La création dans la ville: entretien avec Solvita Krese, directrice du Centre d’art contemporain de Lettonie

Le festival Survival Kit a été créé à Riga en 2009 pour faire face à la crise économique. Il prend la forme d'expositions éphémères et de performances organisées dans des locaux abandonnés. Ce principe a été retenu comme l’une des lignes directrices du programme de Capitale européenne de la culture pour 2014.


Logo Survival KitDepuis le lancement du festival[1], l'occupation temporaire et négociée de friches par l'art et pour l'art est devenue une manière de transformer la ville. En marge du festival qui se déroule toujours en septembre, un secteur de l'industrie créative a également émergé et revendique ses propres lieux dans la ville –les quartiers créatifs. Solvita Krese, directrice du Centre d'art contemporain de Lettonie[2] et initiatrice du festival, nous explique l'évolution de festival depuis 2009 et la manière dont elle perçoit l'action de l'art sur la ville.

Propos recueillis le 4 octobre 2013 et traduits du letton par: Eric Le Bourhis

Quelle était l'idée originelle du festival Survival Kit?

Tout a commencé en 2008-2009, lorsque la crise économique a touché la Lettonie de plein fouet. Les petits commerces fermaient les uns après les autres: les rues du centre comme la rue Krišjānis Barons (Krišjāņa Barona) ou la rue Tērbatas n'étaient plus qu'une succession de vitrines vides où pendaient des pancartes «à louer». Il nous a semblé qu'il fallait réagir et faire de cette situation quelque chose de positif. Nous avons invité les artistes à remplir ces locaux, à les transformer en salles d'expositions éphémères, en ateliers collectifs ou en soupes populaires, et à impliquer les habitants. Nous voulions prouver qu'il était possible de faire quelque chose, même avec des moyens réduits. Il s'agissait d'impulser une dynamique «Do It Yourself»: tout le monde peut devenir un créateur et, si tu as perdu ton travail, peut-être que tu peux recommencer à zéro et faire de ton hobby ton activité principale.

Pourquoi les principes du festival sont-ils devenus l’une des lignes directrices du programme de Capitale européenne de la culture?

C'est justement en 2009 que j'ai été invitée à participer à la rédaction d'un pré-programme pour la candidature de Riga. Le «kit de survie» est apparu comme un thème évident, et le programme entier pour 2014 a été nommé «Force majeure». Comment aurions-nous pu solliciter des moyens financiers pour le programme culturel de 2014 alors que les gens étaient mis à la rue et que le budget de la culture était réduit de 60%? Maintenant un secteur privé est apparu avec des sponsors et des mécènes, comme ABLV Bank, mais ce n'était pas le cas à l’époque: le secteur public représentait la première source de financement de la culture. Le Centre d'art contemporain travaillait déjà avec des fonds internationaux mais d'autres organisations vivaient seulement des subventions nationales et se sont retrouvées face à des difficultés insurmontables. Nous n'avions jamais connu cela en Lettonie, tout le monde avait des crédits sur le dos et personne ne savait plus comment les rembourser, notamment les artistes. Nous avons alors décidé de faire du kit de survie une des lignes du programme pour 2014 et de maintenir l'événement initial sous la forme d'un festival.

Pouvez-vous nous parler du programme «Brigāde»?

Il s'agit là d'un deuxième aspect du festival qui s'éloigne de l'art à proprement parler et se rapproche de l'industrie créative. Dès 2010, nous avons lancé en marge du festival des initiatives de création. Des îlots créatifs («radošie kvartāli») sont apparus un peu partout dans la ville. Ce sont des organisations flexibles qui regroupent des initiatives autour d'une rue ou de quelques îlots, de petites entreprises familiales ou créées par des groupes d'amis, avec des gens qui réalisent tout eux-mêmes. C'est un programme d'aide aux entrepreneurs, entre le culturel et le social. Il est financé par le fonds Soros. Le programme a été lancé deux fois. La première, peu après la première édition de Survival Kit, à Riga. Sept projets des premières brigades sont encore en fonctionnement, par exemple l'entreprise MAMMU qui commercialise des écharpes tricotées par des mères au foyer qui ne peuvent pas se déplacer.


Carte des quartiers créatifs de Riga, Source: http://radosiekvartali.wordpress.com/map/

En 2013, nous avons donné la priorité à des villes de province: Rēzekne, Kuldīga, Cēsis, Sigulda et Carnikava. À Riga, cela marche presque tout seul, les îlots créatifs s'étendent, car les entreprises qui reçoivent des aides s'installent à proximité des quartiers créatifs existants. Dans d'autres villes, c'est plus difficile. Cela fonctionne bien quand les municipalités savent exactement ce qu'elles veulent. À Sigulda, par exemple, les projets financés ont reçu un local contre une somme symbolique sur le territoire du château médiéval et c'est un succès. À Rēzekne, les candidatures étaient d'un niveau si faible qu'il nous a été difficile de choisir les projets à soutenir. J'ai ressenti un grand décalage entre nos ambitions et ce que les gens ont proposé. Notre démarche n'est peut-être pas adaptée à tous les environnements.

Que pouvez-vous nous dire du programme du festival qui se déroulera en septembre 2014?

Le thème retenu est «la ville utopique». La moitié des artistes sont invités et les autres sont choisis suite à un appel à projets. Nous avons été surpris par le grand nombre de sollicitations en provenance de l'étranger: deux tiers sur un total de 200, d'Europe, mais aussi d'Égypte, d'Inde... Nous jugeons les propositions en fonction de l'adéquation au thème et de nos moyens. Le budget moyen par artiste est d'environ 500 Lats (710 euros). On n'a pas les moyens d'exposer de grandes photographies brillantes sur support en aluminium. On essaye de s'éloigner d'une esthétique chic.

Cela signifie-t-il que vous vous éloignez des musées?

Pas complètement. Si on parle d'artistes lettons, la moitié environ des œuvres exposées au festival sont de nouvelles créations, et je dirais que trois en moyenne par an pourraient entrer dans les collections de musées. Mais le format du festival est suffisamment libre pour permettre des expérimentations. Ce n'est pas une exposition de musée. Et on n'expose pas d'œuvres qui seraient déjà dans des musées car nous ne pouvons garantir de conditions de sécurité suffisantes. Mais les artistes que nous exposons aimeraient être exposés au musée. L'œuvre de Krišs Salmanis «Garā diena» [«La longue journée»], créée pour Survival Kit 2012, a été nominée au prix Purvītis. C'est une vidéo qui représente la construction et l'écroulement d'une grange[3]. La vidéo est montrée aujourd'hui dans une exposition dont je suis commissaire, et elle a été acquise par un musée. De tels travaux ont atteint la qualité requise pour passer les portes des musées. Mais ce n'est pas toujours le cas. Globalement, les artistes lettons sont très peu disciplinés. Ils montrent le résultat de leur création toujours la veille du vernissage...

Trouver des locaux vacants, la question se repose-t-elle tous les ans?

Le Centre d'art contemporain fait partie des initiateurs du mouvement Free Riga[4] qui recense les maisons inoccupées dans la ville. On colle les autocollants «Occupy me» sur les maisons abandonnées pour attirer l'attention des propriétaires et pour les préparer à la négociation. La maison où s'est déroulé le le festival en septembre 2013 (60, rue Lāčplēša) appartient à la mairie de Riga. Elle était vide depuis plus de deux ans. C'est l'entreprise municipale «Rīgas nami» qui la gère. Nous ne pouvions pas payer de location au prix du marché mais nous avons mis en avant le fait que nous pouvons participer à l'amélioration de l'image du quartier. De ce point de vue, la mairie manque vraiment de vision. Rīgas nami nous a dit avoir pour mission de faire de l'argent et qu’ils n’étaient pas un organisme de bienfaisance. J'espère que la discussion va continuer, notamment avec l'État qui possède un certain nombre de bâtiments vides. Mais nous avons besoin d'une vision stratégique, de la part du ministère de la Culture ou bien de la ville de Riga qui devrait imposer aux propriétaires ou à Rīgas nami une forme de coopération avec le secteur créatif pour développer la ville ou la rendre plus attractive. Cela n'a aucun sens de maintenir ces propriétés vides sans chauffage en hiver car elles se dégradent. Il vaut mieux y faire entrer des artistes qui paient au moins les factures et entretiennent la maison d'une manière ou d'une autre. Certes, il y a un risque de gentrification comme ailleurs: l'artiste s'amuse, puis on hausse les prix et on l'oblige à partir. Mais il y a suffisamment de gens qui ne travaillent pas dans les secteurs créatifs et qui voudraient habiter à proximité de tels milieux. Nous voudrions que les propriétaires voient là une forme de plus-value.

Comment se déroule la recherche de maisons abandonnées?

C'est une recherche que nous menons en début d'année car les propriétaires ne sont pas prêts à discuter plus de six mois à l'avance. Au début de chaque année, on va voir les agences immobilières, on organise de vraies expéditions dans la ville. Quand tu te promènes le soir, et que les lumières sont allumées, tu repères immédiatement les bâtiments vides. On essaye d'identifier les propriétaires et si les bâtiments nous semblent appropriés alors nous essayons de les rencontrer. Parfois on ne peut pas exploiter la maison car les planchers ne supporteraient pas la présence de foules. Nous louons en général des bâtiments qui viennent juste d'être vidés. Mais la situation change tous les ans. Jonas Büchel de l'ONG Urban Institute m'a fait part de statistiques: à Riga, une grande partie des bâtiments vides appartiennent à des banques, bien plus que dans d'autres villes européennes. Ce sont des propriétés saisies. Les banques attendent que le marché reprenne pour les vendre. Mais ces banques ne s'intéressent pas à l'art contemporain.

Quelle collaboration existe-t-il entre les artistes et les spécialistes de la ville, les architectes ou les urbanistes par exemple?

Il n'existe pas de communauté qui réunirait les artistes et les architectes. Cette année, nous avons organisé dans le cadre de Survival Kit une activité d'une journée avec l'association de développement du quartier de Sarkandaugava, des urbanistes et des architectes, comme Jonas Büchel ou Maija Rudovska. L'association a organisé une visite du quartier. C'est un quartier ouvrier, coupé en deux par un pont, avec un tissu urbain très mixte et beaucoup de bâtiments anciens. Il n'est pas considéré à sa juste valeur. L'association des habitants lutte en permanence contre le port qui cherche toujours à repousser les habitants pour acquérir de nouveaux territoires. L'association cherche à soulever l'opinion publique. Cette fois, beaucoup de gens se sont déplacés. Des expositions éphémères étaient organisées dans les cafés. Nous essayons de mobiliser les artistes et de les faire parler sur des questions sociales mais l'activité sociale des artistes en Lettonie est extrêmement faible. Nous voulions également leur faire rencontrer l'association pour montrer ce que la voix des artistes peut exprimer et obtenir. Un artiste peut articuler un message de manière à ce que celui-ci soit entendu: les médias le relaient, puis les politiques, et cela crée un effet boule de neige.

Notes :
[1] www.survivalkit.lv
[2] http://www.lcca.lv/lv/aktualitates/
[3] http://www.salmanis.com/resource/show/70
[4] http://freeriga2014.lv