Début septembre 2009, la Tchéco-Vietnamienne Lan Pham Thi, âgée de dix-neuf ans, a remporté le Prix littéraire attribué aux manuscrits non publiés par la grande maison d’édition tchèque Knizni klub. Sa nouvelle décrit les difficultés de la vie quotidienne d’une famille vietnamienne dans la ville de Pisek, en Bohême du Sud. Les médias soulignent que c’est la première lauréate « d’origine exotique » qui prouve ainsi sa maîtrise totale du tchèque, qui n’est pas sa langue maternelle.
Sa victoire illustre l’évolution de la situation des Vietnamiens en République tchèque qui, avec 50 à 60 000 membres, représentent aujourd’hui la troisième communauté étrangère du pays. Les enfants de la première vague d’immigration vietnamienne, arrivée pour des raisons économiques pendant la période communiste, seraient-ils en train de devenir une nouvelle élite de la société tchèque qui reste pourtant méfiante envers les étrangers ?
Les débuts de la présence vietnamienne à l’époque communiste
Les origines de la communauté vietnamienne en République tchèque remontent aux accords signés pendant la période communiste par deux « pays frères ». La Tchécoslovaquie était prête à accepter les ressortissants vietnamiens pour aider un pays ravagé par la guerre tout en bénéficiant d’une main d’œuvre bon marché. La première vague d’immigration date des années 1950. Les flux entre les deux pays deviennent plus systématiques après les accords de 1973 permettant l’arrivée d’une dizaine de milliers d’étudiants et de travailleurs souhaitant acquérir une expérience professionnelle. Dans les années 1980, les conditions de travail des Vietnamiens se dégradent : la Tchécoslovaquie les emploie dans des domaines peu attractifs pour atteindre les buts fixés par la planification économique. En même temps, la structure de l’immigration change, car la corruption rend la sélection des travailleurs moins stricte.
L’immigration vietnamienne étant régie par des accords bilatéraux, les nouveaux-arrivants bénéficiaient alors de certains droits. Pour éviter un choc culturel trop important, les autorités tchèques avaient prévu des mesures facilitant l’adaptation à la vie locale. Ainsi, les Vietnamiens recevaient à leur arrivée des habits d’hiver et, au cas où ils auraient mal supporté la nourriture des cantines tchèques, une cuisine était à leur disposition dans les centres d’hébergement. La barrière linguistique représentait également un problème, car le Vietnam ne faisait pas partie de «l’empire slave» comme d’autres pays communistes pour lesquels le russe était la langue universelle; des cours de tchèque leur étaient donc offerts. En outre, l’employeur tchèque ou slovaque avait l’obligation de financer le retour au pays du salarié vietnamien une fois son contrat achevé, en général au bout de quatre ans.
L’impact de cette « exploitation réciproque » sur les relations entre les deux communautés
Les apports de cette immigration étaient déjà discutés à l’époque : les Tchécoslovaques dénonçaient les dépenses importantes que devaient engager les employeurs, alors que la communauté vietnamienne garde souvent un souvenir amer de conditions de travail se rapprochant de l’exploitation pure.
En effet, les conditions de vie n’étaient pas faciles : seuls les hommes mariés avaient la possibilité de partir en vacances au Vietnam, au bout de deux ans de travail. Des restrictions, qui font aujourd’hui sourire, régissaient la vie quotidienne : un Vietnamien n’était pas autorisé à fréquenter ses compatriotes-femmes et, si une rencontre devait avoir lieu dans leur dortoir, ils devaient laisser la porte ouverte. Ces mesures ont été assouplies dans les années 1980 mais une Vietnamienne devait toutefois éviter de tomber enceinte, sous peine d’être immédiatement renvoyée dans son pays. On peut également rappeler l’interdiction pour les hommes d’avoir les cheveux longs ou de porter des vêtements occidentaux.
Avec la chute du bloc soviétique, les accords permettant leur arrivée sont devenus caducs mais les réseaux mis en place sont restés, permettant de maintenir le flux de travailleurs vietnamiens. Il s’agissait d’une immigration purement économique, qui concernait essentiellement les habitants des campagnes et des provinces du Nord. A ces nouveaux arrivants s’ajoutaient les Vietnamiens qui vivaient déjà sur place. Deux options s’ouvraient à eux: émigrer dans d’autres pays européens ou rester en Tchécoslovaquie.
Une structure clanique qui concurrence les commerçants tchèques
Les Vietnamiens arrivés avant 1989 peuvent aujourd’hui bénéficier de leur bonne connaissance du pays. Certains d’entre eux deviennent donc les chefs des communautés vietnamiennes locales qui sont fidèles à leur mode de vie clanique. Ainsi, les chefs du clan servent d’intermédiaires entre les Vietnamiens et la population tchèque, ils sont également au cœur du réseau professionnel de la communauté. « A Prague, il y a quatre clans familiaux. Chacun possède plusieurs magasins qui se soutiennent mutuellement en cas de problèmes », explique l’un d’entre eux, qui souhaite garder son anonymat. De plus, cette tendance à une vie clanique a été renforcée par les difficultés de l’installation des premiers commerçants vietnamiens qui ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.
Les commerçants tchèques, de leur côté, se font également entendre : « Ils vivent de manière complètement différente de nous. Ils n’ont pas de week-ends, ils ne vont pas boire un coup ou regarder un match de hockey. Ils emploient les membres de leur famille et font ainsi des économies, ce qui leur permet d’avoir des prix plus bas », s’insurge Roman Simek, un marchand de légumes à Prague. Grâce à cette organisation clanique, les Vietnamiens fonctionnent en réseau, à la manière des supermarchés et, comme ces derniers, ils concurrencent les commerçants tchèques. C’est pourquoi ils sont parfois vus d’un mauvais œil et rendus responsables de la hausse du chômage et des tensions ethniques. Jiri Paroubek, chef du Parti social-démocrate, a récemment affirmé que «les Ukrainiens s’intègrent mieux que les Vietnamiens», témoignant de la persistance de préjugés à l’égard des immigrés dits «exotiques».
La population tchèque, elle, apprécie cependant le zèle des travailleurs vietnamiens et s’est habituée à la disponibilité du « Vietnamien d’à côté », qui lui permet de s’approvisionner à n’importe quelle heure. D’autant que le métier de marchand de légumes n’est plus aussi rentable qu’avant 1989 pour les Tchèques qui pouvaient, à l’occasion, arrondir leurs fins de mois par la vente au noir ; cette mutation explique également la désertion en masse des marchands tchèques, qui sont remplacés par les Vietnamiens.
Les journaux économiques évoquent même un nouveau chapitre dans l’histoire de l’entreprenariat tchèque: après avoir investi les marchés avec des vêtements bon marché destinés aux classes les moins aisées, les Vietnamiens optent aujourd’hui pour les petites épiceries où s’approvisionnent également les classes moyennes. La moitié de la communauté tient aujourd’hui un commerce à son compte, ce qui témoigne de sa surreprésentation dans ce domaine.
La génération des « Néovietnamiens » tente de nouer un dialogue avec les Tchèques
Ces «Vietnamiens de souche» ont noué très peu de contacts avec la société tchèque, qui n’a pas fait non plus d’effort particulier d’ouverture. Aujourd’hui, leurs enfants forment la génération des « Néovietnamiens », de mieux en mieux intégrée à la société tchèque et qui essaie de briser certains tabous.
Lan Pham Thi, la lauréate du prix littéraire de Knizni klub, fait partie de cette génération: elle est née et a grandi dans la République tchèque de l’après-1989. Le jury a constaté que sa maîtrise du tchèque est bien meilleure que celle de nombreux auteurs « locaux ». De plus, le sujet traité par la jeune étudiante est une nouveauté sur la scène littéraire tchèque où reviennent quelques thèmes récurrents, comme l’héritage de l’influence allemande ou la vie sous le régime communiste. Ses réflexions sur les relations entre les communautés tchèque et vietnamienne offrent donc un point de vue extérieur. L’auteure contribue ainsi au dialogue entre les deux cultures mais reconnaît que la route sera longue : « Les Tchèques et les Vietnamiens vivent chacun à leur façon, un livre ne pourra pas le changer ».
L’abondance des médias vietnamiens en République tchèque témoigne en effet d’une communauté qui reste bien soudée[1]. A une époque où tout le monde peut écrire, de jeunes Vietnamiens essaient cependant de briser le mur de l’ignorance sur leur blog. Depuis un an, on parle d’un nouveau phénomène de l’internet tchèque. Ces blogs ont de nombreux lecteurs tchèques avides d’en apprendre un peu plus sur cette communauté avec laquelle ils vivent depuis plusieurs dizaines d’années. Une question revient régulièrement chez ces « Néovietnamiens » : se sentent-ils plus Vietnamiens ou Tchèques ?
Des « enfants bananes », entre deux cultures
Souvent, les auteurs ne le savent pas eux-mêmes et cherchent leur identité à travers l’écriture. Il faut dire que certaines réactions des Tchèques, peu habitués à voir des « étrangers exotiques » parler leur langue, ne les aident pas à s’intégrer : « Je parle tchèque couramment mais il y a toujours des gens qui me parlent très lentement et finissent par demander ‘Tu me comprends’ ? », relate Phuong Thuy Do Thi, qui revendique en outre avec humour son identité morave[2].
« Quelle est pour nous la langue la plus proche ? En général, le tchèque. Comme nous l’utilisons le plus souvent, c’est la langue la mieux maîtrisée par les ‘enfants bananes’ », confirme une autre bloggeuse, Nguyen Thi Thuy Duong. Elle ajoute qu’avec cette vie à cheval entre deux cultures, on ne s’ennuie jamais: et de raconter son faux pas lors d’une colonie de vacances au cours de laquelle elle avait apporté des baguettes à la place d’un couvert ; elle a fini par apprendre à tout le monde comment manger le goulash à l’asiatique. « Nous avons des parents vietnamiens et beaucoup d’entre nous sont nés au Vietnam. Mais nous avons grandi à l’autre bout du monde. Sommes-nous encore de vrais Vietnamiens ? Ou alors le sommes-nous seulement par la couleur de notre peau, alors qu’à l’intérieur, nous sommes devenus Tchèques ? », se demande-t-elle à propos de l’état d’esprit de ces « enfants bananes », c’est-à-dire « jaunes à l’extérieur et blancs à l’intérieur ». Certains Vietnamiens jugent cependant cette expression péjorative et s’insurgent contre sa généralisation dans les médias.
Malgré un mélange incontestable de cultures, les Vietnamiens se marient souvent entre eux. Ils affirment que c’est une sorte de contrat tacite entre les jeunes et leurs parents. « Les Tchèques pensent différemment, l’engagement entre un homme et une femme n’est souvent pas pris au sérieux comme chez nous. Nos valeurs sont différentes, c’est écrit dans nos gènes asiatiques », explique Nguyen Thi Thuy Duong. Une autre bloggeuse, Luu Ly Nugyen Bach, relativise ce cliché : « Ce problème se posait au siècle dernier mais pas aujourd’hui, tout le monde n’est pas pour ‘la pureté des races’ ! »
Vers un meilleur avenir par l’école
Malgré cette recherche identitaire parfois difficile, les « enfants bananes » veulent avoir une vie meilleure que leurs parents et font leurs premières preuves à l’école. « Regarde, elle a eu de meilleures notes que nos enfants », entend souvent Phuong Thuy Do Thi lorsqu’elle présente son bulletin scolaire dans les magasins qui offrent des cadeaux aux élèves ayant reçu de bonnes notes. « A Harvard, 17 % des étudiants sont des Asiatiques. Dans quelques années, verra-t-on la même chose dans les universités tchèques ? », s’interroge la jeune bloggeuse. Elle explique que les parents investissent souvent toutes leurs économies dans les études de leurs enfants, même au Vietnam où les conditions sont souvent difficiles : « Dans les campagnes, les enfants passent la journée à aider leurs parents dans les champs, ils étudient uniquement la nuit et, malgré cela, ils ont d’excellents résultats ».
Reste à trouver sa voie après l’université. Les jeunes Vietnamiens ne savent pas si on voudra d’eux sur le marché du travail tchèque mais il faut également se demander s’ils auront envie de rester dans un pays qui continue à leur faire sentir leur différence. « Je voudrais me couper en deux: rester ici mais, en même temps, rentrer et aider mon pays à se développer », confie Phuong Thuy Do Thi. D’autres optent pour la troisième solution: partir à l’étranger, comme la jeune lauréate Lan Pham Thi qui poursuit ses études universitaires en Malaisie. D’autres partent en Europe occidentale ou aux Etats-Unis. C’est ce que des proches ont conseillé également à Phuong Thuy Do Thi : « Tu dois avoir de très bons résultats ici mais, après, va dans un autre pays. Regarde où en est arrivé Obama, tu penses que ce serait possible ici ? Dans les pays plus développés, ils savent attirer les cerveaux mais, ici, les gens accorderont toujours plus d’importance à ton apparence ».
Malgré ce conservatisme persistant, les Vietnamiens ont leur premier « Obama tchèque » : Linh Nguyen, étudiant de 22 ans qui s’est présenté lors des dernières élections européennes. Son petit parti n’a pas recueilli assez de voix mais, par ce choix, il combat également les préjugés de la génération de ses parents pour laquelle il est prioritaire de gagner sa vie sans forcément prendre part à la vie politique du pays. Linh Nguyen s’interroge sur l’avenir de sa communauté en République tchèque : « 99 % des Vietnamiens tiennent un commerce, selon le modèle des anciennes générations. Ceux qui ont grandi ici seront différents, beaucoup travailleront sans doute dans le commerce, mais selon les habitudes tchèques ». Il confirme que la plupart des jeunes universitaires vietnamiens optent pour des matières techniques ou économiques, alors que les sciences humaines ne sont pas du tout à la mode. « Au Vietnam, on ne sait même pas ce qu’est un politologue », sourit Linh Nguyen, qui étudie les sciences politiques et espère jouer un rôle de précurseur.
Les communautés tchèque et vietnamienne vivent aujourd’hui une période cruciale de leurs relations réciproques : le communautarisme et la méfiance des générations ayant connu le régime communiste sont en train d’évoluer sous l’influence des jeunes, en passe de briser les anciens tabous. Cependant, la société tchèque ne semble pas prête à faire la différence entre les anciens immigrés économiques et leurs descendants, qui ont aujourd’hui les mêmes moyens de réussir dans la vie que les enfants tchèques. Ce combat des jeunes Vietnamiens pourra-t-il convaincre les Tchèques de donner une chance aux jeunes issus de l’immigration et de s’ouvrir aux étrangers ? De plus, les Tchèques auront à l’avenir besoin d’attirer de plus en plus d’étrangers pour améliorer leur situation démographique: les statistiques publiées en septembre 2009 montrent que le baby-boom des sept dernières années est fini et le gouvernement envisage de réduire le budget destiné au soutien des familles avec enfants…
Notes :
[1] Il existe de nombreux périodiques en langue vietnamienne et, depuis mai 2009, les Vietnamiens ont également leur chaîne de télévision, Ethnic TV.
[2] Les trois régions de la République tchèque sont la Bohême, la Moravie et la Silésie. La Moravie, au sud-est du pays, est une région traditionnellement plus agricole et conservatrice que la Bohême, où se trouve la capitale. Les Moraves sont fiers de leurs particularismes locaux, dont le patois ou le folklore, mais les habitants de Bohême -et surtout les Praguois- les prennent parfois pour des provinciaux aux manières un peu rustres. De leur côté, certains Moraves revendiquent leur droit à la différence en se déclarant de citoyenneté tchèque mais de nationalité morave, ce qui fait sourire leurs compatriotes.
Par Zuzana LOUBET DEL BAYLE
Vignette : Linh Nguyen sur les bords de la Vltava, à Prague.
Source : http://linhnguyen.blog.idnes.cz/