L’éternelle jeunesse de Visaginas

Improbable vision d’une ville nouvelle implantée aux confins Nord-Est de Lituanie, dans un paysage ondulé de forêts et constellé de centaines de lacs. Improbable devenir aussi pour cette ville, liée depuis son origine à la centrale nucléaire d’Ignalina, dont la fermeture est programmée. Entre incertitude et espoirs de renouveau, l’ex-ville nouvelle retient son souffle.


1971: Le pouvoir soviétique est à la recherche d’un site pour construire la centrale nucléaire la plus puissante jamais réalisée. Au bout d’un an, décision est prise de l’établir près du lac Druksiai, au nord-est de la Lituanie. L’emplacement de la future ville est choisi à proximité du lac Visaginas, non loin de la ligne de chemin de fer Vilnius-Leningrad. En septembre 1974, les plans d’une ville nouvelle devant héberger les employés de la centrale sont arrêtés et approuvés et les travaux commencent en 1975. Le projet comprend trois pôles: la centrale, la ville nouvelle et la base industrielle. Autour de l’énorme site de construction stationnent quelques unités militaires, les «bataillons de constructeurs» car, comme dans le cas de Sillamäe en Estonie, des conscrits sont employés en renfort de main-d’œuvre. Deux réacteurs de type RBMK d’une puissance installée de 1.500 Mégawatts chacun sont mis en service en 1983 et 1987. Le projet initial, abandonné par la suite, comprenait quatre réacteurs. En septembre 1977 l’implantation nouvelle, située à six kilomètres de la centrale nucléaire, reçoit le statut de ville et est nommée Snieckus, d’après l’ancien secrétaire du Comité central du PC lituanien. En 1992 le nom de Visaginas est rétabli, sur une suggestion du Conseil de district d’Ignalina.


Le plan-masse de Visaginas ©www.iae.lt

La conception de la ville nouvelle de Visaginas fait appel à ce que l’urbanisme conçoit alors comme un plan raisonné: à l’intérieur d’une ceinture routière, l’espace urbain est morcelé en unités de vie. Ce concept d’unité de proximité, ou micro-raïon, a été retenu par les planificateurs comme fil conducteur, à Visaginas comme dans toute l'Union soviétique. Cette unité urbaine de base consiste en un ensemble de logements, d'équipements socioculturels et de commerces de proximité qui, généralement, atteignent un niveau satisfaisant. Autre constante de la planification urbaine soviétique, l'esplanade destinée aux parades et aux défilés forme un imposant mail piétonnier, qui offre en perspective l’hôtel de ville (au niveau de l’alvéole médiane, conjuguant donc monumentalité et centralité). Le parti pris des architectes recrutés à Vilnius, Kaunas, Klaipeda et Obninsk est toujours perceptible à l’heure actuelle: des espaces arborés, vestiges de cette région boisée, sont présents entre les unités de résidence et ont parfois infléchi la décision d’implantation des constructions, rompant avec la rigidité du plan-masse. Au-delà de ces éléments, la priorité donnée à Visaginas aux circulations piétonnes (la voirie est refoulée en périphérie des unités de base) ainsi que le soin apporté aux espaces publics, en particulier au mobilier urbain, renvoient l’image d’un univers urbain étonnamment serein. La cohérence du plan d’ensemble, la nature toute proche ainsi que le degré de conservation -la ville n’a que trente ans- en font un lieu de vie apprécié par ses habitants.


L’espace interne d’un micro-raïon©www.iae.lt

Visaginas n’est toutefois pas à l’abri des contradictions: si ses rues portent désormais des noms lituaniens, 67,4% de ses habitants sont russophones (52,4% de Russes, 9,7% de Biélorusses, 5,3% d’Ukrainiens) et 8,6% appartiennent à la minorité polonaise.

L’origine de ce peuplement est simple à expliquer: l’annonce de la construction d’une centrale nucléaire par les autorités soviétiques, amplifiée par le fait qu’elle serait la plus puissante au monde, a attiré les travailleurs d’autres RSS en Lituanie. Il allait de soi que les migrants étaient accueillis et qu’il serait pourvu à leurs besoins. La plupart d’entre eux ne connaissait pas du tout la Lituanie, sa langue et sa culture. Entre 1979 et 1989, 25.300 migrants se sont installés à Snieckus-Visaginas, la balance migratoire est restée positive jusqu’en 1987: cette année-là encore, 3.567 arrivées et 1.588 départs ont été enregistrés. Par conséquent à la fin des années quatre-vingt, 90% des habitants étaient originaires de l’extérieur de la Lituanie, les 10% restants provenant des migrations intérieures. À partir de 1991, la ville a connu des mouvements de départ importants. La population a baissé de 10% entre 1991 et 1993. Dans le même temps, la proportion de Lituaniens s’est légèrement et progressivement renforcée, à la fois parmi les employés de la centrale (de 5,9% en 1995 à 8,7% en 1999) et dans la ville (5,8% en 1979, 15% en 2005).

Les habitants de Visaginas, tout comme les membres des minorités nationales vivant en Lituanie, ont pu obtenir la citoyenneté lituanienne après l’indépendance du pays. Le problème posé par une ville comme Visaginas, que l’on retrouve aussi dans les espaces de forte concentration russophone du Nord-Est estonien, est l’absence de contacts entre russophones et Lituaniens, donc de pratique quotidienne de la langue. Depuis 1998 un journal local paraît à Visaginas en lituanien, Visagino Laikrastis, des cours de lituanien sont proposés par la municipalité, diffusés sur les chaînes locales de radio et de télévision, mais les russophones font massivement usage des médias russes.

L’énergie constitue le principal secteur industriel et la source essentielle de revenus de Visaginas, qui compte 29.500 habitants. La Lituanie vend son surplus d’énergie à ses voisins baltes ainsi qu’à la Biélorussie et à Kaliningrad. Au niveau intérieur, 80% de l’électricité consommée en Lituanie étaient produits par la centrale nucléaire d’Ignalina en 2000. La Lettonie dépend également pour une partie de ses besoins de la centrale lituanienne. En raison de cette spécialisation industrielle étroite, accompagnée seulement d’une diversification modeste dans le textile et l’industrie du meuble ainsi que d’un réseau naissant de PME, l’économie locale dépend des perspectives d’avenir de la centrale. En 1992 le gouvernement lituanien s’est engagé à fermer progressivement la centrale nucléaire selon un calendrier qui prévoyait la mise hors service du premier réacteur début 2005 et du second fin 2009. L’Union européenne en a fait une condition préalable à l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Lituanie. Le Seimas (Parlement lituanien) a voté le 28 juin 2007 la reconduction du nucléaire civil en Lituanie. La construction d’une nouvelle centrale nucléaire à l’horizon 2015 sera mise en œuvre par un consortium réunissant les trois États baltes et la Pologne. Si les modalités du montage technique et financier restent à définir, le site d’Ignalina est d’emblée retenu en raison de ses capacités d’accueil, des infrastructures et de la main-d’œuvre déjà disponibles. Pour l’économie locale, l’échéance de 2010 plane cependant comme une menace, non seulement pour les 1.300 personnes qui seront alors licenciées par la centrale (qui comptait 5.100 employés en 2000, soit 38% de la population active locale) mais aussi pour les emplois induits et l’activité industrielle implantée à Visaginas, en général des entreprises hautement consommatrices d’énergie.

La population de Visaginas est affectée par cette situation. Parmi les élèves qui finissent leurs études secondaires dans les écoles russes (sur sept établissements scolaires à Visaginas, cinq sont russes et deux lituaniens), ceux qui décident de ne pas passer l’examen de lituanien affichent clairement leur décision de ne pas poursuivre leurs études supérieures en Lituanie mais plutôt en Russie ou en Ukraine. La natalité s’est maintenue à un haut niveau jusqu’à 1988 à Visaginas –c’est la ville la plus jeune du pays, caractérisée aussi par un niveau de formation élevé–, ce qui signifie que l’arrêt de la centrale coïncidera avec l’entrée sur le marché du travail d’une génération assez étoffée.

La fermeture programmée des réacteurs induit une insécurité contradictoire car, au lieu d’être rassurée par la diminution du risque nucléaire, la population se sent menacée dans son devenir économique. La centrale est à ce point présente dans les esprits que le potentiel touristique régional, longtemps nié alors qu’il pourrait constituer une réserve d’activité alternative dans les années à venir, commence seulement à se développer. Visaginas s’inquiète, et peine à porter son regard au-delà de 2010.

* Claire AUTIN est géographe-urbaniste
* Source photo n°1 : Site internet de la Ville de Visaginas – www.visaginas.lt