Les médecins bulgares expatriés, praticiens essentiels au système de soins français

Quelques centaines de médecins bulgares sont venus travailler en France depuis 2007, répondant aux besoins du marché local. Cette présence significative et les bienfaits qu’elle apporte sont toutefois méconnus de la société civile française.


StéthoscopeDepuis les années 1970, la France connaît une pénurie chronique de médecins : ce phénomène est la conséquence du vieillissement des effectifs médicaux conjugué au maintien en vigueur, jusqu’à la rentrée 2021, du numerus clausus. À partir de 2007, pour continuer à faire fonctionner correctement leurs services, certains établissements de santé ont décidé de recruter des médecins étrangers, notamment en provenance de pays d’Europe de l’Est.

Des agences spécialisées dans le placement de personnels de santé ont alors été missionnées par des centres hospitaliers. Parmi leurs recrues se trouvaient de nombreux médecins bulgares, rapidement appréciés et reconnus au sein des établissements hospitaliers pour la qualité de leur travail. Les médias, eux, ont traité le sujet des migrations médicales en focalisant leur attention sur quelques cas isolés de généralistes roumains tentant leur chance dans des communes rurales. Ainsi, les médecins bulgares, qui concourent significativement au fonctionnement du système français de santé, demeurent toujours des « invisibles » pour la société qui les accueille.

Un flux migratoire relativement faible avant 2007

Les premières migrations de médecins et d’étudiants en médecine de nationalité bulgare ont été observées en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La répression du régime socialiste (stigmatisations, mises à l’écart, enfermements dans les camps, renvois des universités…) frappait alors l’ensemble des élites intellectuelles. Une partie de ces cerveaux a alors préféré fuir à l’étranger. Ainsi, entre 1945 et 1953, l’OFPRA a recensé 600 réfugiés bulgares(1). Sous le régime socialiste post-stalinien, quelques médecins (des partisans bénéficiant d’une plus grande liberté de déplacement ou des dissidents) ont également réussi à venir s’installer en France. Parmi eux, deux médecins s’y sont fait un nom : Boyan Hristoforov, le célèbre gastro-entérologue de l’hôpital Cochin à Paris, et Darina Krastinova-Lotov, chirurgienne esthétique internationalement reconnue. À la veille de la chute du régime socialiste, cette présence restait toutefois négligeable : en 1987, l’Ordre national des médecins répertoriait à peine 8 médecins bulgares dans son tableau professionnel. Avec la chute du régime et le retour des mobilités Est-Ouest, quelques-uns de leurs confrères, principalement des francophones (en Bulgarie, le français était enseigné dans de nombreux établissements d’élite), les ont rejoints afin de profiter de nouvelles opportunités. Ils ont souvent été déçus par cette expérience migratoire car, s’ils pouvaient être employés dans les hôpitaux publics, leurs diplômes bulgares n’étaient toutefois pas officiellement reconnus et on ne tenait pas compte de leurs véritables qualifications. Il en découlait une précarité peu satisfaisante (statut contractuel, reconduction des contrats de travail pas assurée, bas salaires). Ces conditions de travail expliquent que peu de ces médecins aient choisi de venir travailler en France avant 2007, préférant d’autres destinations, comme l’Allemagne.

Rôle des cabinets privés dans l’externalisation du recrutement hospitalier

L’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne a considérablement modifié les opportunités et les comportements migratoires. Non seulement elle a favorisé la libre circulation des personnes, mais elle a également permis à la fois la reconnaissance par les autorités françaises des diplômes de médecins obtenus en Bulgarie à partir du 1er janvier 2007 et l’assouplissement des conditions d’exercice de la médecine pour les médecins bulgares disposant de diplômes obtenus à partir de 2007 (qui ne furent plus soumis à la tutelle des praticiens hospitaliers). La France est soudain apparue plus attractive.

Or, au même moment de nombreux établissements français de santé, en particulier les hôpitaux, cherchaient à pallier la pénurie de médecins dans certaines spécialités médicales (notamment l’anesthésie-réanimation). Ils ont donc fait appel à des cabinets privés de recrutement qui ont commencé à rechercher des médecins sur le marché de l’emploi bulgare en passant des annonces (dans des journaux, des revues ou sur internet). Certains se sont même rendus en Bulgarie pour prendre attache directement avec les recrues et effectuer une première sélection. Mais, le plus souvent, les cabinets français ont mis en place des collaborations ou des partenariats avec des agences locales, leur déléguant le ciblage et la pré-sélection des talents recherchés. Des entretiens par visioconférence étaient ensuite organisés entre recruteurs, futur employeur et postulants, avec à la clé un stage organisé en France pour s’assurer des compétences et de l’aisance du candidat. Dans le cas où l’expérience était concluante et le contrat signé par les deux parties, le cabinet de recrutement se chargeait de régler les dernières démarches administratives. Pour pérenniser cette ressource, certaines de ces agences ont décidé de contribuer à la formation en amont de viviers de médecins candidats à l’expatriation, en aidant les postulants (non francophones) motivés à apprendre ou à progresser en français. Ainsi, ces agences ont été capables de fournir rapidement une main-d'œuvre linguistiquement autonome.

Ces recrutements sont à l’origine de l’accroissement significatif du nombre de médecins bulgares en France au cours des quinze dernières années (jusqu’à 90 % des embauches, selon certains recruteurs). En 2006, à peine 17 médecins bulgares étaient habilités à exercer la médecine en France. Quinze ans après, ils sont quelques centaines.

Une présence concentrée dans le secteur hospitalier et en cabinet médical

Les médecins bulgares qui s’installent en France sont le plus souvent de jeunes docteurs titulaires d’un diplôme obtenu en France ou en Bulgarie après 2007 et donc reconnu par les autorités françaises. Eu égard aux besoins du marché local du travail, ils ne sont désormais plus obligés de passer entre les mains d’une agence de recrutement pour trouver un emploi. Cette évolution explique que beaucoup d’entre eux se soient installés au sein de cabinets médicaux privés.

L’accroissement de cette présence médicale bulgare est facilement observable en consultant l’annuaire du Conseil de l’ordre national des médecins : la plupart des Bulgares portent des noms de famille, des patronymes et des prénoms traditionnels très caractéristiques. Estimer la population de médecins bulgares en utilisant l’anthroponymie est donc non seulement possible, mais également pertinent ; car si la naturalisation masque une partie de la présence bulgare, une recherche reposant sur les noms portés par les praticiens permet de répertorier également les expatriés naturalisés. En utilisant cette méthode, nous avions recensé 225 médecins porteurs de ces signes de bulgarité en décembre 2010(2). Les mêmes critères de recherche nous ont permis d’en dénombrer 354 en janvier 2021(3). Ces chiffres illustrent l’accroissement significatif de cette main-d'œuvre en France au cours de la période post-adhésion. Cette présence a également évolué qualitativement entre 2010 et 2021 : ainsi, les femmes-médecins qui formaient 53,3 % de ce contingent en constituent désormais 62,1 %. Dans le même temps, la part des praticiens hospitaliers régresse de 53 à 48 %. Les anesthésistes-réanimateurs représentent toujours la principale spécialité médicale exercée par ces actifs (19,5 %), une main-d'œuvre qui s’est révélée d’une grande aide dans les services de réanimation accueillant les malades de la Covid-19. Enfin, beaucoup de médecins bulgares préfèrent dorénavant s’installer en libéral dans des cabinets médicaux privés : 14,7 % de généralistes, 8,5 % d’ophtalmologistes…

L’impact en Bulgarie des départs massifs de médecins

Le flux migratoire de médecins bulgares à destination d’autres pays européens (France mais également Allemagne) ou d’Amérique du Nord est en grande partie à l’origine de la pénurie de spécialistes médicaux en Bulgarie même si, comme en France, les départs à la retraite jouent également un rôle prépondérant dans cette dynamique. Le phénomène de départ affecte l’ensemble du pays mais est plus significatif et dramatique en province. En effet, plusieurs établissements hospitaliers de chef-lieu de district n’ont plus les moyens de conserver certains services : c’est le cas à Vidin (nord-est de la Bulgarie), par exemple, où le docteur Dancho Kirachki, médecin-chef en clinique, expliquait début 2020 que la ville n’accueillait plus que 120 médecins spécialistes contre 300 vingt ans plus tôt(4).

Parmi les spécialités les plus durement frappées par la pénurie, l’anesthésiologie est citée régulièrement. Selon le professeur Nikolaï Petrov, président de l’Association bulgare d’anesthésiologie et de soins intensifs, il restait seulement 1 200 anesthésistes en Bulgarie en octobre 2020, alors qu’il en faudrait 2 500 pour couvrir l’ensemble des besoins de la population(5). Là encore, mais à flanc renversé, ce manque s’est révélé particulièrement criant avec la pandémie de Covid-19.

 

Sources :

(1) Stéphan Altasserre, Les mobilités bulgares en Europe occidentale et plus particulièrement en France au cours de la période postcommuniste (1989-2012), Thèse de doctorat, université de Strasbourg, novembre 2013, pp. 197-265. Entretiens réalisés individuellement avec 14 médecins bulgares, dont trois anesthésistes-réanimateurs, trois psychiatres et trois généralistes ayant exercé dans les villes de Paris, Lagny, Kremlin-Bicêtre, Lille, Poitiers, Aubagne, Antibes, Cavaillon et en Guadeloupe entre mars 2009 et janvier 2012.

(2) Op. Cit., note 1.

(3) Consultation en janvier 2021 de l’annuaire de l’Ordre national des médecins répertoriant les médecins régulièrement inscrits au tableau de l’Ordre des médecins.

(4) « V Bălgarija veče njama koj da lekuva horata » (Il n'y a plus personne pour soigner les gens en Bulgarie), Deutsche Welle, 26 janvier 2020.

(5) « Prof. Petrov : Imame 1 200 anesteziolozi, neobhodimi sa dvojno poveče » (« Professeur Petrov : nous avons 1 200 anesthésiologistes, il nous en faut deux fois plus »), BGNES, 15 octobre 2020.

 

Vignette : Wikimedias commons.

* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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