurs reprises, les salariés ont fait barrage pour interdire l'entrée de la mine aux hommes de Touleev. Le 30 novembre 1999, ils ont voté la transformation de la mine en "entreprise populaire" (à cette date les salariés détenaient déjà 70% des actions), avec l'assentiment de Mikom, détenteur du restant d'actions. C'est la goutte d'eau qui a fait débordé le vase et Touleev a alors eu recours à des arguments plus musclés.

Aujourd'hui, ainsi que le raconte douloureusement Vladimir, la production a de nouveau diminué, les salaires stagnent, voire baissent. Mais, surtout, l'ambiance a complètement changé. De l'enthousiasme autogestionnaire des années 1998-99, il ne reste plus rien. Les salariés se taisent par crainte des licenciements ou de mesures discriminatoires. Il règne un climat déléthère, la direction promettant récompense à qui lui livrera des informations sur les "rebelles" ou les "indisciplinés". Une visite à la mine confirme que tout est effectivement "rentré dans l'ordre". Les ouvriers qualifient la situation de "normale", les salaires de "normaux" et la nouvelle direction de "normale". Les organes du contrôle ouvrier ont été liquidés et le comité syndical est repassé sous le contrôle de la direction.

Le combinat de métallurgie de Novokouznetsk (KMK)

La défaite a été apparemment mieux gérée par les salariés du principal combinat de métallurgie de Sibérie, KMK, dans la ville de Novokouznetsk. Ceux-ci s'étaient également rebellés en 1998, alors que les retards dans le paiement de leur salaire allaient jusqu'à un an et que les malversations de la direction d'alors devenaient par trop insupportables. La mobilisation est partie de la base, des ouvriers des ateliers exaspérés de la situation et craignant pour le devenir de l'entreprise. En juin 1998, ils ont organisé des élections syndicales au cours de laquelle le comité syndical a été complètement renouvelé. Andreï Deniakin, contremaître dans l'atelier de laminage, a été élu président de ce comité syndical.

Mais, là encore, les luttes au sommet entre actionnaires ont eu raison de la mobilisation ouvrière. La aussi, le comité syndical avait fait appel à un investisseur extérieur pour rétablir la situation, le même Mikom dont la politiqueéconomique et surtout sociale semblait très attrayante aux salariés. Et l'intervention de ce concurrent direct au pouvoir de Touleev dans la région a mis le feu aux poudres. Les forces de l'ordre sont intervenues le 27 novembre 1999 et les hommes de Touleev dirigent aujourd'hui le combinat, par l'intermédiaire du nouvel actionnaire qu'il a imposé, la compagnie Evrazmetall.

Cependant, à la différence de ce qui se passe à Tchernigovets, le comité syndical semble mieux résister à la "normalisation" et, fort de la légitimité qu'il a gagné lors du conflit, il parvient à imposer un rapport de forces au nouveau directeur. Andreï se dit ainsi satisfait de la convention collective qu'ils viennent de négocier avec la direction, qui garantit un niveau relativement élevé de défense des droits des salariés (surtout en ce qui concerne le niveau des salaires et la régularité de leur paiement). Ceci dit, en-dehors de lui (qui subit une énorme pression de la part du pouvoir et des médias locaux) et de quelques leaders syndicaux d'ateliers, la majorité des salariés se fait désormais silencieuse, par crainte des remontrances et, également, parce qu'elle délègue à Andreï le soin de défendre ses intérêts. Le temps de la mobilisation collective est passée. Les gens savent désormais ce qu'il en coûte de défendre leurs droits et de s'opposer au gouverneur. Ils ont si bien compris que la majorité d'entre eux préfère soit se taire, soit voter pour Touleev...

Par Carine CLEMENT