Entre 2007 et 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a prononcé des arrêts portant sur la ségrégation discriminatoire des écoliers d’ethnie rom dans des pays d'Europe centrale et orientale – République tchèque, Croatie, Hongrie. Cette jurisprudence permet de faire un point sur l'efficacité des politiques d'intégration de ces pays.
De nombreuses études réalisées auprès du Conseil de l’Europe révèlent que le faible niveau d’éducation des Roms compte parmi les problèmes les plus urgents dans les pays d’Europe centrale et orientale (Peco). Leur manque d’instruction adéquate constitue un frein à l’emploi, à un niveau de vie décent et à une meilleure intégration à la société civile.
Éducation des enfants roms dans les Peco, quelle évolution ?
En Europe de l’Est, l’intégration des enfants roms à l'école correspond aux politiques générales adoptées par les autorités nationales en matière d'intégration des Roms. Les Peco ont des approches différentes, influencées par des modèles culturels et historiques généralement hérités des époques antérieures. Deux orientations distinctes, qualifiées respectivement de « globalisante » ou de « spéciale » prédominaient à l’époque communiste[1]. La première, mise en œuvre en URSS, en Yougoslavie, en Pologne et en Albanie dans les années 1960, ne prévoyait pas de mesures gouvernementales particulières en faveur de l’intégration sociale des Roms, lesquels étaient traités dans le cadre de la politique générale en vigueur pour l’ensemble de la population. Selon l’« approche spéciale », en revanche, les Roms étaient traités comme une communauté séparée, car confrontée à des problèmes particuliers et donc ne pouvant être résolus que par le biais de mesures spécifiques. Cette approche fut privilégiée par la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Ces politiques générales d'intégration marquent pour partie encore aujourd'hui l'intégration des enfants roms dans les systèmes éducatifs nationaux.
Aujourd’hui, les niveaux d’éducation des Roms, enfants et adultes, varient d’une communauté rom à l’autre et selon qu’ils sont établis en ville ou en zone rurale. Dans les Peco comme en Europe occidentale les écarts d’éducation sont très larges. Jusqu’à 50 % des enfants roms en Europe ne terminent pas leurs études primaires. Dans certains Peco, 50 à 80 % des enfants sont systématiquement orientés vers des écoles spéciales, créées dans les années 1950-1960 pour accueillir les enfants qui avaient des difficultés d’apprentissage[2]. Leur cas a particulièrement attiré l’attention du Conseil de l’Europe qui a mis en place toute une politique destinée à aider à l’intégration de ces enfants, en amont, dans le milieu scolaire normal de ces pays et, en aval, dans leurs sociétés.
La discrimination des enfants roms selon la jurisprudence de la Cour de Strasbourg
Suivant la Convention européenne des droits de l’homme, on parle de discrimination quand « un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas de traitement plus favorable »[3]. Néanmoins, en interprétant l’article 14 de la Convention européenne qui interdit la discrimination, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) n’interdit pas d’opérer des distinctions de traitement dans l’exercice des droits reconnus. Le juge européen reconnaît en effet la compatibilité de l'article 14 avec des législations « positives » accordant un traitement préférentiel à telle ou telle catégorie de personnes, recommandées pour corriger des « inégalités factuelles »[4] entre ces groupes et les autres. La CEDH qualifie ce type de législation positive « d'inégalité compensatoire ».
S’agissant d’un droit à l’instruction, toute discrimination est interdite pour garantir un accès effectif aux établissements scolaires. La CEDH a pu déceler des attitudes discriminatoires à l’égard des enfants roms dans trois affaires traitant de ce problème qui lui ont été présentées à ce jour concernant les Peco.
La tendance à la ségrégation des enfants roms dans des écoles spéciales en République tchèque
La première de ces affaires, D.H. c/ République tchèque (2007), concerne la situation de 18 ressortissants tchèques d’origine rom, scolarisés dans des écoles spéciales en raison, selon eux, de leur origine ethnique. Ces écoles, sont destinées aux enfants atteints de déficiences intellectuelles et incapables de suivre un cursus scolaire ordinaire.
Devant la Grande Chambre[5] les requérants soutenaient avoir subi, sans justification objective et raisonnable, un traitement discriminant par rapport aux non-Roms à situation comparable, du fait de leur placement dans des écoles spéciales. Le gouvernement prétendait que cette mesure portait un caractère objectif sans lien avec leur origine ethnique. Par ailleurs, les autorités tchèques avaient requis le consentement des parents des enfants concernés pour leur placement dans ce milieu scolaire spécial. Pourtant, la Cour n’a pas été convaincue que les parents de ces enfants, en tant que membres d’une communauté défavorisée et souvent eux-mêmes sans instruction, étaient capables d’évaluer tous les aspects de la situation et les conséquences de leur consentement. Tout en reconnaissant les efforts des autorités tchèques en vue de scolariser les enfants roms, la Cour n’a pas été persuadée que la différence de traitement entre les enfants roms et ceux non roms reposait sur une justification objective et raisonnable.
L’intégration automatique des enfants roms dans des classes séparées en Croatie
En Croatie, la ségrégation discriminatoire des enfants roms n'a pas non plus pu être justifiée devant la CEDH. L’affaire Oršuš et autres c/ Croatie (2010) fut initiée par 15 ressortissants croates d’origine rom, provenant de plusieurs localités au début des années 2000. Ils alléguaient que leur placement dans des classes réservées aux Roms était de nature discriminatoire car il les privait de leur droit à l’instruction dans un environnement multiculturel. Cette orientation leur avait causé un grave préjudice éducatif, psychologique et émotionnel, se traduisant notamment par un sentiment d’aliénation et une perte d’estime de soi[6].
La Cour européenne a pu observer qu’en dépit de l’absence de politique générale consistant à intégrer automatiquement les élèves roms dans des classes séparées, dans ce cas seuls des enfants roms avaient été placés dans des classes séparées. Ce fait a toutefois servi de révélateur d’une différence de traitement à l’égard de ces enfants. Le gouvernement croate justifiait ce placement par la maîtrise insuffisante de la langue croate, motif qui, selon la Cour, n’est pas en soi automatiquement contraire à la Convention. Mais, si une telle mesure ne touche que les membres d’un groupe ethnique spécifique de manière exclusive, des garanties suffisantes sont nécessaires « de nature à assurer que, dans l'exercice de sa marge d'appréciation dans le domaine de l'éducation, l'État tienne suffisamment compte des besoins particuliers de ces enfants en tant que membres d'un groupe défavorisé »[7]. Poursuivant son analyse, la Cour a constaté que le fait de placer ces enfants dans des classes réservées n’a en rien constitué une solution adéquate pour résoudre leurs difficultés d’apprentissage. En fait, les requérants n’ont suivi aucun programme spécial destiné à les aider à surmonter leurs lacunes linguistiques alléguées.
Finalement, tout en reconnaissant les efforts accomplis par les autorités croates pour veiller à la scolarisation des enfants roms[8], la Cour a considéré que manquaient, à l’époque, des garanties adéquates propres à assurer les besoins spéciaux des requérants.
Incorporation des enfants roms dans des écoles spéciales, une pratique constante en Hongrie
L’affaire Horváth et Kiss c/ Hongrie (2013) concerne le placement discriminatoire dans des établissements scolaires pour handicapés mentaux de deux enfants roms. La Cour a pu constater qu’il ne s’agissait pas d’un cas singulier, lié aux requérants de l’affaire, mais d’une pratique constante en Hongrie d’incorporation sans fondement des enfants roms dans des écoles spéciales. Cette pratique a eu comme conséquence l’isolement de ces enfants et des difficultés accentuées pour leur intégration dans la société majoritaire.
Le placement des deux requérants dans des établissements spéciaux s’est fait sur la base de leur évaluation par un collège d’experts ayant diagnostiqué chez eux un « léger handicap mental », leur QI se situant entre 64 et 83[9]. En dépit de bons résultats scolaires ultérieurs, les deux requérants ont été maintenus dans des écoles de rattrapage. Entre temps, des experts indépendants ayant testé les deux enfants avaient conclu que « ni l’un, ni l’autre n’était handicapé mental et que tous deux pouvaient suivre les programmes d’une école dispensant un enseignement normal ».
La CEDH a observé que, dans la société hongroise, les enfants roms sont surreprésentés parmi les élèves de l’école primaire et professionnelle de rattrapage. Elle a découvert un caractère systématique des diagnostics erronés de handicap mental chez les enfants de cette minorité, ce qui dévoile une véritable tradition de discrimination scolaire envers les Roms. Au lieu de les aider à développer des compétences qui auraient facilité leur intégration au sein de la population majoritaire, le programme scolaire que ces enfants ont suivi a probablement compromis leur épanouissement personnel. Ce qui a conduit la Cour européenne à condamner la Hongrie pour avoir enfreint l’article 2 du Protocole n°1 combiné avec l’article 14 de la Convention.
L’observation, par le prisme des arrêts strasbourgeois, de l’évolution des tentatives d’intégration de la minorité rom dans les sociétés postcommunistes des Peco nous montre que, dans la plupart des cas, les anciennes politiques ont perduré. Dans des pays comme la Hongrie ou la République tchèque, l’« approche spéciale », aux termes de laquelle les Roms étaient traités comme une communauté séparée, confrontée à des problèmes particuliers, nécessitant des mesures spécifiques, se lit encore aujourd’hui dans les politiques éducatives de ces États.
Pourtant, par ses arrêts, la CEDH a pu attirer l’attention sur l’inefficacité de ces politiques. Tout en admettant les nécessités spéciales d’une minorité vulnérable, les juges européens ont considéré, à partir de cas particulier, que la ségrégation des enfants roms durant le processus éducatif apparaît discriminatoire et ne contribue pas à l’intégration de ses propres citoyens, voire au contraire perpétue leur situation de vulnérabilité et leur incapacité d’adaptation aux exigences professionnelles et culturelles de la société. Il reste à voir si ces arrêts auront des effets positifs sur le sort des enfants roms, afin de contribuer à leur intégration dans le système éducatif majoritaire et, ainsi, à leur intégration ultérieure dans la société en tant que citoyens à part entière.
Notes :
[1] Elena Marushiakova, Veselin Popov, « Politique de l’Etat dans les pays communistes », Conseil de l’Europe, Projet éducation des enfants Roms en Europe, p.4. Disponible en ligne sur:
http://www.depechestsiganes.fr
[2] OSCE, Report on the Situation of Roma and Sinti in the OSCE Area, Haut Commissaire des Nations unies pour les minorités, La Haye, Pays-Bas, 2000, p.6.
[3] CEDH, Abdoulaziz, Cabales et Balkandali c/ Royaume-Uni, 28 mai 1985.
[4] CEDH, Stec et al. c/ Royaume-Uni, 12 avril 2006; Runkee et White c/ Royaume-Uni, 10 mai 2007.
[5] Après un premier arrêt de chambre du 7 février 2006, quand la Cour a conclu à la non-violation de l’article 14 de la Convention européenne combiné avec l’article 2 du Protocole n°1, le collège de la Grande Chambre a admis le recours le 3 juillet 2006.
[6] Comme précédemment, dans le cas des autorités tchèques, la chambre de la CEDH a conclu le 17 juillet 2008 à la non-violation de l’article 2 du Protocole n°1 à la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention. Le renvoi a été admis par la Grande Chambre le 1er décembre 2008.
[7] Cf. CEDH, Oršuš et autres c/ Croatie, 16 mars 2010, § 182.
[8] Voir à ce sujet les Rapports du Conseil de l’Europe relatifs à la Croatie, publiés le 9 novembre 1999, le 3 juillet 2001 et le 17 décembre 2004, et le Rapport de M. Alvaro Gil-Robles, Commissaire aux droits de l’homme, après sa visite en Croatie de 14 au 16 juin 2004.
[9] Le système hongrois fixait le seuil de handicap mental à un niveau de QI de 86, alors que celui de l'OMS est de 70.
Signalé par la rédaction : Assen SLIM, "Bulgarie : la place des enfants roms dans un système éducatif en mutation", Regard sur l'Est, 15/06/2013
Vignette : Conseil de l’Europe.
* Snejana Sulima Docteur en droit de l’Université Montesquieu Bordeaux IV, chargée de cours à l’Université « Al.I. Cuza », Iaþi, Roumanie.
Consultez les articles du dossier :
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