La Russie, homme malade de l’Organisation de coopération de Shanghai?

L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), atout diplomatique pour la Russie, n’est pas pour autant une alliance agissant comme un bloc géopolitique monolithe et anti-occidental. Par exemple, elle n’entrave pas la reconfiguration de certains rapports de force aux dépens de la Russie. C’est le cas notamment en Asie centrale. Au contraire, elle facilite parfois le déclin russe, au profit d’autres puissances eurasiatiques.


en marge du sommet de l’OCS de Samarcande (septembre 2022), les présidents russe et ouzbek plantent un arbre (source : site de la présidence de Russie).Lors du 22ème sommet des dirigeants de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui s’est tenue à Samarcande les 15 et 16 septembre 2022, la Russie a pu afficher son rôle de premier plan au sein de la plus grande organisation régionale au monde(1), prouvant qu’il est impossible d’isoler cette puissance eurasiatique. Sur fond d’affirmation de la proximité stratégique sino-russe, le sommet a servi de mégaphone à l’invective du Président russe contre la tentative occidentale d’imposer un ordre unipolaire. Alors que les thèmes de la multipolarité et de la souveraineté trouvent un écho chez tous les membres de l’OCS, un soutien concret à l’agression russe peine toutefois à se concrétiser.

L’unité de façade de l’OCS

Depuis sa création, l’OCS offre à la Russie une plateforme diplomatique d’envergure. La convergence de ses 9 États membres (ils représentent 25 % du PIB mondial et 50 % de la population), notamment autour de la notion de multipolarité, a d’emblée constitué une réponse aux élargissements de l’OTAN, dans les années 2000. Il ne s’agit pourtant pas d’un pendant de l’OTAN. L’OCS est en effet plus diversifiée dans ses actions, assurant notamment des projets d’infrastructures alors que la coopération sécuritaire est limitée par le principe non-intervention et se consacre à la lutte contre le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme. Dans ce cadre par exemple, Russie et Chine peuvent piloter des exercices militaires communs, comme en septembre 2021 dans le sud de la Russie, à proximité de la frontière kazakhe. Pour autant, on ne peut évoquer un soutien indéfectible de l’OCS à la Russie. On le constate depuis le 24 février et l’invasion de l’Ukraine par la Russie : depuis, la Chine n’a pas fourni d’armes à son partenaire russe et elle dit « respecter les sanctions internationales contre la Russie »(2). L’Iran, pays touché par les sanctions occidentales et engagé dans une logique de confrontation avec l’Occident, est le seul membre de l’OCS suspecté d’avoir fourni de l’armement – en l’occurrence des drones – à la Russie après le 24 février.

Au contraire, la guerre en Ukraine met à l’épreuve l’attitude bienveillante des États membres à l’égard de la Russie. Si aucun d’entre eux n’a voté en faveur des résolutions de l’Assemblée Générale de l’ONU dénonçant les actions de la Russie en Ukraine depuis le lancement de la guerre, l’annexion de quatre régions ukrainiennes, décrétée le 30 septembre 2022, n’a été reconnue par aucun d’eux. La Chine, notamment, craint de voir en Ukraine un précédent pour les revendications indépendantistes sur son propre territoire. En Inde, le Premier ministre Narendra Modi a ouvertement réprouvé l’action russe dans un entretien en tête-à-tête le 16 septembre avec le président Poutine, en déclarant que « l’heure [n’était] pas à la guerre ». Malgré un partenariat autour de l’armement(3) et de l’énergie, Happymon Jacob, professeur associé à l’Université Jawaharlal Nehru, voit dans l’attitude indienne les prémices d’une lente scission avec la Russie.

Ce malaise lié à la guerre d’Ukraine n’est pas le seul à miner la cohérence géopolitique de l’OCS. En particulier, les tensions entre Chine et Inde ne se sont pas éteintes : Pékin a accueilli avec circonspection l’adhésion de son compétiteur, en 2016. Les tensions et conflits entre Inde et Pakistan ou entre Tadjikistan et Kirghizstan subsistent également. Quant au caractère anti-occidental de l’OCS, il est lui aussi battu en brèche : il n’est pas dans l’intérêt de l’Inde, en particulier, de transformer l’OCS en plateforme contestataire ; au contraire, depuis 2020, Delhi cherche activement des partenariats avec l’Ouest(4). L’adhésion possible de la Turquie, pays membre de l’OTAN et médiateur entre l’Ukraine et la Russie, viendrait sans doute diluer encore un peu plus la nature anti-occidentale de l’OCS. Le caractère contingent du soutien auquel peut prétendre Moscou au sein de l’OCS est également confirmé par l’attachement des pays centrasiatiques à exclure les approches de bloc et à mener des politiques multivectorielles. Les présidents du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan ont d’ailleurs rappelé lors du sommet de l’OCS que « l’autorité et la popularité de l’OCS sont dues au fait qu’elle n’entre pas dans une logique de blocs et de confrontation »(5).

La Russie fragilisée dans sa zone d’influence au sein de l’OCS

La Russie assure par ailleurs difficilement la mission à laquelle elle prétend de principal pourvoyeur régional de stabilité et de soutien militaire, rôle consacré par l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC)(6). Cette alliance militaire peine en effet à remplir ses objectifs fondamentaux : si l’OTSC a été mobilisée en janvier 2022 pour aider à rétablir l’ordre interne au Kazakhstan, en revanche elle a failli à ses missions en septembre, lorsque Erevan a fait appel à elle après l’agression de l’Azerbaïdjan sur son territoire. Depuis, les manifestations se sont multipliées à Erevan, réclamant le retrait de l’Arménie de l’OTSC. Après une visite de la présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis Nancy Pelosi à Erevan en septembre 2022, les Américains ont joué un rôle décisif dans le cessez-le-feu obtenu(7). La médiation du sommet Arménie-Azerbaïdjan par le Président russe le 31 octobre à Sotchi, elle, n’est intervenue que tardivement, aboutissant à une renonciation au recours à la force par les belligérants mais sans aucun réel avancement vers la normalisation. La même logique semble prévaloir désormais en Asie centrale où, à la veille du sommet de l’OCS en septembre, de nouvelles violences sur la frontière entre le Kirghizstan et le Tadjikistan ont fait 100 morts et 100 000 évacués, sans susciter la moindre intervention de l’OTSC.

De toute évidence, les échecs de la Russie en Ukraine suscitent des doutes quant à la capacité de Moscou à mener une opération de soutien à ses alliés, comme en janvier au Kazakhstan. Cette fragilisation des positions russes s’illustre par les inflexions constatées dans la posture des pays d’Asie centrale qui ont tous refusé de reconnaître les annexions russes en Ukraine, certes sans jamais condamner la Russie. Le Kazakhstan a été clair : il est peu enclin à aider la Russie à contourner les sanctions occidentales(8) et aucune intervention l’OTSC en Ukraine n’est envisageable. L’Ouzbékistan, dont une part notable de la population travaille en Russie, a interdit tout recrutement militaire de ses ressortissants par la Russie. La protestation est plus faible du côté du Kirghizstan et du Tadjikistan, sur les territoires desquels sont implantées des bases militaires russes.

Les relations traditionnellement bonnes des Russes avec les sociétés centrasiatiques se détériorent également. Les causes immédiates sont la mobilisation disproportionnée des minorités ethniques par la Russie pour mener sa guerre en Ukraine et la hausse du coût de la vie en Asie centrale induite par la migration de nombreux Russes fuyant la mobilisation. Ce mouvement vient nourrir l’appréhension post-coloniale de la relation avec la Russie(9). La dépendance économique de ces pays vis-à-vis de la Russie devient gênante : tous souffrent de la contraction des transferts financiers traditionnellement réalisés par les diasporas centrasiatiques installées en Russie. Face aux risques conjugués de sanctions économiques à son encontre et de contagion du conflit sur son territoire, le Kazakhstan va ainsi jusqu’à questionner la pertinence de sa place au sein de l’Union économique eurasiatique (UEEA)(10), alors que l’Ouzbékistan semble rediriger ses efforts commerciaux et diplomatiques vers l’Azerbaïdjan, la Turquie et l’Europe.

L’OCS, cache-misère et facilitateur du déclin russe

Depuis quelques années, l’OCS a été un moyen pour l’Asie centrale de se désenclaver et de jouer les grandes puissances les unes contre les autres. Or, l’affaiblissement et la radicalisation de la Russie invitent de fait les Centrasiatiques à prendre leurs distances vis-à-vis de Moscou. C’est une opportunité pour les autres acteurs de l’OCS, notamment la Chine.

Cette dernière apparaît en position de force, œuvrant à accroître son influence en Asie centrale au sein et au-delà du cadre de l’OCS. Après le coup d’arrêt de la pandémie de Covid-19, son poids commercial en Asie centrale ne cesse de croître(11). La signature au printemps d’un contrat avec le Kirghizstan et l’Ouzbékistan prévoit de créer le plus court lien terrestre entre la Chine et l’Europe, en contournant le territoire de la Russie qui s’est révélée incapable d’entraver ce projet. La Chine, tout en participant activement à la coopération sécuritaire au sein de l’OCS, s’affranchit dans le même temps de ce cadre par l’ouverture d’avant-postes, la vente ou le troc de ses technologies et des entraînements militaires communs(12). La répartition des rôles dans la région – prééminence militaire russe et influence économique chinoise – semble peu à peu s’effriter.

Mais la Chine n’est pas la seule à accroître son influence en Asie centrale. Avec son futur accès à l’OCS, la Turquie pourrait faire valoir son rôle de charnière entre l’Occident et l’Asie. Cela viendrait compléter ses efforts bilatéraux et l’influence géographiquement limitée de l’Organisation des États turciques(13). En outre, avec une Russie agressive et une Chine toujours plus influente, les visées économiques d’autres acteurs membres de l’OCS (Iran, Inde, etc.) sont vues d’un bon œil par les pays centrasiatiques. Ces derniers semblent toutefois également réceptifs aux propositions de l’Union européenne, ce qui pourrait contrebalancer l’idée d’une région prête à se rendre aux sirènes anti-occidentales de l’OCS et de certains de ses membres.

L’approche à géométrie variable des États membres de l’OCS au regard de la politique ouvertement confrontationnelle de la Russie vis-à-vis de l’Ouest fait osciller ses pays membres entre réprobation et complaisance. Des succès sur le champ de bataille auraient pu étouffer tout mécontentement ; au contraire, les déboires russes n’ont fait que conforter les États-membres dans leur prise de distance, ce dont a attesté notamment le récent sommet du G20 à Bali (14-16 novembre 2022).

Notes :

(1) Créée en 2001, l’OCS regroupe la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Inde, le Pakistan et l’Iran.

(2) Marc Julienne, « Guerre d’Ukraine : un embarras pour Pékin », Politique étrangère, vol. 87, n° 3, automne 2022.

(3) Au cours de la dernière décennie, la Russie a été la plus grande pourvoyeuse d’armements à l’Inde, mais la part d’armes russes dans l’arsenal indien s’est quasiment réduite de moitié entre 2012 et 2021, selon le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute). L’Inde n’a pas suivi l’Occident sur le terrain des sanctions à l’encontre de la Russie et pourrait constituer, du fait de sa familiarité avec l’équipement russe, un partenaire utile pour soutenir l’industrie militaire russe. À ce jour, l’Inde n’a pas agi en ce sens.

(4) Tanvi Madan, « China Has Lost India, How Beijing’s Aggression Pushed New Delhi to the West », Foreign Affairs, 4 octobre 2022.

(5) Aleksandra Bolonina, « Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai des 15-16 septembre 2022 ; un programme politique ambitieux sur fond de conflits majeurs », Thucyblog, n° 246, 5 octobre 2022.

(6) Créée en 2002, l’OTSC regroupe l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie et le Tadjikistan.

(7) Kevorsk Oskanian, « Will the West Bring Peace to Armenia and Azerbaïdjan ? », Commentary, Italian Institute For International Political Studies, 10 novembre 2022.

(8) Emmanuel Grynszpan, « Moscou en perte d’influence auprès des pays d’Asie centrale », Le Monde, 6 juin 2022.

(9) Asel Doolotkeldieva, « Russian Draft Dodgers Find a Mixed Reception in Central Asia », Carnegie Endowment For International Peace, 10 octobre 2022.

(10) Créée en 2014, l’UEEA regroupe l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan et la Russie.

(11) Michaël Levystone, « La guerre en Ukraine vue d’Asie centrale », Briefings de l’Ifri, IFRI, juillet 2022.

(12) Anastasia Protassov, « L’engagement sécuritaire de la Chine au Tadjikistan : quelles implications pour la Russie et l’Asie centrale ? », Note, Fondation pour la Recherche Stratégique, n°19/22, 3 mai 2022.

(13) Créée en 2009, la Fondation des États turciques regroupe l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et la Turquie.

 

Vignette : en marge du sommet de l’OCS de Samarcande (septembre 2022), les présidents russe et ouzbek plantent un arbre (source : site de la présidence de Russie).

 

* Benjamin HARDING est étudiant en Relations internationales et en langue russe, et se spécialise sur l’espace post-soviétique. Il remercie Pierre Chabal, directeur du LexFEIM, pour ses éclaircissements et conseils lors de la rédaction de cet article.

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