L’art contemporain à Minsk : une contre-culture au Bélarus?

Le Bélarus est considéré politiquement plus stable que l’Ukraine. Toutefois, derrière le décor soviétique, de jeunes Bélarusses pratiquent une certaine insubordination à travers l'art contemporain. C'est une bulle de liberté et d'expression qui émerge dans ce pays considéré comme «la dernière dictature d’Europe».


En plein cœur de Minsk, capitale du Bélarus[1], à deux pas de la place de la Victoire, se trouve la «Ў» Gallery contemporary art consacrée, comme son nom l'indique, à l'art contemporain. Le choix du nom du lieu est évocateur. Adopter la lettre «ў», c'est-à-dire le «ou» court (à prononcer ou nieskladovaïe), propre à l'alphabet bélarussien, ancre le lieux dans une certaine tradition nationale.

Un espace d’expression de l’art contemporain bélarusse au cœur de Minsk

La petite maison à la façade violette qui abrite la galerie «Ў» se situe au milieu de la cour d'un immeuble qui la masque de la rue. Une fois que l'on a poussé la porte, au premier coup d'œil, on remarque que c'est un lieu où se concentrent des jeunes au look bobo. Cette jeunesse discute à bâton rompu en buvant du vin italien et en mangeant des pâtisseries dans ce qui est ici appelé le «café démocratique». L'endroit est difficile à trouver: en effet, en étant moins exposé, il attire moins le regard des autorités. Côté finances, l’établissement vit des recettes de son café, des ventes du magasin et des événements organisés sur place.

Ici, la volonté est de faire vivre une culture bélarusse ancrée dans notre époque, alors qu'elle est trop souvent cantonnée au folklore. Pas de costumes traditionnels, ni de poupées en paille et encore moins de matriochkas, mais place à la création.

En plus de son café, la galerie dispose d'une salle d'exposition temporaire qui, à l'occasion, sert de salle de conférences. Les visiteurs peuvent aussi flâner au magasin de la galerie. La responsable du magasin Iryna Loukachenka explique: «C'est un espace où les artistes ont l'opportunité de montrer leur travail. C'est important pour eux de venir exposer leur travail aux yeux de la société, pendant plusieurs mois. Ici, nous aidons les artistes à trouver des clients pour leurs œuvres ou des personnes pour les soutenir dans leurs projets à leurs débuts.»[2]

L'émergence de l'art contemporain est un phénomène relativement nouveau au Bélarus. Si l'Occident connaît le marché de l'art contemporain depuis de nombreuses années, cela ne fait que quatre ou cinq ans que celui-ci se développe à Minsk. Iryna Loukachenka analyse la situation et, à ses yeux, «ça prend de l'ampleur, c'est bien. [L'émergence de la consommation de masse]est un phénomène qui accompagne la modernisation du pays. Il y a quelques endroits comme le nôtre à Minsk mais ils sont rares. Bien sûr, ce serait mieux s'il y en avait plus. En tout, il en faudrait plus de dix mais, actuellement, il n'y en a que trois ou quatre dans la capitale».

L’Endroit caché de création

Autre lieu d'art contemporain dans Minsk, Me100, (à prononcer «miesto»). Me100 est un jeu de mot russe qui signifie l’endroit. Encore une fois, le lieu est difficile à trouver, voire impossible sans l'aide de quelqu'un qui puisse vous guider. Me100 a une adresse prestigieuse, sur une avenue traversant le centre-ville, mais le chemin qui y mène est labyrinthique. Il faut contourner des bâtiments, traverser trois cours d'immeubles, trouver la bonne allée, passer une barrière gardée par un chien très démonstratif. Une fois arrivé devant l'édifice, un bâtiment industriel construit à l'époque soviétique et désormais désaffecté, il reste à monter des escaliers sans âge, à pousser une lourde porte de fer, et c'est le choc: on découvre un lieu refait à neuf dans l'esprit loft new-yorkais.

Cet espace a été créé en janvier 2013 par Gricha, surnom du jeune (il est à peine trentenaire) Héorhiï Zaborski, fort de trois expériences réussies en Russie. Me100 n'est pas à proprement parler un lieu d'exposition mais plutôt de création, une sorte de pépinière où les artistes peuvent venir faire aboutir leurs idées, discuter et travailler avec des créateurs d'autres disciplines. On y trouve les espaces de travail nécessaires à la mise en œuvre de projets de danse ou de street art, à la conception de programmes informatiques en open-source ou de projets d'urbanisme… Il s'agit ensuite de créer des spectacles payants, de donner des cours ou des conférences pour s'autofinancer. Interrogé sur les difficultés administratives au Bélarus, Gricha répond: «L'art contemporain, les autorités ne connaissent pas. Ce n'est pas facile d'obtenir les autorisations. On a attendu pour avoir un local qu'on louerait à une administration publique mais, après un long moment sans réponse, on a fini par louer cette usine dans le secteur privé. C'est plus facile. Ici, ça appartient à une banque suisse!» Les autorités ne connaissant pas le monde de l'art contemporain, elles ne savent pas comment réagir. «Nous, nous ne voulons pas faire la révolution. Nous voulons une évolution pour réussir à faire notre travail. Mais s'il n'y a pas d'évolutions, alors il y a un risque de révolution», explique Gricha.

Quelles perspectives au Bélarus pour l’art contemporain?

De retour à la galerie «Ў», Iryna montre aux visiteurs des t-shirts qui sont mis en vente. Elle en prend un qui évoque des questions de société avec un certain sens de l'humour. «Bienvenue à Minsk, la cité des zombies hospitaliers», ou encore celui qui reprend le graphisme des pages Internet qui ne s'ouvrent pas: «404 Bélarus pas trouvé, erreur: L'adresse du pays a peut-être changé ou n'existe plus». Il est assez surprenant de voir autant d'audace au Bélarus. Mais l'attaque envers les autorités n'est pas frontale et le second degré permet de contourner la censure.

À la galerie «Ў», on refuse justement de se livrer à la censure dans le choix des artistes et de leurs travaux. Seules les œuvres diffamatoires ou négationnistes sont écartées de la sélection. «Ce que l'on présente dans le magasin ou dans notre galerie, ce sont des nouvelles orientations artistiques, ce qui ne veut pas dire que c'est de l'art non-officiel. C'est juste nouveau! C'est intéressant parce que ce sont de nouvelles idées, de nouveaux points de vue. Les jeunes artistes cherchent de nouvelles voies pour s'exprimer. Ils utilisent aussi bien des installations que du son ou des peintures... bref, tout! C'est leur liberté d'expression et c'est super!»

Mais le tableau n'est pas aussi idyllique quand on évoque le contexte de travail pour les artistes. «Actuellement, la situation et le contexte ne sont pas très faciles au Bélarus. Les artistes contemporains risquent quelques problèmes avec les autorités, même si leur activité n'est en rien politique... L'art contemporain peut être compris comme un acte politique même si l'artiste avait un autre but. Donc, le contexte de conflits fait que parfois, pour certains artistes, cela devient la raison pour laquelle ils arrêtent de créer…»

Reste à savoir si ce mouvement continuera à progresser au Bélarus ou si les autorités vont se pencher sur ce phénomène afin de le contrôler et de l’encadrer, meilleur moyen de lui ôter tout message. Avec les récents événements révolutionnaires en Ukraine, les autorités bélarusses craignent plus que jamais tout ce qui peut apparaître comme contestataire[3]. Sans doute par souci d’anticipation, elles reprennent à leur compte des thèmes qui sont traditionnellement plutôt ceux de l’opposition et se mettent à les défendre. Ainsi, les mouvements d’opposition, qui surfaient jusqu’à présent sur le nationalisme bélarusse, se sont vu couper l’herbe sous le pied depuis que, en avril dernier, les autorités ont décidé de promouvoir l’usage du bélarussien, notamment à l’aide de petits clips vidéos diffusés sur la chaîne de télévision d’État BT[4].

L'émergence de l'art contemporain au Bélarus peut accompagner la naissance d'une contre-culture, favoriser les aspirations démocratiques des Bélarusses et les amener à se questionner sur leur propre système en le critiquant au second degré. Mais l'art contemporain seul ne parviendra pas à renverser le régime. L'art contemporain est avant tout le symptôme d'une occidentalisation de la jeunesse qui certes désapprouve le régime politique mais reste en dehors de toute formation politique.

Notes :
[1] L'auteur a pour habitude d'employer le terme de «Biélorussie» mais la rédaction a opté pour celui de Bélarus pour les raisons expliquées dans l’édito du dossier, rédigé par Horia-Victor Lefter.
[2] Les entretiens ont été menées et les photographies réalisées par l'auteur à Minsk en janvier-février 2013. Voir le reportage vidéo réalisé par l'auteur: Biélorussie: Gentils zombies.
[3] Voir dans ce même dossier la contribution d'André Kapsas: «A.Loukachenka: «Nous ne permettrons pas de Maïdan dans notre pays»».
[4] «Zapoustila imidjevye roliki o belorousskam iazykie», BT, 17 avril 2014, http://udf.by/news/multi/100519-bt-zapustila-imidzhevye-roliki-pro-belorusskiy-yazyk.html

Vignette : «Ў» Gallery contemporary art, photo Michaël Briffaud (Minsk, 2013)

* Journaliste TV freelance passionné par le Bélarus.