Les visages de l’Église catholique en Pologne

L’institution la plus puissante de la scène polonaise, l’Église catholique, est de plus en plus hétérogène. Depuis 2015, sa présence se renforce et, parallèlement, se morcelle car l’institution ecclésiale intervient dans tous les domaines : politique, économique, social, historique et culturel.


C’est un dimanche matin et il fait froid, ce qui est bien normal pour un 4 février. La première chaîne publique de la radio polonaise commence la transmission de la messe de la basilique Sainte Croix de Varsovie. Depuis les accords d’août 1980, signés au cœur du chantier naval de Gdańsk, c’est une tradition immuable, une matinée de prière. Or, depuis quelques années, son contenu a changé.

L’homélie prononcée ce jour-là sonne comme le rappel à l’ordre de la nouvelle Pologne qui grandit sous nos yeux depuis 2015. Le père Waldemar Rakocy, professeur de science biblique à l’université catholique de Lublin, constate que les chrétiens de Pologne sont persécutés, méprisés et humiliés. Il souligne aussi que tous ceux qui ne demandent pas à l’Allemagne des réparations de guerre, qui lisent et regardent des médias autres que ceux de la droite politique polonaise, sont des ennemis du Christ, manipulés par Satan en personne. Les ondes tremblent. Les fidèles applaudissent.

Un portrait contrasté

La structure administrative et territoriale de l’Église catholique en Pologne est hiérarchique. Le pape François dirige l’Église universelle et son nonce apostolique, l’archevêque Celestino Migliore, le représente sur la terre polonaise. L’archevêque Stanisław Gądecki préside la Conférence de l’Épiscopat polonais et l’archevêque Wojciech Polak remplit honorifiquement les fonctions de Primat de Pologne. L’Église polonaise compte aussi sept cardinaux, quatorze archevêchés, quarante et un diocèses et plus de 10 000 paroisses dans lesquelles on célèbre 48 000 messes chaque dimanche. Plus de 30 000 prêtres, moines et 21 000 moniales servent la population de croyants, soit 90 % des Polonais ou 33 millions de personnes[1]. Pourtant, les pratiques religieuses dessinent un tout autre paysage.

En 2018, on estime que 12 millions de catholiques polonais (soit 36,7 %) se rendent aux messes dominicales -les « dominicantes »- mais que seulement 16 % communient -les « communicantes »[2]. Si le nombre des dominicantes diminue chaque année (-3,1 % depuis 2015), résultat d’un classique processus de sécularisation, le nombre de communicantes, en revanche, ne cesse d’augmenter depuis les années 1980. Les grandes villes ainsi que le Nord-Ouest de la Pologne sont les plus touchés par cet écart croissant, tandis que le Sud-Est se maintient globalement à un niveau très élevé. S’agit-il d’une religiosité populaire, intellectuelle, émotionnelle, voire « petite-bourgeoise », ou d’un phénomène d’alliance entre l’autel et le trône ?

Une Église politisée

Le 22 avril 2016, à Wałcz, petite ville de 25 000 habitants située en Poméranie occidentale, l’Association de la jeunesse polonaise (Wszechpolska), accompagnée du député Sylwester Chruszcz (membre du parti de la droite populiste Kukiz’15) et d’un frère capucin prénommé Grzegorz, scande sur la rue principale « Pologne pure, Pologne blanche, sans Arabes ni pédés ! » La plupart des passants semblent indifférents ou sympathisants. Les jeunes se rendent ensuite dans la paroisse Saint Antoine pour prier : « Ô Dieu Tout-puissant, donne-nous les forces et la puissance dans notre lutte pour la Grande Pologne ».

À Toruń, sous la protection du père Tadeusz Rydzyk, créateur de Radio Maryja et de la chaîne de télévision Trwam, les hiérarques et les politiques polonais répètent les mêmes supplications. Le 2 décembre 2017, Monseigneur Wiesław Mering a ainsi célébré l’amour de la patrie et de sa véritable histoire en rassemblant autour de lui les principaux ministres tels que Antoni Macierewicz, Zbigniew Ziobro, Jan Szyszko, Mariusz Błaszczak, Stanisław Piotrowicz et Ryszard Czarnecki. Des lettres du président Andrzej Duda, de la Première ministre Beata Szydło ainsi que de Jarosław Kaczyński ont été lues pendant la messe, soulignant le soutien sans faille de la classe politique à l’Église polonaise.

Le mariage de l’autel et du trône se fête d’ailleurs depuis huit ans, chaque dixième jour du mois. À cette occasion, la cathédrale de Varsovie se remplit de fidèles, de hiérarques et d’hommes politiques qui, après la messe, marchent ensemble sur la rue Krakowskie Przedmieście et proclament que le drame aérien de Smolensk est bel et bien un attentat. À côté de la croix du Christ, on porte deux portraits : celui de Donald Tusk et celui de Vladimir Poutine, ornés des inscriptions : « Ils ont réussi » ou « Traîtres ». La Conférence d’Épiscopat polonais, elle, n’a à ce jour publié aucune déclaration concernant ces manifestations. L’Église de Pologne se tait.

Pourtant, quand les patriotes polonais arrivent dans le plus ancien sanctuaire du pays, à Częstochowa, en criant « Race blanche, race blanche ! » ou « Sang pur, esprit clair », l’abbé du monastère n’hésite pas à les saluer d'un « Vous êtes les héros du XXIe siècle »[3]. Cette haine de l’Autre se lit aussi dans les manifestations du 11 novembre, appelées « Marches de l’indépendance ». En 2017, sous le slogan « Nous voulons Dieu », cette Pologne blanche et pure a crié son aversion et son hostilité. Là encore, l’Église n’a pas protesté.

Une Église de plus en plus hétérogène

La position officielle de l’institution ecclésiale, qui oscille entre silence et enthousiasme, ne rend aucunement compte des divisions internes de plus en plus visibles qui menacent l’unicité du catholicisme polonais.

Mais l’Épiscopat lui-même est en dissentiment violent : les prêtres, les communautés et même les éditions témoignent de l’existence de voix divergentes. Parmi elles, celle de Monseigneur Tadeusz Pieronek, membre éminent de l’Épiscopat qui a récemment mis l’accent lors d’interviews sur « l’odeur du fascisme » de plus en plus présente en Pologne et sur le christianisme polonais qui « n’est qu’une coquille vide »[4]. La banalisation de phénomènes tels que le nationalisme ou la politisation de l’Église est, selon lui, extrêmement dangereuse. Des documents officiels de l’Église, dont la lettre « La forme chrétienne du patriotisme » publiée en avril 2017, condamnent bien le nationalisme, mais c’est loin d’être suffisant. Cet avis est partagé par le père Ludwik Wiśniewski qui, dans l’article cité (voir note 3), présente point par point le drame de l’Église en Pologne, la tragédie de son immobilité, de sa politisation, de son hostilité et de son détachement des valeurs chrétiennes, comme celle de l’hospitalité. En face, des prêtres et des journalistes, notamment ceux de l’hebdomadaire Gość niedzielny (Visiteur du dimanche), réagissent à leur tour: le père Paweł Rytel-Andrianik, porte-parole de l’Épiscopat, a ainsi publié une réponse officielle afin de rejeter les accusations du père Wiśniewski. Les croyants laïcs naviguent ainsi entre plusieurs courants.

À l’occasion du vote du texte de loi prévoyant des sanctions à l’encontre de ceux qui ne respecteraient pas la « vérité historique » sur la Shoah établie par le gouvernement actuel, certains pratiquants se sont exprimés. Ainsi, le député Robert Winnicki, membre de Kukiz’15 et de Ruch narodowy (Mouvement national), a déclaré : « En tant que catholique, croyant, admirateur du Primat Wyszyński, j’ai honte que l’Episcopat (…), qui trouve le temps de célébrer les journées du judaïsme et de l’islam et de condamner le nationalisme, se taise depuis neuf jours. C’est un déshonneur et une trahison du Primat Wyszynski, de sa ligne nationale (…). Assez, assez des mensonges juifs (…) La noce est finie, rentrez en Israël ! » Au même moment, la sœur franciscaine Maria Krystyna Rottenberg publiait un article dans lequel elle soulignait « la chute morale » de la classe politique mais aussi de la société polonaise[5]. Malgré ces dissensions, le Président Duda a signé le texte de loi.

Il existe toutefois un domaine dans lequel l’Église polonaise semble être plus unie. Il s’agit de la morale.

L’Église centrée sur la moralité sélective

Lors des fêtes de Noël 2017, dans la région de la Grande Pologne, le prêtre d'une petite paroisse située à quelques minutes de la métropole de Poznań, le sanctuaire de Notre Dame de Tulce, s’est félicité dans son homélie de l’aide apportée par sa communauté à ceux que l’on appelle localement « migrants » : elle consiste à envoyer 500 zlotys par mois (120 euros) à une famille catholique syrienne restée au pays. Cela peut paraître beaucoup mais, précisément, il s’agit d’un geste à l’attention de ceux qui n’ont pas migré, réalisé par un pays où la classe politique et l’opinion publique ne sont favorables ni à l’accueil des migrants, ni aux quotas européens, ni à l’idée des couloirs humanitaires permettant les déplacements de ces population éprouvées. D’autres paroisses contactées par nos soins déclarent ne rien faire car ce problème n’est pas le leur. L’enseignement du pape François est donc compris en Pologne d’une manière assez sélective.

Cette sélectivité touche aussi une certaine catégorie de fidèles – les femmes. En octobre 2016 et en mars 2018, la Pologne a été secouée par des marches de femmes protestant contre le durcissement de la loi interdisant l’IVG. Ce sujet très sensible mais aussi très présent et médiatisé revient régulièrement sur la scène polonaise. Dans les années 1990, le Parlement en a débattu trois fois, puis deux fois encore dans les années 2000. La loi en vigueur –celle de 2007– est désormais considérée comme « trop libérale », même si elle autorise l’IVG dans seulement trois cas (vie de la mère en danger, viol ou maladie incurable du fœtus). Les organisations catholiques ProLife et Ordo Juris –un mouvement de plus en plus puissant, visible sur tous les sujets sociétaux, sociaux et politiques– ont organisé une campagne pan-nationale afin de promouvoir une interdiction totale de l’IVG ainsi que la pénalisation des femmes y recourant, ainsi que celle des infirmières et des médecins la pratiquant. La hiérarchie ecclésiale a appuyé ce projet, à l’exception de l’article sur la pénalisation. Le vote rejetant ce projet a eu lieu le 6 octobre 2016 mais il revient actuellement sur le devant de la scène publique.

L’Église catholique, qui se veut universelle, se heurte en Pologne à un phénomène de fermeture nationale d’une puissance redoutable. Son message s’y trouve souvent perverti par ses propres serviteurs et son unité de façade se fissure.

Notes:
[1] Office polonais des statistiques (GUS), 2015.
[2] Étude réalisée dans toutes les paroisses polonaises par l’Institut de sondages ISKK (Instytut Statystyczny Kosciola katolickiego), Tygodnik Powszechny (TP), n°7, 11 février 2018, pp. 40-42.
[3] Article du père Ludwik Wiśniewski, « Oskarżam » (J’accuse), TP, n°4, 2018.
[4] « Kropka nad i », Rzeczpospolita, 30 janvier 2018.
[5] TP, 18 février 2018.

Vignette : « Grève des femmes», manifestation « noire » du 23 mars 2018 dans les rues de Varsovie. Les manifestantes se sont vêtues de noir pour marquer le deuil de leur liberté (source Wikimedia commons).

* Agnieszka MONIAK est docteure en sciences sociales de l’EHESS, professeur d’histoire-géographie dans l’enseignement secondaire, auteure de La Russie orthodoxe. Identité nationale dans la Russie post-communiste, L’Harmattan, Paris, 2009, Odchodzic, Novae Res, 2017 et Niania w Paryzu, Proszynski i polka, 2012.

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