La Pologne redécouvre ses fleuves

Le Rhin de Hölderlin, le Danube de Strauss, la Tamise de Kipling... les fleuves font souvent partie de l'imaginaire national des peuples et la Pologne, traversée par de nombreux cours d'eau, n'échappe pas à la règle. En pratique cependant, ils ont jusqu'à récemment été assez négligés. Urbanisme, lutte contre les inondations, transports: reviendraient-ils désormais au centre du jeu ?


On chercherait en vain la mairie d’arrondissement ou le code postal du quartier de la Vistule (Dzielnica Wisła) à Varsovie. Apparu au printemps 2015, ce toponyme est en effet une création marketing destinée à mettre en valeur le grand programme de renouvellement urbain conduit par la capitale polonaise sur ses territoires riverains de la Vistule, principal fleuve du pays.

L’un des résultats les plus visibles en a été, fin juillet 2015, l’ouverture au public d’un kilomètre de quais rénovés avec piste cyclable, zones couvertes et un élégant mobilier urbain. Plus au sud, l’installation de nombreux bars à la mode a attiré pendant les nuits estivales des dizaines de milliers de fêtards, y compris des touristes visiblement enchantés par le caractère « alternatif » du lieu.

L’aménagement d’espaces de détente et de loisir ne constitue pourtant qu’une des facettes de ce programme ambitieux, amorcé en 2008 et prévu pour durer au moins qu’en 2020. Soutenu par le Fonds européen de développement régional (FEDER), il devrait engager un montant total de 250 millions de zlotys, soit environ 60 millions d’euros. L’ampleur de cet effort financier est à la mesure du défi relevé par la ville: ne plus «tourner le dos à la Vistule». Longtemps, Varsovie s’est en effet contentée de croître sur une seule rive et à bonne distance du fleuve. Ceci s’explique par les difficultés à maîtriser les crues de la Vistule, mais aussi par la proximité de la « skarpa », une bande de terrain surélevé de 10 à 20 mètres qui suit le cours d’eau sans en être tout à fait riverain.

Ne plus tourner le dos à la Vistule

La défense naturelle qu’offrait la «skarpa» contre les risques d’inondation ou d’invasion a valu au site d’accueillir dans un premier temps la vieille ville médiévale. À partir de 1596, date du déplacement de la capitale polonaise de Cracovie à Varsovie, la « skarpa » devient un lieu privilégié pour la construction de résidences royales, châteaux aristocratiques et autres églises, le long d'un axe s'étendant de l'actuelle place du Château au palais de Natolin. C'est ainsi sur cet espace que se trouvent certaines des plus célèbres attractions touristiques de Varsovie comme le parc Łazienki et son Palais sur l'eau, ou encore le château de Wilanów.

Ce schéma de développement a eu pour conséquence de négliger les zones à proximité immédiate de la Vistule, que ce soit sur l'une ou l'autre rive. Inondées de façon régulière, elles étaient surtout habitées par des pêcheurs, des commerçants ou des artisans qui avaient besoin d'un accès à l'eau. Pour la même raison, dans le sillage de la Révolution industrielle s'installent au XIXème siècle sur les bords de la Vistule fabriques et usines à gaz. C'est littéralement la « ville basse », pauvre et ouvrière, par contraste avec la « ville haute » des aristocrates et des nouvelles fortunes bourgeoises.

Bien que cette géographie soit trop simplifiée pour être parfaitement exacte, elle est dans l'ensemble demeurée valable jusqu'à la fin du XXème siècle. Même le quartier de Powiśle, où poussent aujourd'hui des appartements de luxe très recherchés et des restaurants chics, était encore considéré dans les années 1990 comme peu sûr.

L'ouverture, en 1999, du nouveau bâtiment de la Bibliothèque de l'université de Varsovie a contribué à y faire venir des étudiants, puis des cafés-librairies... si bien que les environs se sont « gentrifiés ». Ces terrains de la rive gauche présentent en outre l'avantage d'être très proches du centre et de disposer d'importantes réserves foncières sous les usines abandonnées.

Gentrification des quartiers riverains

De l'autre côté du fleuve, l'abondante végétation et les plages sauvages instillent le doute: on se trouve pourtant au cœur d’une capitale européenne. C'est que le territoire de Varsovie est pour un quart composé d'espaces verts, l'un des plus hauts pourcentages en Europe. L'actuel quartier de Praga, qui formait une ville indépendante jusqu'en 1791, a certes connu pendant le XIXème siècle une intense industrialisation mais, en raison du manque récurrent de ponts et autres liaisons avec la rive gauche, il n’a pas suivi la même trajectoire de développement que le reste de Varsovie.

Ce relatif isolement l'a sauvé de l'œuvre de destruction méthodique de la capitale polonaise accomplie par les occupants allemands à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Praga fait donc partie des rares quartiers à offrir un témoignage «authentique», c’est-à-dire non reconstruit, du Varsovie d’avant-guerre. Ce climat a été d’autant mieux préservé que les autorités communistes ont ensuite peu investi dans les régions riveraines de la Vistule, leur caractère inondable les rendant peu adaptées aux grands ensembles en béton privilégiés par le régime.

Toutefois, le charme de l’ancien a aussi ses inconvénients: mauvais état général des immeubles, manque d’accès au réseau de chauffage urbain… De plus, la forte concentration de logements sociaux, réservés aux populations les plus démunies, y a créé des poches de grande pauvreté et d’exclusion qui détériorent l’image de quartier.

L’achèvement, en mars 2015, d’une deuxième ligne de métro traversant désormais la Vistule, la construction de nouveaux ponts et la mise en œuvre d’un programme spécial de réhabilitation urbaine pour la rive droite, pourvu à hauteur de 1,4 milliard de zlotys sur la période 2015-2022 (330 millions d’euros), ont précisément pour but de désenclaver ces quartiers, tant d’un point de vue physique que dans les têtes.

Prise en compte des risques d’inondation

Cette tendance à, littéralement, réinvestir les abords des fleuves n’est pas l’apanage de Varsovie. Wrocław, parfois surnommée la Venise du nord en raison de ses nombreux ponts, îles et canaux, a lancé en 2009 son programme de réhabilitation du quartier Nadodrze, séparé de la vieille ville par l’Oder.


Les principaux fleuves et villes riveraines de Pologne (fonds de carte : Michał Smoczyk/Wikimedia/Domaine public)

Comme le Praga de Varsovie ou le Kreuzberg de Berlin, Nadodrze souffrait d’une aura d’insécurité malgré un patrimoine immobilier à fort potentiel résidentiel et touristique. La zone avait en outre subi des pertes particulièrement lourdes après la crue millénale de 1997, qui avait coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes et entraîné des dommages matériels dépassant le milliard d’euros. La restauration de bâtiments historiques, l’ouverture de centres de formation, l’amélioration de l’éclairage public et le soutien aux initiatives locales ont donc été également accompagnés d’un renforcement du dispositif de prévention des inondations.

Cette dimension est primordiale en Pologne, où les crues constituent le principal risque de catastrophe naturelle. Les grandes villes, traversées par des cours d’eau relativement puissants (Vistule, Oder, Warta), se doivent par conséquent d’être bien préparées, d’autant que les études de vulnérabilité au réchauffement climatique prévoient pour la Pologne une augmentation de la probabilité et de l’intensité des phénomènes de type sècheresse et inondation.

Bydgoszcz, dont l’Île aux moulins est sans doute l’un des exemples les plus réussis de réhabilitation de friche industrielle en bordure de fleuve, a lancé en 2015 un appel à projets pour la rénovation du quartier du Vieux Fordon. Commune distincte jusqu'en 1972 et site d'une prison toujours en fonctionnement, Fordon a de plus été durement endommagé par la grande inondation de 2010. La prise en compte du risque de crue occupe donc une place importante dans la réflexion sur son avenir, même si les urbanistes polonais n'ont pas encore totalement intégré dans leurs travaux la dimension d'adaptation au changement climatique.

Volonté de redynamiser le transport fluvial

Le cas de Bydgoszcz permet de mentionner un autre aspect de la redécouverte des fleuves: l'ambition de ranimer le transport fluvial. En dépit d'un potentiel significatif dont l'exploitation avait dans le passé assuré la prospérité de villes comme Toruń, Elbląg et bien sûr Gdańsk, les voies fluviales assurent aujourd'hui moins de 1 % du tonnage de marchandises transportées en Pologne chaque année, contre environ un tiers pour les Pays-Bas, 13 % pour l'Allemagne, 4 % en France et une moyenne européenne de 5,8 %[1].

Les atouts du transport fluvial ne sont pourtant plus à démontrer, en particulier en termes de coûts, de nuisances sonores, d'émissions de gaz à effet de serre et de désengorgement des routes. Néanmoins, seuls 5,9 % des quelque 3 655 kilomètres de voies navigables polonaises répondent aux normes internationales de classe IV et plus, un pourcentage constant depuis 2007[2]. Malgré les dizaines de milliards d'euros de fonds structurels dont bénéficie la Pologne pour moderniser son réseau de transport, les ministres successifs ont jusqu'à présent privilégié la route, et désormais le rail, sans guère s'intéresser aux fleuves et canaux.

Les collectivités locales ont un pouvoir limité sur ce dossier qui dépasse aussi bien leur domaine de compétence que leurs capacités financières, mais certaines tentent à leur échelle de redynamiser le trafic fluvial. Bydgoszcz et Toruń, les cités rivales de Cujavie-Poméranie reliées par 50 kilomètres de Vistule et partageant un unique incinérateur, étudient ainsi la possibilité d'y acheminer sur barque leurs déchets, à l'image du système en vigueur dans l'agglomération parisienne. Un projet qui trouvera peut-être le soutien du ministère de la Mer et de la Navigation fluviale, tout juste recréé à l'initiative du nouveau gouvernement.

Notes :
[1] Inland Navigation Europe, 2013.
[2] Główny Urząd Statystyczny (GUS/Office central de la statistique), 2015.

Vignette : Le pont Most Śląsko-Dąbrowski entre la Vieille Ville et Praga à Varsovie (source : Adrian Grycuk, taille CC BY-SA 3.0 pl)

* Romain SU est rédacteur en chef du Courrier de Pologne (http://www.courrierpologne.fr).