Les technologies de l’information et de la communication (TIC) se déploient aujourd’hui dans les villages de Roumanie et sont de plus en plus présentes dans les écoles rurales. Mais quels sont les usages qu’en font les enseignants et les élèves? Que révèlent-ils des évolutions culturelles en cours dans les villages de ce pays? Premiers résultats d’une enquête menée dans un village du nord-est de la Roumanie.
La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans les écoles rurales est l’un des objectifs actuels de l’Etat roumain, soutenu en cela par la Banque mondiale et l’Union européenne, en vue d’améliorer l’offre éducationnelle dans les campagnes et de réduire ainsi les inégalités en matière d’accès à l’éducation qui se manifestent par rapport aux villes. Pourtant, on observe que les TIC se déploient depuis déjà plusieurs années dans les villages de Roumanie: ainsi, en 2005, plus de 30% des foyers habitant en milieu rural et dont les enfants sont en âge d’être scolarisés (7-12 ans) possédaient un ordinateur, tandis que 7 à 12% de ces familles disposaient d’une connexion à Internet[1]. Il n’est pas question ici de s’interroger sur la pertinence de leur diffusion systématique dans les écoles rurales, mais plutôt d’étudier les usages effectifs qui en sont faits par les enseignants et les élèves[2].
Cet article présente les premiers résultats d’une enquête réalisée durant l’été 2008 dans un village du département de Vaslui (région de Moldavie). Cette recherche à caractère exploratoire repose essentiellement sur des entretiens menés avec des enseignants de l’école de ce village.
A Laza, une école rurale entre passé et avenir
L’enquête a été effectuée dans le village de Laza, situé à 12 km de la ville de Vaslui, dans le département du même nom. Ce village important possède le statut de commune, c’est-à-dire que d’autres villages plus petits lui sont administrativement rattachés (Bejenesti, Risnita et Sauca), totalisant ainsi 3.342 habitants (dont environ 2.000 pour le village de Laza). L’école de Laza a été fondée en 1868. Elle accueille aujourd’hui plus de 400 enfants, de la maternelle jusqu’au secondaire (y compris enseignement technique), et près de 28 enseignants y travaillent (éducateurs, instituteurs et professeurs).
Les TIC y sont présentes depuis déjà une dizaine d’années, les premiers ordinateurs ayant été introduits en 1998 grâce à un programme financé par la Banque mondiale. L’école dispose maintenant de 17 ordinateurs, répartis dans deux salles; ils ne sont cependant tous connectés à Internet que dans une seule. Un ordinateur a également été mis à disposition du Centre de Documentation et d’Information (CDI) de l’école et il bénéficie d’une connexion à Internet. L’une des deux salles informatiques est utilisée pour l’enseignement assisté par ordinateur: ses machines y sont équipées d’un programme éducatif qui a été développé et installé par SIVECO, une entreprise privée avec laquelle le ministère roumain de l’Education et de la Recherche a passé un contrat public en vue du développement de l’enseignement assisté par ordinateur. Durant les entretiens, il nous a été expliqué que ce programme éducatif comporte des leçons dans toutes les matières et pour les différents niveaux de l’enseignement secondaire.
Des TIC outil de transmission des connaissances et objet de savoir
Les professeurs et les instituteurs de l’école de Laza se servent-ils de ces équipements informatiques avec leurs élèves? Si oui, comment? Un échantillon a été choisi, composé de sept enseignants (quatre professeurs et trois instituteurs) d’âges différents et ayant une expérience plus ou moins longue dans l’enseignement. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs suivi une formation professionnelle à l’utilisation des TIC dispensée dans le cadre de la «Maison des Enseignants» («Casa Corpului Didactic») de Vaslui. L’hypothèse de départ était celle selon laquelle un usage des TIC avec les élèves renvoie à une utilisation de celles-ci en tant qu’outil de transmission et/ou en tant qu’objet de savoir[3].
Suite aux entretiens menés avec ces enseignants, il s’avère que les TIC sont employées par la plupart des professeurs, lesquels les utilisent en général en tant qu’outil de transmission des connaissances dans leur matière; en revanche, très peu d’instituteurs les emploient, ceux qui le font les utilisant avant tout comme objet de savoir, c’est-à-dire dans le cadre d’un enseignement dont elles sont justement l’objet. Ainsi, la plupart des professeurs de l’école de Laza utilisent avec leurs élèves, de manière plus ou moins systématique, les leçons sur ordinateur disponibles dans leur matière. L’enseignement assisté par ordinateur est perçu par les professeurs qui y ont recours comme une autre manière d’enseigner, qui complète la forme «classique» d’enseignement et constitue une modalité d’apprentissage plus attractive pour les élèves, leur permettant d’obtenir de meilleurs résultats; c’est par exemple ce que nous disait cette enseignante, professeur de mathématiques, à propos des cours de géométrie assistés par ordinateur: «De mon point de vue, je crois qu’ils voient mieux, qu’ils s’orientent mieux et qu’ils comprennent mieux et, automatiquement, cela les aide alors davantage. En fait personne ne t’oblige, personne ne te dit: fais comme cela! L’expérience te montre qu’ils comprennent mieux et tu utilises donc [les TIC] pour les aider».
Mais, pour que les professeurs puissent utiliser les leçons informatisées avec leurs élèves, il faut que ces derniers sachent au préalable se servir d’un ordinateur, qu’ils aient appris à le faire. Or, c’est justement là l’objectif du cours «Mon ami l’ordinateur» («Prietenul meu calculatorul»), proposé de manière optionnelle aux élèves de la fin du primaire. C’est dans le cadre de ce cours que les TIC peuvent être utilisées par les instituteurs en tant qu’objet de savoir. Cependant, il ne s’agit que d’un cours optionnel parmi d’autres, qu’un instituteur choisit en fonction de ses préférences et en tenant compte aussi de ce que souhaitent ses élèves. Ainsi, parmi les trois instituteurs interrogés, un seul (une institutrice) avait assuré ce cours. Il semble d’ailleurs qu’elle ait été la seule à le faire dans cette école.
Même s’ils n’ont pas suivi ce cours, beaucoup d’élèves de l’école de Laza savent néanmoins se servir d’un ordinateur: c’est ce qu’ont en tout cas déclaré les enseignants de l’échantillon. D’où la question qui en découle, portant sur les usages des TIC par les élèves hors enseignement.
@Dany Bourdet
L’usage domestique des TIC par les élèves: une utilisation ludique
D’après les enseignants, de plus en plus d’élèves de l’école de Laza possèdent aujourd’hui chez eux un ordinateur, et certains d’entre eux disposent même d’une connexion à Internet (les infrastructures permettant un accès facilité à Internet ont été mises en place depuis peu dans le village par ROMTELECOM). Si cela était initialement le cas des élèves dont la famille a une bonne situation matérielle, notamment de ceux ayant au moins un parent parti travailler à l’étranger, dorénavant cela concerne aussi souvent des élèves issus de familles plus modestes. En effet, un programme de l’Etat roumain soutient depuis octobre 2004 (loi n°269/2004), l’acquisition d’un ordinateur par les familles dont au moins un enfant est scolarisé (jusqu’à l’âge de 26 ans, ce qui inclut les familles dont un ou plusieurs enfants sont étudiants), dans une limite de 200 euros par famille. Cette somme, qui permet tout juste de couvrir l’achat d’un ordinateur d’entrée de gamme sans l’écran, semble ainsi constituer une aide appréciable pour bien des familles modestes de Laza qui souhaitent acquérir un ordinateur pour leurs enfants.
Un usage domestique des TIC tend ainsi à prendre place chez les élèves de l’école de Laza, et cela d’autant plus que l’utilisation des TIC dans l’enceinte de l’école s’avère restreinte: l’accès aux ordinateurs est en effet à la fois limité et surveillé par le personnel de l’école. Même si certains des enseignants interrogés pensent que l’usage domestique des TIC par leurs élèves est avant tout orienté vers le travail scolaire (préparation des exposés, recherches, etc.), la majorité d’entre eux nous a déclaré, qu’à la maison, les élèves ont une utilisation des TIC essentiellement ludique (jeux, musique, tchat, etc.). Perception qui s’accorde avec les résultats des études menées à échelle nationale sur l’usage des TIC par la jeunesse: comme les autres, les jeunes Roumains, y compris à la campagne, font un usage principalement ludique de ces technologies[3]. «[…] Si vous mettez ensemble deux groupes totalement étrangers l’un à l’autre, d’une école à l’autre, ils trouvent un sujet commun aussi à travers cela: l’un connaît je ne sais quel jeu […]», précise une institutrice.
Une nouvelle composante du rapport tradition/modernité dans les villages de Roumanie
A l’issue de cette recherche à visée exploratoire, on peut donc constater que, appréhendées à travers leurs usages effectifs, les TIC peuvent être constitutives des pratiques d’enseignement dans les écoles rurales qui en sont dotées et qu’elles tendent par ailleurs à être intégrées aux pratiques culturelles des jeunes ruraux. Replacés parmi les usages des différentes technologies qui coexistent dans les villages de Roumanie, les usages des TIC qui s’y déploient permettent d’apprécier la configuration nouvelle du rapport entre «tradition» et «modernité» qui caractérise aujourd’hui encore le milieu rural roumain. La Roumanie a en effet toujours été au carrefour d’influences culturelles diverses; et c’est pour cette raison que les villages roumains n’ont jamais été ni complètement «modernes», ni totalement «archaïques»[5]. Si près de vingt ans après la fin du communisme et de son projet de modernisation des villages (la fameuse «systématisation»), ces derniers parviennent plus ou moins à garder vivants certains traits traditionnels (des coutumes, des rites, etc.), de nouvelles techniques et de nouveaux modes de vie s’y diffusent désormais, dont notamment les TIC et leurs usages, permettant ainsi d’apprécier les évolutions culturelles en cours dans les villages de Roumanie.
[1] Chiffres provenant des deux études réalisées en 2005 par le Centre d’Etudes des Médias et des Nouvelles Technologies de Communication (Centru de Studii Media si Noi Tehnologii de Comunicare), cités dans: Stefanescu Poliana, «Societatea informationala si accesul tinerilor la tehnologia digitala», Sociologie Romaneasca, vol.V, n°1, 2007, pp.120-131.
[2] Voir notre précédent article sur le sujet: Bourdet Dany, «Quels enjeux autour des TIC dans les écoles rurales de Roumanie?», Regard sur l’Est, 15 janvier 2008, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=807.
[3] Ce sont là en effet les deux conceptions possibles du rapport entre acte éducatif et technologie de communication; voir à ce sujet: Ollivier Bruno, Thibault Françoise, «Technologie, éducation et formation», Hermès, n°38, 2004, pp.191-192.
[4] On se rapporte ici aux données présentées et commentées par Poliana Stefanescu dans son article précédemment cité.
[5] Voir Bucur Corneliu, «Le village roumain entre l’autarcie et l’économie de marché», communication au XII Economic History Congress, Buenos Aires, 22-26 july 2002, http://eh.net/XIIICongress/cd/papers/63Bucur278.pdf. Et aussi: Cuisenier Jean, «Chapitre 33. Le Regard intérieur» in Mémoire des Carpathes. La Roumanie millénaire: un regard intérieur, Plon, Collection «Terre Humaine», 2000, pp.504-512.
* Dany BOURDET est sociologue, auteur d’une thèse de doctorat sur Les pratiques communicationnelles médiatisées des étudiants roumains à Iasi.