L’apprentissage des langues étrangères en Pologne : trois itinéraires

Pour les jeunes Polonais, le choix d’une langue étrangère est-il stratégique ou culturel? Katarzyna a de la famille aux Etats-Unis, un petit ami français, et elle étudie le chinois. Originaire de Silésie, Małgorzata se rêve globe-trotter. Magda, quant à elle, a redécouvert le plaisir des langues lors d’un séjour Erasmus en Finlande. 


Ces trois itinéraires singuliers nous parlent du passé et des rêves d’une nation.

L’anglais, un passeport pour la liberté ?

Deux générations d’émigrés auraient-elles prédestiné l’aisance en anglais de Katarzyna? Dans sa chambre d’étudiante à Poznan, une photographie en noir et blanc est encadrée: un portrait de famille, un morceau de rêve américain juste au-dessus de son bureau.

«Les parents de mon grand-père ont émigré aux Etats-Unis au début du 20e siècle, avec deux enfants. Mais ils sont rentrés en Pologne au début des années 20, après l’indépendance. Quelle bêtise! Alors qu’ils avaient tout le confort, la machine à laver, et tout, ils sont rentrés dans un pays où il n’y avait rien!».


Tante Zosia et sa famille dans son épicerie, au début du 20e siècle.

Katarzyna admire sa grand-tante Zosia, l’aînée, qui a refusé de rentrer en Pologne. C’est elle qui est sur la photographie. Entre la guerre et les années 1950, Zosia est rejointe par plusieurs de ses frères et sœurs; dans les années 80 une tante de Katarzyna émigre à son tour aux Etats-Unis. Les photographies matérialisent pour la jeune Polonaise le lien avec la famille d’Amérique.

Katarzyna n’a jamais vu Tante Zosia, mais elle se souvient d’un grand-oncle venu en Pologne quand elle avait 9 ans: «Uncle Joe- Wujek Joziu était très gentil, grand, fin… Il avait alors plus de 80 ans mais paraissait en meilleure santé que son frère, pourtant bien plus jeune que lui, qui vivait dans la campagne polonaise et y avait travaillé dur toute sa vie.» Après sa visite, l’oncle d’Amérique téléphone parfois: «Il s’efforçait de me parler en anglais, m’encourageait à lire le plus possible en anglais. Il croyait en mon éducation.»

L’apprentissage de l’anglais s’est donc imposé tout naturellement pour Katarzyna. Ou plutôt lui a été imposé. Dès la première classe, ses parents l’inscrivent aux cours supplémentaires dispensés dans son école aux élèves volontaires. Mais c’est difficile, car elle sait alors à peine lire et écrire, parmi des camarades plus âgés. Elle ira donc chez un professeur particulier. «J’avais une à deux leçons par semaine. Je détestais celles du vendredi : tous mes amis étaient libres, et pas moi !» Mais ni pleurs ni cris ne feront revenir les parents sur leur décision.

Selon le père de Katarzyna, l’apprentissage des langues n’était pas très motivant quand le russe était obligatoire: «La plupart des Polonais croyaient se débrouiller en russe, en fait leurs connaissances étaient très superficielles. Et à quoi bon apprendre d’autres langues, si on ne peut pas voyager?». Mais sa fille, née en 1988, représente la génération de l’ouverture à l’économie de marché, du tourisme en famille… et il lui faudra pour réussir être meilleure que la moyenne; elle n’ira donc pas au lycée tout proche, mais dans un établissement un peu plus réputé, et suivra des cours d’anglais en petits effectifs dans un institut privé, jusqu’à sa première année d’études.

Le besoin de différenciation

L’apprentissage d’une seconde langue étrangère commence au gimnasjum, à 14 ans. Katarzyna choisit l’allemand. Elle suit en parallèle des cours privés, pour pouvoir faire passer l’allemand en première langue à l’entrée au liceum: elle cherche ainsi à se différencier de la majorité des élèves qui ont choisi comme elle l’anglais en première langue. Malgré des débuts encourageants, l’apprentissage de l’allemand est pour elle «un désastre» ; elle baisse les bras avant la matura(baccalauréat polonais). Katarzyna a aussi des cousins allemands, mais il semble que pour une jeune Polonaise l’image de l’Allemagne soit moins attrayante que celle de l’Amérique.

Se différencier, c’est diversifier ses compétences, c’est aussi s’émanciper par rapport à une identité vécue plutôt sur le mode du «complexe». Le mot est de Katarzyna. «J’ai toujours ressenti une sorte de jalousie envers ma cousine qui est bilingue, envers ma tante et mon oncle qui parlent anglais ou allemand sans accent polonais. Si je vis un jour dans un autre pays, j’espère parler si bien que personne ne puisse reconnaître d’où je viens». Vous voulez faire plaisir à Katarzyna? dites-lui qu’elle parle l’anglais avec un accent allemand. Elle s’étonne qu’on puisse trouver un intérêt à sa langue maternelle si compliquée, et tourne résolument le dos à une posture qu’elle qualifie de «romantique». Son rapport aux langues est néanmoins sentimental et culturel: elle s’est récemment mise au français par amour, et caresse l’espoir de lire un jour Balzac dans le texte…

Depuis 1990, l’enseignement des langues étrangères est un marché en plein essor, qui bénéficie d’une grande visibilité au cœur de chaque ville universitaire. En 2009, les enseignes flamboyantes se succèdent dans la rue centrale de Torun. Bydgoszcz a sa librairie spécialisée. L’anglais et l’allemand y figurent en bonne place, suivis par le français et l’espagnol, un peu mélangés sur les rayonnages. Peu de russe –quelques livres pour enfants. L’arabe pointe le bout de son nez, côté affaires. Sur un abribus, une réclame vante la formule «Multikurs»: 12 tomes pour apprendre simultanément anglais, allemand, italien, espagnol et français.
Cette approche est avant tout utilitariste car dans les librairies traditionnelles, les best-sellers américains occupent toujours une place prééminente au sein de la littérature étrangère non traduite. L’horizon est d’abord européen pour une part croissante des classes moyennes, celle qui peut se payer des cours privés, en particulier l’année de la matura qui conditionne l’accès à l’université, et lors des études supérieures. Un jeune étudiant en master d’Etudes européennes évoque avec fierté les cours à l’Alliance française de Poznan, dont le diplôme lui ouvrira peut-être les portes d’une université à Genève ou Paris. Ce qui fait la différence, c’est l’excellence, et les moyens pour y accéder.
Mais pour tous, l’anglais est perçu comme incontournable. Certains cursus conditionnent même le recrutement des étudiants au niveau d’anglais évalué lors de la matura: la meilleure amie de Katarzyna n’a pas pu intégrer l’université de son choix faute d’un nombre de points suffisant.

Katarzyna, elle, a eu le choix, et s’est inscrite… en sinologie. «Les étudiants de japonais sont motivés par leur passion pour la culture japonaise. Nous avons choisi le chinois pour des raisons économiques.» Fascinée par la culture chinoise, Katarzyna reste réaliste. Elle sait que maîtriser le chinois et le polonais en plus de l’anglais et du français lui ouvrira bien des débouchés dans le domaine de la traduction. Récemment, le département de langues étrangères a imposé un stage incluant obligatoirement une pratique de la langue étudiée. Difficile pour les étudiants de sanskrit et de tibétain… mais participer à la Conférence internationale de Poznan en décembre 2008 permettait de valider ce stage. Katarzyna s’est portée volontaire. Interprète auprès de la police, elle a alors valorisé son anglais; mais elle prépare pour cet été un séjour en Chine. Et attrape une guitare: d’une voix très pure elle susurre une chanson chinoise à la mode, dont elle a téléchargé les paroles sur Internet, après avoir découvert le clip grâce à une de ses enseignantes. La mélodie, elle, est américaine.

Identité culturelle et acculturation

Małgorzata, 27 ans, physiothérapeute à Poznan, est originaire de Strzelce Opolskie en Silésie, une de ces régions qui gardent la mémoire d’une présence allemande ancienne à travers leur double-toponymie. La grand-mère de Małgorzata, bien qu’ayant toujours vécu en Silésie, est allemande. Son passeport polonais lui a évité d’être «transférée», quand la population allemande a dû quitter le territoire devenu polonais, après la deuxième Guerre mondiale. Małgorzata a appris l’allemand à l’école, avec d’autant plus de plaisir qu’elle passait ses vacances avec Sonia, petite-fille allemande d’une voisine de sa grand-mère. Illustrant le destin de la population allemande de Silésie, les deux mamies allemandes avaient leurs enfants en Allemagne et en Pologne. Aujourd’hui, Sonia vit en Floride. Le passé «multiculturel» de sa région d’origine a, d’une certaine manière, influencé le destin de Małgorzata.

Magda, 24 ans, étudie les mathématiques et l’informatique à l’Université de Poznan. Les langues étrangères, elle y a été sensibilisée très jeune: à la maison, il y avait des dictionnaires et des livres illustrés en anglais, on regardait Eurosport et on lisait Newsweek. Comme Katarzyna, Magda a bénéficié de cours privés d’anglais, deux fois par semaine. Mais un environnement familial porteur ne fait pas tout: sa sœur n’a suivi des cours supplémentaires que l’année de la matura, et n’est pas du tout attirée par les langues, dont elle n’a pas besoin pour devenir diététicienne. Magda prétend que le niveau global de l’enseignement des langues dans le système scolaire polonais est très faible. Elle se souvient par exemple de son initiation à l’allemand, dès l’école élémentaire : «c’était une blague, parce que notre professeur, une ancienne prof de russe, était totalement incompétente!». Ce témoignage porte la trace de la transition pas si simple avec une époque révolue: outre la reconversion des enseignants de russe dans un pays qui ne voulait plus du russe, il a fallu gérer une forte demande de professeurs de langues. Un système d’études courtes fut alors instauré, offrant au terme de trois années au sein de collèges semi-privés la possibilité d’exercer dans n’importe quel établissement scolaire (de l’école au lycée). Faut-il s’étonner que l’image d’un système où nombre d’enseignants assurent des cours privés pour arrondir leurs fins de mois ne soit pas très bonne auprès de la jeune génération?

Quand il s’agit de choisir une destination au sein du programme Erasmus, Magda s’intéresse à la Finlande. Les candidats sont trop nombreux dans les pays anglophones, et elle estime qu’elle aura en Finlande plus d’occasions de progresser en anglais que dans d’autres pays non anglophones. De fait, les étudiants Erasmus parlent anglais entre eux (sauf un groupe de Français), et l’anglais est aussi d’usage pour son cursus d’informatique. Mais sur place, Magda se rend à la messe et acquiert par ce biais ses premières notions de finnois. Elle apprendra aussi quelques formules indispensables pour suivre les cours de mathématiques. Au final, séjourner plusieurs mois à l’étranger aura stimulé son apprentissage des langues. A son retour, elle s’est même remise à l’allemand, qui l’avait toujours rebutée. Elle apprend avec plus de facilité et de plaisir, grâce à un site Internet. Et se maintient à niveau en anglais par la lecture de Tolkien et Lewis.

Critère de distinction ou même de survie, selon les secteurs, la compétence linguistique relève incontestablement d’une stratégie d’adaptation, à l’Europe, à la mondialisation.
Pour des raisons plus ou moins conscientes, l’hégémonie de l’anglais n’est fondamentalement pas remise en cause, même si l’offre d’autres langues s’est développée, récemment avec l’introduction de filières scolaires bilingues. En fin de compte, peu d’attention est portée aux langues des pays voisins, sauf à celle du «voisin de l’intérieur» -l’Allemagne. Et si la langue de l’ancien voisin russe connaît un léger regain d’intérêt, c’est qu’elle est porteuse de nouvelles perspectives économiques.