Depuis son retour au pouvoir en 2015, le parti Droit et Justice (PiS) dirigé par Jarosław Kaczyński multiplie les initiatives pour restaurer le mythe d’une nation polonaise héroïque et martyre auquel une large part de l’électorat demeure farouchement attachée. Pourtant, depuis la chute du régime communiste, de nombreuses publications ont montré que l’histoire polonaise comporte aussi sa part d’ombre.
En Pologne, on ne plaisante ni avec le drapeau, ni avec la croix. Les jours de fêtes nationales, on voit fleurir dans tout le pays des bannières blanches et rouges au porche des maisons et aux balcons des immeubles. Chaque 15 août, des messes sont célébrées pour commémorer simultanément l’Assomption de la Vierge Marie et « le miracle sur la Vistule », c’est-à-dire la victoire des troupes polonaises contre l’Armée rouge en 1920. Pour tous les Polonais, l’étendard national est le symbole d’une indépendance acquise de haute lutte et très chèrement payée. Disparue de la carte de l’Europe à la fin du 18e siècle au profit de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse qui se partagèrent son territoire, la Pologne ne recouvrit sa souveraineté qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale. Après vingt années de paix, elle fut victime de l’entente provisoire entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique qui l’envahirent tour à tour le 1er et le 17 septembre 1939.
C’est peu dire que la Seconde Guerre mondiale a marqué la mémoire nationale d’une empreinte indélébile. Envahie, dépecée, trahie, livrée à la merci des occupants nazis et soviétiques, la Pologne perdit en six ans 15 % de sa population, soit plus de 5 millions de victimes, dont 3 millions de Juifs assassinés dans le cadre de la « Solution finale ». En 1945, sa capitale était en ruines et ses frontières redessinées pour satisfaire les appétits de Staline. Intégrée de force au bloc soviétique, elle ne retrouva la liberté qu’avec la chute du régime communiste en 1989. Ce long combat pour l’indépendance, du premier soulèvement de 1794 à la grève des chantiers navals de Gdańsk en 1980, est la clef du roman national. Il renvoie aux Polonais l’image d’un peuple héroïque, qu’aucune épreuve, même la plus terrible, ne saurait définitivement briser. L’hymne national d’ailleurs le proclame : « La Pologne n’est pas encore morte tant que nous vivons ».
Cette mémoire nationale, fière et patriote, est aussi une mémoire catholique. En témoigne le culte voué au pape Jean-Paul II et à deux prêtres : le père Maksymilian Kolbe, tué au camp d’Auschwitz en 1941, et le père Jerzy Popiełuszko, aumônier du syndicat Solidarność, enlevé et assassiné par les services de sécurité du régime communiste en 1984. Peuple martyr, «Christ des nations», la Pologne demeure fidèlement attachée à son identité chrétienne et pendant des décennies le passé juif du pays n’intéressa quasiment personne.
Le retour d’un passé juif longtemps refoulé
Il fallut attendre les années 1990 pour que la société polonaise redécouvre progressivement la place que les Juifs occupèrent dans son histoire pendant près d’un millénaire: d’anciennes synagogues furent restaurées, les programmes scolaires révisés, des mémoriaux construits et de nombreux livres publiés. À la faveur de cette évolution, une question épineuse ressurgit brutalement : des Chrétiens avaient dénoncé et tué des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
En 2000, l’historien Jan Gross, chassé de Pologne par le gouvernement communiste en 1968, publia un ouvrage intitulé Les voisins, dans lequel il revenait sur le massacre des Juifs du village de Jedwabne le 10 juillet 1941[1]. En s’appuyant sur le témoignage d’un survivant, conservé à l’Institut historique juif de Varsovie, et sur les archives d’un procès organisé après la guerre, il montrait que les auteurs du crime n’étaient pas les Allemands, comme le prétendait l’inscription figurant sur une stèle érigée dans les années 1960, mais les villageois non-juifs. Cette publication provoqua immédiatement un immense scandale, qui redoubla d’intensité lorsque le même auteur fit paraître, quelques années plus tard, un second ouvrage dans lequel il retraçait l’histoire du pogrom de Kielce au cours duquel 42 survivants de la Shoah avaient été assassinés en juillet 1946[2].
Une étude réalisée par l’Institut de la mémoire nationale (IPN) à la demande du gouvernement confirma que le massacre de Jedwabne avait été perpétré par des Polonais et que d’autres tueries du même type s’étaient déroulées à l’été 1941, après l’invasion par la Wehrmacht des régions soviétisées de Pologne orientale[3]. Le 10 juillet 2001, au cours d’une cérémonie organisée à l’emplacement d’une grange où des centaines de victimes furent brûlées vives, le Président de la République, Aleksander Kwaśniewski, demanda officiellement pardon à la communauté juive au nom de la nation polonaise.
Dans les années suivantes, d’autres travaux historiques, publiés par le Centre d’étude sur l’extermination des Juifs de l’université de Varsovie, démontrèrent l’implication de nombreux Polonais catholiques dans la traque et l’assassinat de leurs compatriotes juifs sous l’occupation allemande. Le cinéma lui-même s’empara de la question et deux films alimentèrent le débat: Pokłosie, inspiré directement du massacre de Jedwabne, et Ida, qui raconte l’histoire d’une jeune novice, élevée dans un couvent, qui découvre au moment de prononcer ses vœux qu’elle est la survivante d’une famille juive assassinée par le paysan chez qui elle était cachée pendant la guerre. En avril 2013, l’inauguration à Varsovie du musée POLIN, consacré à l’histoire des Juifs de Pologne, apparut comme une forme de couronnement. Enfin, la société polonaise semblait prête à accorder aux Juifs la place qui leur revenait dans son histoire, jusque dans ses dimensions les plus douloureuses.
En finir avec « la pédagogie de la honte »
Cette lente remise en question du mythe héroïque d’une nation polonaise à l’histoire sans tache a brutalement été interrompue par la victoire du parti Droit et Justice aux élections présidentielles et législatives de 2015. Depuis leur arrivée au pouvoir, les membres du nouveau gouvernement n’ont eu de cesse de flatter la fierté patriotique de leur électorat en dénonçant ce qu’ils nomment dédaigneusement la « pédagogie de la honte ».
Invitée à la télévision, la ministre de l’Éducation a refusé de reconnaître la responsabilité des villageois de Jedwabne dans le massacre de leurs voisins juifs en évoquant du bout des lèvres la « thèse controversée de Jan Gross ». En mars 2016, le président de la République, Andrzej Duda, s’est rendu dans la commune de Markowa, au sud-est du pays, pour assister à l’inauguration d’un musée en l’honneur des « Polonais ayant sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ». Ce nouveau lieu de mémoire est dédié à Józef et Wiktoria Ulma, un couple de Polonais exécuté avec ses enfants en mars 1944 pour avoir caché des Juifs. Pendant la cérémonie, le président Duda a déclaré que le musée était un « lieu où les Polonais pouvaient se sentir dignes », omettant de préciser que la gendarmerie allemande avait probablement découvert les lieux sur les indications d’un policier bleu marine[4] et que d’autres membres de la police polonaise avaient participé à l’exécution[5]. La même année, le Président a fait part de son intention de retirer l’Ordre national du Mérite à l’historien Jan Gross, qui avait reçu cette décoration en 1996 pour son action dans l’opposition à l’époque du communisme, au motif qu’il aurait « porté atteinte à la réputation de la Pologne ».
Estimant sans doute qu’un seul lieu de mémoire n’était pas suffisant pour rendre hommage aux plus de 6.800 Polonais honorés par l’Institut Yad Vashem, la Première ministre Beata Szydło a annoncé le 14 juin 2017 la création d’un musée des Justes dans un ancien bâtiment du camp de concentration d’Auschwitz aujourd’hui désaffecté, le Lagerhaus. Ce nouvel espace aurait vocation à « défendre la vérité » et à célébrer la mémoire des Polonais ayant apporté de l’aide aux prisonniers d’Auschwitz au péril de leur vie.
Parallèlement, le ministère de la Culture a décidé de reprendre en main totalement le musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk, initié par l’ancien Premier ministre Donald Tusk, au prétexte que l’exposition permanente, conçue par une équipe d’historiens de différents pays, ne rendrait pas suffisamment compte des combats et des souffrances du peuple polonais. Cette obsession touche jusqu’aux nouveaux manuels de musique des écoles primaires dans lesquels des pages entières sont consacrées à l’hymne national et à divers chants patriotiques ou religieux au détriment de l’apprentissage du solfège et d’une ouverture au monde qui n’est plus d’actualité.
Fermement décidé à empêcher toute discussion sur les crimes commis par des Polonais contre des Juifs sous l’occupation allemande, les députés du parti Droit et Justice ont adopté en janvier 2018 une loi modifiant le statut de l’Institut de la mémoire nationale (IPN) qui permet désormais de condamner à une amende ou à une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement toute personne qui « publiquement et contrairement aux faits imputerait à la Nation polonaise ou à l’État polonais une responsabilité ou une co-responsabilité dans les crimes commis par le Troisième Reich ». Malgré le scandale provoqué par cette nouvelle législation à travers le monde, et tout particulièrement en Israël, le texte a été promulgué en février par Andrzej Duda.
Poursuivant ses travaux contre vents et marées, le Centre d’étude sur l’extermination des Juifs de l’université de Varsovie a publié en avril 2018, sous la direction de Barbara Engelking et Jan Grabowski, un ouvrage collectif en deux tomes intitulé Plus loin, c’est la nuit, qui présente une étude détaillée du sort des Juifs dans une dizaine de régions de Pologne sous l’occupation allemande[6]. Le résultat de leurs recherches est sans appel. Seule une part infime des Juifs ayant fui les ghettos était encore en vie à l’arrivée de l’Armée rouge et de nombreux Polonais ont participé activement à la traque et à l’exécution de leurs concitoyens juifs: membres de la police bleu marine, pompiers volontaires ou simples paysans. La réaction du gouvernement ne s’est pas fait attendre puisque le nouveau Premier ministre, Mateusz Morawiecki, a annoncé fin mai qu’il ne prolongerait pas le mandat de Barbara Engelking à la tête du Conseil international du musée d’Auschwitz.
Notes :
[1] Jan T. Gross, Les voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Fayard, 2002 (édition originale en polonais publiée en 2000, et édition en anglais en 2001).
[2] Jan T. Gross, La peur. L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Calmann-Lévy et Mémorial de la Shoah, 2010, pour la traduction française (édition originale en anglais publiée en 2006, et édition en polonais en 2008).
[3] Paweł Machcewicz et Krzysztof Persak (dir.), Wokół Jedwabnego (Autour de Jedwabne), Varsovie, IPN, 2002.
[4] Corps de police auxiliaire, composé d’anciens membres de la police polonaise, mis en place par les Allemands à l’automne 1939 dans le « Gouvernement général ».
[5] Voir le site du musée.
[6] Dalej jest noc. Losy Żydów w wybranych powiatach okupowanej Polski, Stowarzyszenie Centrum Badań nad Zagładą Żydów, Varsovie, 2018.
Vignette : Le Premier ministre Mateusz Morawiecki au musée-prison de Pawiak, lors de la « Journée nationale du souvenir des victimes des camps de concentration et camps de la mort nazis allemands », 14 juin 2018 (Source: site du Premier ministre).
* Alban PERRIN est formateur au Mémorial de la Shoah et chargé de cours à Sciences Po Bordeaux.
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