Ciment identitaire pendant les trois partages, les périodes nazie puis communiste, l’Église catholique a joué un rôle incontesté de gardien de la conscience morale en Pologne. Aujourd’hui, les évêques sont appelés à gérer l’héritage du pape Wojtyła et ont du mal à faire entendre leur voix dans un pays en pleine transformation.
L’Église – « hôpital de campagne » rêvée par le pape François n’est pas encore en chantier. Du moins en Pologne. Les évêques y font la sourde oreille face aux innovations bergogliennes, les appels à la miséricorde s’y heurtent souvent à un mur, les divorcés remariés y restent à l’écart de la vie ecclésiale[1] et la structure ecclésiale y demeure très classique.
Un épiscopat traditionnellement conservateur
François n’a pas encore voulu ou réussi à laisser son empreinte sur l’épiscopat polonais. En cinq ans de pontificat, le pape a choisi 8 archevêques métropolitains sur 15, et 10 évêques sur 29, soit 18 ordinaires sur 44, et 49 sur un total de 93 en tenant compte des auxiliaires. Dans la plupart des cas, les évêques nommés ont été transférés de siège et coiffaient déjà la mitre avant l’élection du jésuite argentin au pontificat. Les seules exceptions -le père Wojda, destiné à Białystok et le père Pindel, à Bielsko- étaient respectivement officier au long cours de la curie romaine et professeur de théologie à Cracovie.
Pas d’évêques « callejeros » pour la Pologne. Les recrues, d’extraction tantôt curiale (romaine, diocésaine et des ordres religieux), tantôt académique mais rarement pastorale, se conforment en tout point à l’habituelle orientation conservatrice de cet épiscopat. Ces prélats sont souvent des «tradismatiques» proches des mouvements de renouveau charismatique et peu impliqués politiquement. En ce sens, le cardinal-archevêque de Varsovie Nycz est un point de repère pour l’épiscopat local. Formé à l’école de Wojtyła, ouvert aux mouvements et équidistant vis-à-vis des forces politiques, ce conservateur modéré fut promu à Varsovie après l’affaire Wielgus[2]. Par contre, Mgr Głódź de Gdańsk fait figure de Maverick. Conservateur apocalyptique (l’Union européenne, selon lui, «mènerait à la perdition»), médiatisé, proche du PiS et de Radio Maryja mais isolé au sein de l’épiscopat, il est régulièrement contesté par son diocésain plus illustre, le prix Nobel Lech Wałesa[3].
Les cardinalables
Un signe de discontinuité pourrait intervenir lors de la cooptation d’un ou plusieurs prélat(s) dans le collège des cardinaux, où la Pologne est sous-représentée. Grand vivier de vocations avec 323 prêtres ordonnés en 2017 (mais ils étaient 400 il y a dix ans), cette Église donne beaucoup de missionnaires, en particulier aux communautés de l’espace post-soviétique. Pourtant, seuls quatre cardinaux âgés de moins de 80 ans (dont deux ont déjà 79 ans) sur 120 sont d’origine polonaise (dont trois proviennent du clergé de Cracovie!) Après Varsovie, l’honneur de la pourpre rejaillit habituellement sur l’archevêque de Cracovie et, plus sporadiquement, sur celui de Wrocław. Lors du consistoire du 28 juin 2018, le pape doit créer cardinal le seul polonais « callejero » disponible, l’aumônier apostolique Mgr Konrad Krajewski. Très impliqué dans le service aux « périphéries matérielles et existentielles », ce prélat originaire de Łódź a pourtant passé le plus clair de son temps à Rome.
En Pologne, Mgr Kupny de Wrocław est un évêque en syntonie avec le pape François. Sociologue, il est impliqué dans les dialogues œcuménique et polono-allemand et a fait des timides ouvertures aux couples non mariés. Ses prises de position contre un nationalisme «égoïste» et en faveur d’un patriotisme « chrétiennement orienté et solidaire » lui ont attiré les réprimandes du PiS[4]. Les évêques, quant à eux, n’ont pas fait preuve d’une solidarité chaleureuse envers leur confrère. Formellement, l’épiscopat entretient des relations courtoises avec un gouvernement chauviniste en pensée, en parole, par action et parfois même par omission (on l’a vu lors du débat sur la répartition des réfugiés en Europe), mais attentif aux valeurs non négociables de l’Église (comme l’a démontré le débat au tour de la loi sur l’interruption de grossesse).
Le «derby» pour la barrette rouge pourrait se disputer un peu plus à l’Est, entre Cracovie et Łódź, ce dernier étant un diocèse de fondation récente qui n’a jamais été honoré de la pourpre. Or François a un penchant pour l’« hapax legomenon ». Par ailleurs, Cracovie a déjà son cardinal électeur en la personne de l’archevêque émérite Dziwisz, l’ancien secrétaire de Wojtyła. Bien que ce prélat ait déjà 79 ans, une loi tacite assez récente rend la cohabitation de deux électeurs dans le même siège inopportune, compte tenu de la nécessité d’adapter la représentativité d’un Sacré Collège de plus en plus mondialisé à la pénurie de postes disponibles.
La nomination de Mgr Jędraszewski à Cracovie en décembre 2016 a déjà été une petite révolution en soi. Elle brisa une tradition consolidée, qui voit un évêque cracovien assis sur la chaire de St. Stanislas. D’un point de vue à la fois intellectuel et pastoral, Mgr Jędraszewski est d’une prouesse intellectuelle remarquable, bien introduit à Rome et dans l’épiscopat mondial. Philosophe bioéthiciste, ce prélat est un avide défenseur du mariage hétérosexuel et du droit à la vie depuis sa conception jusqu'à sa fin naturelle. Ses charges contre la théorie du genre rassemblent beaucoup à la manif pour tous. S’il obtenait la barrette rouge, il renforcerait son rôle d’idéologue au sein de l’épiscopat polonais et mondial[5].
La sécularisation en marche
Malgré l’abondance de vocations (en l’occurrence, celles des femmes sont en chute vertigineuse depuis les années 1990) et le cléricalisme exhibé par le gouvernement, la Pologne est, elle aussi, un pays en voie de (lente) sécularisation, et ce depuis la fin de l’épopée héroïque de Solidarność. Selon les statistiques de la conférence des évêques (2017), la pratique religieuse diminue chaque année d’un point en pourcentage depuis le début des années 2000 et se fixe à 37 % du total. 20 % des moins de 40 ans sont athées ou agnostiques. Ostracisées par le milieu politique actuellement au pouvoir, des forces sécularisantes (LGBT, pro-choice, etc.) existent et sont assez actives dans les médias.
Les aires urbaines guident cette évolution. Łódź en est un cas d’école. Deuxième ville de Pologne, ce centre industriel connaît un double déclin : du taux d’emploi et de la pratique religieuse. Seuls 27 % des fidèles se rendent à la messe dominicale. En septembre 2017, le pape a nommé Mgr Ryś pour redresser la situation. Historien, auxiliaire de Mgr Dziwisz à Cracovie, ce jeune prélat est un fin connaisseur des mouvements de Pentecôte d’origine nord-américaine ainsi que des ceux du renouveau charismatique. Sa thérapie de choc prévoit un mix de tradition et d’innovation, mêlant pèlerinages et accompagnement des communautés nouvelles[6]. À Łódź, la pourpre représenterait un signe d’encouragement à la nouvelle évangélisation.
Le rôle de Radio Maryja
En Pologne, les organisations du laïcat sont en bonne santé. La part du lion revient aux mouvements, avant tout aux néocathéchuménaux, mais aussi au Regnum Christi fondé par le controversé père Degollado. Aujourd’hui, le succès de ces organisations n’est plus décrété par la hiérarchie, comme ce fut le cas pour les « Focolari » soutenus par les cardinaux Wojtyła et Wyszyński au début des années 1970, mais par d’autres influenceurs. En ce sens, le père Rydzyk est inégalable. Patron de Radio Maryja, ce septuagénaire est l’intarissable inspirateur de croisades morales et politiques. Anti-européiste, xénophobe et parfois antisémite, complotiste (Lech Kaczyński aurait été tué par les services d’espionnage russes), ce religieux est aussi un formidable orateur. Ses sermons quotidiens séduisent des millions d’auditeurs, surtout dans le milieu rural, et orientent le peuple beaucoup plus que les lettres pastorales de l’épiscopat. Les rallyes de prière promus par Rydzyk comptent des centaines de milliers de participants. « Rosaire aux frontières » est peut-être le plus impressionnant: à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Lépante[7], près d’un million de Polonais se retrouvent le long des confins pour réciter leur chapelet contre l’immigration et l’« islamisation » [sic] de la Pologne[8].
Les évêques condamnent le ton de Rydzyk mais lui donnent carte blanche sur les questions de fond, de peur de provoquer une fracture à l’intérieur du corps ecclésial. Ils montrent ainsi leur faiblesse. Soucieuse de sauvegarder l’unité d’un catholicisme populaire mais aussi identitaire et parfois postural, la hiérarchie, décriée pour sa mauvaise gestion des scandales financiers et de pédophilie, se borne à gérer l’existant. Mais, en Pologne comme ailleurs, les évêques succombent devant le charisme d’autres acteurs, dont le sectarisme risque de miner cette unité et d’affaiblir la voix catholique face aux dérives fondamentalistes et nationalistes qui attirent leurs ouailles. Qu’est loin le temps de Wyszyński et Wojtyła !
Notes :
[1] Christopher Lamb, «Polish bishops vow to refuse communion to divorced and remarrieds», The Tablet, 8 juillet 2016.
[2] Mgr Wielgus a pris possession du siège par procure le 5 janvier 2007 avant d’y renoncer deux jours plus tard en raison d’allégations de collaboration avec le régime communiste. Katarzyna Wiśnewska, « Abp Wielgus się broni » (L’archevêque Vielgus se défend), Gazeta Wyborcza, 15 janvier 2007.
[3] Przemysław Malinowski, « Wałęsa komentuje kazanie abp. Głódzia. "Nie będzie wyboru" » (M Walesa sur le sermon de Mgr Głódz. "Il n’y aura pas de choix"), Rzeczpospolita, 26 décembre 2017.
[4] Michał Wilgocki, Tomasz Nyczka, « Polscy biskupi ostro o nacjonalizmie. "Kultywuje poczucie wyższości" » (Les évêques polonais interviennent sur le nationalisme. "Il cultive un sentiment de supériorité"), Gazeta Wyborcza, 28 avril 2017.
[5] Tomasz Krzyżak, « Marek Jędraszewski. Biskup na linii frontu » (Marek Jędraszewski. Un évêque sur la ligne de front), Gazeta.pl, 15 décembre 2016.
[6] Filip Mazurczak, « New Archbishop of Lodz, Poland, focuses on traditional spirituality, re-evangelization », The Catholic World Report, 27 septembre 2017.
[7] La bataille de Lépante du 7 octobre 1571 se conclut par la victoire de la Sainte-Ligue, rassemblée par le pape Pie V (Vénitiens, Espagnols, Allemands, Génois, Savoyards) contre les Ottomans (musulmans). Depuis, le jour de la victoire est associé à la fête du Saint-Rosaire car le pontife avait exhorté les fidèles à prier le chapelet pour la réussite de l’assaut.
[8] Joanna Berendt et Megan Specia, «Polish Catholics Gather at Border for Vast Rosary Prayer Event », The New York Times, 7 octobre 2017. On rappellera que le pays ne compte que quelques milliers de musulmans et est un pays d’émigration, malgré le fort afflux de main-d’œuvre ukrainienne et bélarussienne.
Vignette : Conférence des évêques polonais (source : episkopat.pl).
* Alessandro MILANI est historien rattaché au groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’École pratique des hautes études(EPHE-GSRL), il travaille sur religion et politique en Europe médiane et dans l’espace post-soviétique (1918-1991). Auteur de La Galizia orientale. Dalla dominazione asburgica all’annessione polacca (1771- 1923). Aspetti politici e religiosi delle problematiche interrituali,Aracne, 2017.
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