Ce kolkhoze occupait, jusqu’à sa dissolution en 1992, l’ensemble des terres agricoles de l’Est de la commune de Lielvarde, à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Riga. Aujourd’hui cité post-soviétique égarée dans les bois, le hameau constitue un concentré exemplaire de l’histoire du pays, depuis le Moyen Age jusqu’aux différentes vagues de renaissance nationale des deux siècles passés.
Un site mythologique et historique
Par la description romantique des falaises qui bordent le fleuve ainsi que par les toponymes inchangés, l’épopée de Lacplesis est largement ancrée dans le territoire du kolkhoze. C’est bien là que Lacplesis, le héros des «paisibles ancêtres des Lettons», a affronté le Chevalier noir. La colonisation allemande de la région est la principale source d’inspiration de cette épopée dans laquelle on retrouve des événements attestés du début du 13e siècle.
Lors de la conquête germanique, des châteaux allemands sont édifiés sur les cendres des places fortes incendiées de la basse vallée de la Daugava. Lielvarde aurait alors abrité deux résidences: celle du chevalier Daniel dès 1201 ainsi que celle de l’archevêque de Riga, construite en 1217 à l’emplacement du château préexistant («Castris Lenewarde» dans la chronique d’Henri le Letton) lorsque la contrée entre dans le giron de l’archevêché; ce sont ses ruines que l’on découvre encore aujourd’hui au centre du kolkhoze.
Dans l’épopée, Lielvarde est ainsi présentée comme un village letton (second chant). Toutefois, depuis les années 1970, l’archéologie a démontré que la commune est précisément située sur la frontière entre les peuplements lives (finno-ougriens) et latgales (baltes) de l’époque: au centre du futur kolkhoze, à l’emplacement du château de Lielvarde à proprement parler, auraient été situés un camp et un château de bois lives (attestés au 10e siècle), le village latgale se trouvant plus à l’Est.
Et ce pourrait être la révolte commune des Lives et des Latgales contre les Allemands (en particulier Daniel) en 1212, dernière en date dans cette région qui fut la première à être soumise, qui aurait inspiré l’épopée. En revanche, le silence porté par le texte sur cette union locale des Baltes et des Lives[1] correspond précisément aux prémisses de la constitution du peuple letton: l’intégration et l’assimilation, sous domination germanique à partir de cette date, de différentes populations d’origines balte et finno-ougrienne.
Une propriété germano-balte témoin de l’éveil national
Longtemps disputée à l’archevêque par les Chevaliers teutoniques, la place forte perd son intérêt stratégique lorsque l’Ordre est dissous au 16e siècle. C’est seulement en 1631 que le Roi de Suède l’offre à l’inspecteur des Finances de Riga pour fonder le nouveau manoir de Lielvarde, Lielvardes muiza, une des nombreuses propriétés germano-baltes de Livonie. Construite dans l’espace qui correspondait à la basse-cour de la place forte, la résidence apparaît alors sur le haut de la falaise, face à la Daugava, dans une mise en scène célébrée par les cartes postales du début du 20e siècle.
Le territoire actuel de Lielvarde est alors, et jusqu’en 1920, occupé par deux entités distinctes: le manoir de Lielvarde autour duquel se constitue un village, et celui de Rembate à l’emplacement duquel se trouvent la gare et le centre actuel de la bourgade. La maison de Lielvarde accueillera alors au milieu du siècle la famille Pumpurs et Andrejs sera embauché à Rembate. C’est à Lielvarde que ce dernier fera plus tard la connaissance d’Auseklis, un des premiers écrivains du premier éveil national, l’Atmoda.
Considéré comme un «bon baron» pour avoir commencé à vendre une partie de ses terres aux paysans du village dès 1880, Arthur von Wulf, propriétaire de Lielvarde, voit son château épargné lors de la révolution de 1905, à la différence de Rembate qui est incendié comme la plupart des manoirs de la région. Peu s’en faut, quelques années après les événements, le dernier baron décide de faire réaménager sa demeure au goût néo-classique du jour. Pour ce faire, il passe commande à l’architecte Wilhelm Bokslaff qui a fait une partie de sa renommée en reconstruisant les manoirs brûlés en 1905[2].
Morcellement et recomposition de la propriété
Peu de temps après l’achèvement des colonnades, de l’été 1915 à l’été 1917, le front de l’avancée allemande suit la vallée de la Daugava: le château, en partie détruit par les combats, est occupé comme la rive nord par les troupes russes. Ces dernières en feront brûler les restes en août 1917 lors de l’offensive allemande.
Une fois l’indépendance acquise, dans le cadre de la réforme agraire, la propriété de 7.000 ha est nationalisée, puis revendue en 168 unités dès le début des années 1920 aux paysans qui l’exploitaient précédemment. En 1921, le centre du village est composé d’une vingtaine de maisons détruites; pour le reconstruire, les ruines du château sont alors dépouillées. Il n’en reste bientôt plus que deux colonnes et quelques balustrades des jardins en terrasses qui descendaient vers le fleuve, à peine encore identifiables aujourd’hui dans le parc qui abrite les statues en bois des héros de l’épopée. En 1935, le village abrite 700 habitants.
Dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, l’intégration à l’Union soviétique impose un remaniement total des structures agricoles, les agriculteurs et paysans étant alors regroupés en exploitations collectives, kolkhozes et sovkhozes. Le premier kolkhoze de Lettonie, Nakotne («Avenir») est créé à la fin de 1946 près de Jelgava. La collectivisation de la région d’Ogre, elle, ne s’effectue que plus tardivement: Lacplesis fait partie des 900 kolkhozes créés en 1948, c’est-à-dire avant la déportation massive de mars 1949. Aucun habitant de Lielvarde ne sera d’ailleurs déporté à cette occasion, contrairement à ce qui s’était passé en 1941.
Un kolkhoze peu orthodoxe
Lacplesis doit sa création à Edgars Kaulins, envoyé à Lielvarde par le Parti dès 1945, futur député du Soviet suprême de Lettonie. En 1948, il propose le nom du héros national Lacplesis, dont on reconnaîtra «qu’il n’a pas de défauts» et qui sera aussitôt adopté –les fermes collectives de l’époque se voyaient attribuer souvent des dénominations autrement suggestives: Victoire, Voie du Communisme, etc.
En juin, E. Kaulins annonce la création du kolkhoze qui réunit alors «44 fermes, 500 ha, 40 hommes, 50 chevaux, 50 vaches et 4 porcs» et en préside la première assemblée générale. Trois autres kolkhozes seront créés sur le territoire de la commune, mais plus petits; ils seront absorbés en 1950 par Lacplesis qui s’étend alors sur 2.900 ha[3].
E.Kaulins dirigera le kolkhoze jusqu’à sa mort en 1979. Appuyé à Riga, il saura trouver les moyens nécessaires à la réussite de l’entreprise, dont les champs au bord du fleuve illustrèrent les publications et inspirèrent plusieurs tableaux de l’époque soviétique. Bon dirigeant, dont on dit qu’il «n’appliquait pas aveuglément le dictat du parti», qui embauchait à Lacplesis des déportés rapatriés de Sibérie auxquels on refusait leur ancienne résidence, il a gardé jusqu’à aujourd’hui une bonne réputation et sera surnommé le «père Kaulins».
Un kolkhoze modèle?
En 1955, le kolkhoze regroupe 700 habitants dont 320 travailleurs occupés à l’élevage de porcs, de vaches laitières, de chevaux et aux cultures maraîchères. C’est vers la fin des années 1950 qu’apparaît une réelle identité du kolkhoze, en opposition au hameau de la gare qui va devenir le nouveau centre de Lielvarde: une maison de la culture et une cantine sont créées et vont faire la promotion du kolkhoze dans la région, un komsomol est fondé et les premiers logements collectifs sont édifiés.
Dans les années 1960, la production s’industrialise (une usine de conserves et de jus est créée en 1959) et se vend à Riga (le kolkhoze y possède même une boutique) et sur les marchés de Saint-Pétersbourg. Lacplesis produit alors également des fourrures, du miel et une bière vendue lors des grandes fêtes de la Saint-Jean.
C’est toutefois à partir des années 1970 que sa réussite se concrétise avec le financement de la création du musée Andrejs Pumpurs dans une ancienne grange du château ou encore la construction d’une centaine de maisons et d’une dizaine d’immeubles. Dans les années 1980, un petit centre de recherche agroalimentaire est créé et la construction de logements s’intensifie sous la direction du nouveau président Zanis Holsteins. Le kolkhoze, devenu firme agroalimentaire, compte alors 1.200 travailleurs.
En pleine renaissance nationale, en 1988, pour le centenaire de l’épopée de Lacplesis qui coïncide de manière heureuse avec le quarantième anniversaire de la création du kolkhoze, de grandes fêtes sont organisées.
A cette occasion, sont reconnues pour la première fois les difficultés économiques de l’entreprise: le prix fixe de vente de certains produits (comme le lait) dans un contexte d’inflation généralisée, le risque de faillite qui aurait invité à la reprise de l’activité par un sovkhoze et donc la fin du statut privilégié semi-privé, ou encore l’individualisme des kolkhoziens qui se manifeste par la «propagande pour les maisons individuelles» dont l’étalement réduit les surfaces potentielles de développement de la production collective.
L’agonie du kolkhoze
Le 21 juin 1991, le Soviet suprême de Lettonie promulgue la Loi de privatisation des kolkhozes d’entreprises agricoles et de pêcheurs qui exige un enregistrement du nouveau statut des 580 kolkhozes et sovkhozes de la république avant le 15 mars 1992.
La solidarité établie au sein du kolkhoze et le programme de construction freinent toutefois à Lielvarde la création d’entreprises privées, incapables de rivaliser avec la structure complète et solidaire. «Au moment où il aurait fallu se séparer, personne n’avait envie de travailler à son compte.(…) Nous avions 22 chantiers en cours. En divisant par type de production, personne n’aurait eu les moyens de les terminer», comme l’explique en 1997 à Diena Andrejs Mizis, président de la nouvelle structure depuis janvier 1992, alors que moins de dix entreprises agricoles ont vu le jour à Lielvarde et que l’entreprise assure encore la plupart des services de quartier.
Toutefois, ce sont les activités potentiellement rentables (production de fourrure en coopérative, brasserie dans l’ancienne usine de conserves…) qui se séparent assez rapidement de l’entreprise. Et, comme l’expliquait en 2001 Julijs Belavnieks, président de l’association lettone des sociétés d’agriculture, c’est bien la fuite rapide des activités clés qui est responsable de "l’effondrement des kolkhozes et de la crise économique des campagnes". La tentative législative, en 1994, de freiner cette liquidation des structures existantes de type coopératif, en exigeant l'accord de l'ancien kolkhoze pour le détachement d'une activité, arrivait en fait trop tard.
Mais Lacplesis, ni tout à fait démantelée –comme Komunisma Cels (La Voie du Communisme) près de Ventspils, kolkhoze dissous à temps et dont les sociétés résultantes n’ont pas hérité de dettes-, ni tout à fait solidaire –comme Tervete, aujourd’hui encore grande entreprise agroalimentaire-, s’est finalement révélée inapte à résister à la transition des années 1990. Devant l’impossibilité de se transformer et dans l’attente d’une aide de l’Etat, l’entreprise s’est endettée.
La société par actions ne produit plus depuis 1996 et a été déclarée en faillite en 2003. Le laboratoire de recherche a fermé et la technique agricole emploie depuis lors cinq fois moins de personnel que dans les années 1980; l’animation socio-culturelle du quartier a été reprise par la municipalité de Lielvarde.
Lacplesis est devenu un hameau isolé de Lielvarde (7.800 habitants en 2008) et «profite» largement du phénomène de suburbanisation qui touche Riga, distante d’une heure en train et où travaillent une grande partie des habitants. La commune a aujourd’hui retrouvé son nombre d’habitants de 1989.
Par Eric LE BOURHIS
[1] L’épopée suppose en effet l’existence préalable d’un peuple letton, par opposition aux Lives de la basse vallée de la Daugava, premières victimes de la colonisation germanique de la région.
[2] W. Bokslaff, Germano-balte de Riga, est également un des grands noms de l’Art Nouveau en Lettonie.
[3] Processus commun à toute l’Union soviétique, où le nombre de kolkhozes est rapidement réduit au profit de leur taille.
Sources :
Imants Lancmanis, «Pilis Lielvarde» («Les châteaux de Lielvarde»), Maksla PLUS, n°2, avril-mai 2008.
Irisa Osina, «Bez Andreja Miza nav iedomajama Latvijas biskopiba» («Sans Andrejs Mizis l’apiculture est inimaginable en Lettonie»), Ogres vestis, 10 mars 2006.
Ilze Steinfelde, «Sapiga dekolektivizacija Latvijas laukos» («La décollectivisation douloureuse dans les campagnes de Lettonie»), Neatkariga, 22 août 2001.
Inara Egle, «Kaulintevs –Lielvardes legenda» («Le père Kaulins, la légende de Lielvarde»), Diena, 30 avril 1997.
Inara Egle, «Lacplesa lepniba zaudejumi vel rugtaki» («Pour la fierté de Lacplesis, les pertes sont encore plus amères»), Diena, 3 mai 1997.
Peteris Bargis & Elmars Kunkulis, Lacplesa zeme (La terre de Lacplesis), AVOTS, 1988.