Questions ethniques, questions d’éthique en Slovénie

De toutes les anciennes ex-républiques yougoslaves, la Slovénie présente une originalité sur les enjeux ethniques: elle est à la fois attachée à la notion de nationalité (le droit du sang prime), c'est-à-dire qu’il est difficile d’être perçu comme Slovène avec une origine ethnique différente, mais elle est aussi devenue au cours des trente dernières années une terre d’immigration, ce qui a modifié de manière importante la composition ethnique de la population: en 1971, 92 % de la population se déclarait slovène contre 83 % en 2002.


La Slovénie est souvent perçue comme un modèle politique avec son système parlementaire performant, comme un modèle économique parmi les anciens pays communistes européens et comme un modèle en matière des droits de l’homme, avec notamment des droits spécifiques accordées aux minorités italienne et hongroise. Cette présentation, qui privilégie de fait la représentation d’une Slovénie alpine développée tend à sous-estimer celle d’une Slovénie balkanique avec notamment l’influence des populations issues des autres républiques yougoslaves, qui représenteraient entre 11 et 16 % de la population totale d’après le dernier recensement de la population effectué en avril 2002. La Slovénie ne défraie pas la chronique dans les médias occidentaux (et spécialement français). Pourtant au cours de ces dernières années, les questions ethniques ont été au cœur de la politique slovène.

Une société secouée par des affaires ethniques

En dépit d’une certaine homogénéité ethnique, la Slovénie a connu récemment plusieurs affaires concernant des ressortissants originaires des ex-républiques yougoslaves.

Celle des effacés -appelée ainsi car ces personnes ont été effacées des registres nationaux à partir du 26 février 1992- a concerné plus de 1 % de la population totale du pays, soit 25 000 personnes. Pour la plupart originaires des autres ex-républiques yougoslaves, ces dernières n’avaient pas demandé la citoyenneté slovène dans les délais impartis par la loi ou se l’étaient vue refuser par les autorités. Dès lors, l’Etat les a secrètement et illégalement effacés des registres nationaux, mais curieusement cette affaire n’a éclaté publiquement qu’à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle en 2003 ordonnant au gouvernement d’alors – celui de centre-gauche d’Anton Rop- de régulariser la situation des personnes concernées. L’opposition de droite s’est alors emparée de la question accusant les effacés d’être des ennemis de la Slovénie qui auraient attaqué le pays en 1991 après la déclaration d’indépendance. Le principal parti de droite, le SDS de Janez Jansa, a même réussi à faire organiser un référendum sur une partie de la loi dite « technique » votée par le Parlement, ce qui contribua à sa victoire lors du scrutin législatif du mois d’octobre 2004. Pendant les quatre années du gouvernement Jansa, le problème n’évolua pas, mais depuis les élections législatives de septembre 2008 d’où les sociaux-démocrates sortaient gagnants, la nouvelle ministre de l’Intérieur, Katarina Kresal, a déclaré vouloir trouver une solution, 18 ans se sont entretemps écoulés depuis les faits.

L’affaire de la construction d’une mosquée à Ljubljana a également provoqué de grands débats. Avec 3 % de musulmans (issus presque uniquement de l’ex-Yougoslavie) de sa population totale, la Slovénie est l’un des rares Etats européens qui ne dispose pas encore de mosquée. En projet depuis le début des années 1970, l’initiative de bâtir une mosquée a été relancée en 2003, provoquant le rejet d’une majorité de la population et la propagation d’arguments connus ailleurs (peur du terrorisme, crainte d’être « envahi ») mais aussi plus locaux, comme la taille du minaret (40 mètres) qui ne s’intègrerait pas dans le paysage alpin slovène. L’élection en octobre 2006 du populaire Zoran Jankovic (Serbe d’origine) à la mairie de Ljubljana semble avoir créé une nouvelle dynamique puisque le projet de mosquée faisait partie de son programme. Depuis, le maire a approuvé le lieu de sa construction, dans le centre, non loin de la gare.
br> En octobre 2006, la Slovénie a quelque peu attiré l’attention à l’étranger avec l’émeute du village d’Ambrus (région de Dolenjska), contre une famille Rom accusée à tort d’avoir agressé l’un des habitants. La famille Strojan a dû être évacuée de son propre terrain en raison de l’hostilité persistante de la population, attestant ainsi de la difficulté des quelques 10.000 Roms du pays à être acceptés dans la société. Aux yeux de Nicholas Wood, correspondant du New York Times à cette époque, le plus choquant a été le fait que les Strojan ont dû quitter leur terrain face à l’agressivité des villageois, et ce avec l’assentiment de la police et des instances politiques.

Selon Arne Mavcic, juriste à la Cour constitutionnelle, ces trois affaires sont les seules, à propos desquelles les différents gouvernements n’ont pas obéi aux injonctions de la plus haute instance juridique nationale. Les questions ethniques sont donc bien présentes en Slovénie et ont des conséquences sur la transition démocratique du pays.

L’Etat, les organismes officiels et les questions ethniques

La représentation d’une Slovénie dépourvue d’enjeux ethniques apparaît encore plus nettement dans les institutions officielles. Tous les travaux publiés par l’Office national des statistiques de la république de Slovénie restent très incomplets sur les questions ethniques. Ainsi, la publication annuelle de l’institution, Letopis, comportait 600 pages et 33 chapitres en 2007. Le quatrième chapitre traite de la population du pays (pp. 79-103) et est subdivisé en 33 sections. La troisième section (p.80) communique des données sur la situation ethnique de la population entre 1961 et 2002. Les résultats sont présentés à l’échelle du pays et non par commune, comme cela est le cas pour les autres résultats publiés dans l’annuaire. De même, entre les 26ème et 33ème sections, on trouve des statistiques sur les migrations durant l’année 2006 (par exemple, les migrations internes, l’immigration par pays, l’émigration par pays, le retour des Slovènes en Slovénie, la population étrangère dans le pays…). Ces données reprennent le pourcentage de citoyens slovènes, mais pas le taux de la population se déclarant de nationalité slovène. Or si 98 % de la population du pays a la citoyenneté slovène, seuls 83 % se déclarent slovènes de par leur origine ethnique. L’absence de données ethniques est également valable pour d’autres publications largement diffusées comme Slovenija v stevilkah (la Slovenie en chiffres) (2007), Slovenske regije in stevilkah (Les regions slovenes en chiffres) (2006) ou Statisticne Letopis Ljubljane (L’annuaire statistique de Ljubljana) (2005).

Statistiques et instrumentalisation des enjeux ethniques

Le dernier recensement organisé entre le 1er et le 15 avril 2002 posait cinq questions pouvant être liées à l’ethnicité : le lieu de naissance, la déclaration ethnique, la langue parlée en public, en privé et la religion. Les résultats ont été diffusés à partir d’avril 2003 dans des publications officielles en slovène et en anglais, mais n’ont pas permis de dénombrer de manière satisfaisante la répartition des différentes nationalités. En 2002, près de 16,94 % de la population ne s’est pas déclarée de nationalité slovène, mais on peut définir la nationalité de seulement 9,62 % d’entre eux, repartis en trois catégories, les non déclarés, ceux qui n’ont pas voulu répondre, et ceux mentionnés comme « inconnus ». Cette donnée contraste nettement avec le recensement précédent, celui de mars 1991 où 11,69 % de la population ne se déclara pas slovène pour seulement 2,67 % dont on ignorait la nationalité. D’après Danilo Dolenc, chercheur à l’Office national des statistiques, la loi interdit de publier les groupes ethniques de moins de dix personnes, de peur de les voir stigmatiser. Cet argument atteste non seulement de la sensibilité de la question ethnique dans ce pays, mais surtout elle marginalise les différentes nationalités car du fait de la petite taille, des faibles effectifs de la plupart des communes et de la variété des déclarations ethniques potentielles (une vingtaine), beaucoup de personnes recensées sont ainsi exclues des résultats. Preuve aussi que la déclaration ethnique revêt d’une sensibilité particulière : les réponses ne sont pas encadrées de la même manière que pour d’autres questions comme la déclaration de la langue ou de la religion.

Pour des raisons inconnues, l’Office national des Statistiques a refusé de publier les réponses à la question sur la déclaration ethnique avant les années 2005-06. Les données apparurent pour la première fois dans un ouvrage publié par l’Institut des Etudes Ethniques en 2007. Ainsi à partir de 2003, dans ses publications officielles, et contrairement aux recensements de la période yougoslave, l’Office national des statistiques ne distinguait que les populations slovènes et non slovènes, sans préciser la proportion de chaque nationalité. Elle a cartographié des réponses incomplètes qui tendent à sous-estimer la répartition des non Slovènes.
L’interprétation qui a été faite des données concernant la carte de la déclaration ethnique, est contestable puisque l’Office des statistiques estime que les 193 communes slovènes sont peuplées en moyenne de 7,7 % de non Slovènes. En comptant l’ensemble de la population recensée, le taux des non Slovènes s’élève à 12,6 %. La donnée de 7,7 % est donc particulièrement éloignée du véritable taux national des non Slovènes puisque le recensement montre que 17 % de la population n’est pas Slovène. Si l’on opère le même calcul en prenant en compte l’ensemble de la population recensée, toutes les communes sont peuplées d’au moins 3 % de non Slovènes alors que d’après l’Office national des statistiques, 109 communes, soit plus de la moitié seulement serait dans ce cas. De même, l’institution ne dénombre que 15 communes où la proportion de non Slovènes est supérieure à 10 % alors qu’en réalité près de 112 communes sont dans cette situation.

Les relations entre l’Etat slovène et le référent ethnique sont complexes: vue de l’extérieur, la Slovénie n’a pas de difficultés concernant les enjeux ethniques, possède des institutions fiables (Institut des Etudes ethniques, recensements avec plusieurs questions sur le sujet et résultats publiés dans de nombreuses publications traduites en anglais). En réalité, une analyse plus précise montre que ces questions demeurent un tabou en Slovénie et qu’elles ne sont souvent abordées que par le biais de discours politisés, qui incitent à une certaine haine raciale dénoncée par des chercheurs slovènes comme Tonci Kuzmanic de l’Institut de la Paix (Mirovni Institut, Ljubljana) ou par l’ancien ombudsman Matjaz Hanzek, qui n’hésitent pas de parler de « hate-speech à la slovène ».

* Laurent HASSID est chercheur associé à l’Université de Bordeaux III

Vignette : photo libre de droits, attribution non requise.

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