Le soft power azerbaïdjanais en Europe, de l’ombre à la lueur

L’Azerbaïdjan, souhaitant à la fois éviter l’isolement sur la scène internationale et affermir ses ambitions de grande puissance régionale, manie depuis longtemps le soft power. Mais, alors que le basculement des équilibres géopolitiques fait craindre aujourd’hui les dérives autoritaires de la puissance militaire, l’usage du « yumşaq güc » par Bakou est-il vraiment efficace ?


Kichik Qala, au centre-ville de Bakou, 14 février 2022 (photo D. Labadie).Concept théorique désignant la « capacité de faire en sorte que l'autre veuille la même chose que soi » (Joseph Nye, 2004), le soft power recourt à diverses ressources (attractivité culturelle, mode de vie, réputation sportive, etc.) et s'oppose par définition au hard power, axé sur la force de l’armée. Il apparaît comme un élément d'influence complémentaire utilisé par des puissances jugées « non-démocratiques ».

Le soft power azerbaïdjanais ou la logique de la fenêtre d'opportunités

La victoire, en 2020, de la modernisation militaire azerbaïdjanaise dans le Haut-Karabagh, mais plus encore les agressions azerbaïdjanaises de septembre 2022 en territoire arménien non contesté semblent en totale contradiction avec le concept de persuasion douce que Bakou promeut, en particulier sur le continent européen, où la diaspora arménienne est importante. Mais si l’on considère le soft power comme un outil subsidiaire à la puissance militaire, l'exportation du modèle politico-culturel azerbaïdjanais devient alors plus clair. Cet instrument d'influence prolonge une stratégie non-isolationniste visant à ouvrir l'Azerbaïdjan aux nombreuses opportunités politico-économiques qu'offre l’Europe, ainsi qu’à renforcer le mécanisme de communication destiné à contrer les attaques des médias occidentaux (qui présentent l'Azerbaïdjan essentiellement comme un pétro-État autoritaire). Face à l’option militaire, coûteuse et aux implications hasardeuses, le soft power peut apparaître comme une stratégie bon marché. En outre, si l’environnement proche de l’Azerbaïdjan, influencé par la présence historique turco-persane, complexifie pour Bakou la promotion d’un soft power attractif, en revanche l’Europe, moins familière de cette histoire, peut apparaître comme une destination idéale pour cette stratégie douce.

La preuve d’une forte volonté politique

Le prestige que l'Azerbaïdjan s’efforce d’acquérir hors de ses frontières repose avant tout sur une stratégie de communication portée par le pouvoir étatique. La fondation Heydar Aliyev, qui opère depuis 2004 sous l’égide de la vice-présidente du pays et Première Dame d’État Mehriban Aliyeva, s’est distinguée par exemple à travers sa participation à la restauration de la Cathédrale de Strasbourg ou encore de monuments du Palais de Versailles. Elle a également permis ces dernières années la modernisation de plusieurs institutions éducatives en Russie ou aux Pays-Bas. Plus récemment, son influence s’est diffusée par le biais de l’Association des amis de l'Azerbaïdjan (AAA) basée en France et qui, lors des journées consacrées au Village international de la gastronomie à Paris début septembre, a distribué gratuitement des sacs au nom de la fondation contre l’achat de produits alimentaires locaux, révélant une dépendance financière à peine masquée. Le soft power de Bakou est capable d’une ouverture inattendue sur le plan religieux. Ainsi, la fondation, conjointement avec le cardinal Gianfranco Ravasi, est parvenue notamment à la signature d’un accord sur les fonds de restauration dédiés aux catacombes romaines, tout en participant parallèlement à la restauration des tombeaux des saints Marcellin et Pierre. Les partenariats universitaires apparaissent comme une autre aubaine pour l’activisme étatique : les opportunités pour les étudiants européens d’étudier en Azerbaïdjan et de retourner dans leur pays d’origine en portant un regard positif sur le pays qui les a accueillis se sont développées ces dernières années. René van der Linden, président honoraire de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, apparaît par exemple au sein de la direction universitaire de l’université Ada (Bakou), dont le recteur principal n’est autre que l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères azéri, l’ambassadeur Hafiz Pashayev. À une échelle plus réduite, l’IRS-Heritage, maison d’édition offrant un accès libre à de nombreux livres et revues, promeut depuis une quinzaine d’années auprès du public étudiant une vision très jacobine de l’histoire et la culture du pays en défendant en différentes langues européennes (italien, espagnol, français…) une approche centrée sur la souveraineté de l’État et le centralisme du pouvoir. L'Azerbaïdjan peut se prévaloir d’une véritable culture (mode de vie, croyance religieuse, arts et littérature), qui n’a pas besoin de propagande pour intéresser l’Europe. Celle-ci peut s’exprimer, notamment, dans certains quartiers populaires où la perception d’une mentalité guerrière caucasienne (légendes littéraires, exploits de certains sportifs comme le lutteur – MMA – Rafael Fiziev…) offre à des Européens d’origine azérie la possibilité de se revendiquer d’une appartenance à une communauté déterminée, courageuse et loyale. À une échelle plus large, les premiers Jeux européens à Bakou en 2015 ont permis à l'Azerbaïdjan de se rattacher politiquement à l’Europe, alors que son appartenance géographique à ce continent reste ambiguë, et ce grâce à l’organisation du plus grand événement multisports de son histoire. Au niveau culturel, la journée du cinéma azerbaïdjanais (relayée notamment par les instituts français) et la victoire à l’Eurovision en 2011 servent d’outils transformateurs, qui permettent à l'Azerbaïdjan d’afficher la puissance de sa musique ou de son sport et de gommer son image de pétro-état autoritaire et corrompu.

Le centenaire de la naissance du compositeur Fikret Amirov a été célébré en 2022. Lors d’un concert organisé à l’UNESCO, le public français a pu découvrir la combinaison entre modernité orchestrale et tradition instrumentale propre au célèbre compositeur azerbaidjanais (photo de l’auteur, 3 novembre 2022, UNESCO, Paris).

Le centenaire de la naissance du compositeur Fikret Amirov a été célébré en 2022. Lors d’un concert organisé à l’UNESCO, le public français a pu découvrir la combinaison entre modernité orchestrale et tradition instrumentale propre au célèbre compositeur azerbaidjanais (photo de l’auteur, 3 novembre 2022, UNESCO, Paris).

 

Le Haut-Karabagh pourrait constituer la dernière dimension non-coercitive exploitée par l'Azerbaïdjan dans sa quête d’influence en Europe, mêlant à la fois potentiel naturel et activisme politique : des décombres du conflit fratricide et désormais faussement gelé autour de cette enclave revendiquée par l’Arménie pourraient émerger des opportunités socio-économiques non négligeables, notamment sur le plan touristique avec la possible arrivée d’un nouveau public européen venant admirer les beautés naturelles et les richesses historiques de cet espace hautement symbolique dans l’histoire régionale. Dans le cadre du projet Montre-moi l'Azerbaïdjan qui s’est déroulé fin novembre 2022, un groupe de blogueurs étrangers (notamment européens) a ainsi eu l'occasion de visiter la région du Haut-Karabagh (sites culturels, beauté naturelle...) Cette initiative soutenue par l'Agence azerbaidjanaise du tourisme s'inscrit dans une tentative d'attirer les visiteurs étrangers et de défendre le patrimoine culturel local. Les vidéos des blogueurs postées à la suite de l'édition précédente (mai-juin 2021) ont été visionnées par plusieurs milliers de personnes, prouvant l’efficacité d’une telle campagne de communication. Ce nouveau tourisme occidental relève d’un « antagonisme rentable »(1), soit la création d’un potentiel « doux » porté par la force de l’instrument « dur ». L’originalité de cette démarche réside dans le fait que cette renaissance touristique a lieu alors même que le conflit n’est pas encore terminé, comme l'atteste la poursuite sporadique de bombardements frontaliers.

Des obstacles franchissables sur le long terme ?

La stratégie d’influence de l'Azerbaïdjan se heurte cependant aussi au manque d’attractivité de son modèle politico-social (rôle primordial du chef de famille, non-accès à certains secteurs de l’emploi pour les femmes…) Pour l’Europe de l’Ouest, le conservatisme politique et la préservation des traditions religieuses incarnent de plus en plus des valeurs dépassées, trop éloignées de la lutte pour l’égalité homme/femme, de la défense de la liberté d’expression ou de la lutte pour les droits LGBTQIA+. Il n’en reste pas moins que, en s’appuyant sur les bons résultats de sa lutte anti-corruption et s’il parvenait à étendre ses réformes dans le domaine des droits humains, l’Azerbaïdjan pourrait apparaître à l’avenir comme un partenaire en voie de modernisation.

La différence entre ce qui est projeté en Europe et ce qui prévaut à l’intérieur des frontières nationales constitue toutefois une limite sérieuse au soft power azerbaïdjanais. La jeune société azerbaïdjanaise éprouve par exemple une difficulté à se projeter dans le futur d’un pays encore en proie à de graves problèmes d’infrastructures (à peine 1 % du PIB est consacré aux infrastructures de transport), d’inégalités salariales (le salaire des femmes reste largement inférieur à celui des hommes, à postes équivalents) et dont la capitale, malgré son rôle de vitrine, peine à exercer la même attractivité que d’autres grandes villes occidentales. Les compétitions sportives et les projets urbains peuvent certes créer l’espoir d’un avenir tourné vers le développement mais, dans le jeu de l'équilibre du soft power (classement des universités, industrie du luxe…), la balance penche davantage vers Bruxelles que vers Bakou.

Enfin, le soft power forcé, ou la tentative de Bakou d’amadouer des politiciens européens influents (cadeaux luxueux, corruption…) dans l’optique de trouver des soutiens internes est une tentative très risquée et ne débouchant pas sur des résultats concluants. Cette Kürü diplomatiyası (diplomatie du caviar) demeure en effet totalement contraire aux valeurs européennes et renvoie l’image d’un État voyou prêt à tout pour arriver à ses fins. La condamnation pour corruption et blanchiment d'argent de l'ancien chef du groupe du Parti populaire européen à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe Luca Volontè, sur fond de soutien à des représentants azerbaïdjanais, incarne la limite d’une telle approche.

Si le potentiel attractif de l’Azerbaïdjan est indéniable, ce pays demeure encore pour l’Europe un lieu exotique, dans lequel se pratiquent corruption, arrestations arbitraires et népotisme. Les réalisations menées depuis plusieurs années sont encore insuffisantes pour parler d’influence notable, mais force est de constater que, de l’ombre, le soft power azerbaïdjanais est passé à la lueur. Il est soutenu depuis quelques mois par le réalisme européen, mis en demeure de trouver des sources alternatives aux hydrocarbures russes. Pour autant, la politique militaire agressive de Bakou, décomplexé par ses succès de l’automne 2020, pourrait entrer en contradiction violente avec ses efforts de séduction auprès des pays européens.

 

Note :

(1) Adam Weaver, « Military tourism », in J. Jafari & H. Xiao (ed.), Encyclopedia of Tourism, Springer, Cham., pp. 1-2, janvier 2014.

 

Vignette : Kichik Qala, au centre-ville de Bakou, 14 février 2022 (© Duncan Labadie).

 

* Duncan Labadie est titulaire d’un master de l’Institut des relations internationales de Moscou (MGIMO, spécialisation région eurasiatique). Il prépare un M2 Relations internationales à l’INALCO et le concours d’Orient du MEAE.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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