Nowa Huta, l’ironie de l’histoire

Avec près de 760.000 habitants en 2006, Cracovie est la troisième ville de Pologne et incarne depuis toujours le symbole du pouvoir culturel polonais. Ce n’est pas un hasard si, pendant la période socialiste, la ville nouvelle de Nowa Huta et son complexe sidérurgique, Huta Imiena Lenina, sont érigés à quelques kilomètres de cette ville historique.


Au-delà du pragmatisme économique de la période socialiste et de la volonté de développement de la région, l’implantation de cette ville nouvelle est l’occasion, à peine masquée, de mettre en défaut la «bourgeoise» Cracovie. Aujourd’hui, Nowa Huta, dix-huitième arrondissement de Cracovie avec plus 200.000 habitants, est un quartier incontournable. Sa place dans le système urbain polonais est le fruit d’une histoire mouvementée, reflet des événements qui ont bouleversé le pays depuis la Seconde Guerre mondiale. Cœur économique de la région sous le socialisme, reflet de l’idéal soviétique puis symbole d’une transition difficile et de l’échec du système économique socialiste, elle renaît depuis peu par le développement des activités culturelles, patrimoniales et artistiques, à l’image de sa grande sœur Cracovie, la dormeuse.

Nowa Huta, une naissance sous influence soviétique

En Pologne comme dans les autres pays de l’Est, la naissance de villes nouvelles, pendant la période socialiste, accompagne les politiques d’industrialisation de masse sur l’ensemble du territoire national.

Nowa Huta, ne fait pas exception. Dès 1947, les plans de la ville nouvelle et de son aciérie sont inscrits dans le premier plan triennal polonais et dans le plan de développement de la région alors rurale de Cracovie[1]. Cependant, ce n’est qu’en 1949 qu’est réellement décidée la création de Nowa Huta (nouvelle aciérie en polonais) accompagnant l’établissement du complexe sidérurgique, Huta Imiena Lenina (HiL). En 1950, les premiers immeubles de logement sont inaugurés. Le choix de l’implantation du site dans la périphérie de Cracovie répond aux objectifs économiques et idéologiques du moment. La création de Nowa Huta mobilise des investissements importants. Elle est soutenue par un prêt de l’Union soviétique de 450.000 dollars. Les Soviétiques imposent une localisation sur un site rural à proximité de Cracovie, alors qu’initialement le site choisi était beaucoup plus près de la Silésie. Ainsi, en février 1949, les terrains plats et proches de la Vistule des villages de Pleszow et de Mogila sont désignés par une équipe de spécialistes soviétiques comme idéaux pour la construction d’un établissement important. Ils se situent le long des infrastructures routières et ferroviaires qui relient la Haute Silésie et Cracovie à l’Union soviétique, permettant une réduction des coûts de transport avec l’Ukraine. La région dispose par ailleurs d’un potentiel de main-d’œuvre important avec le déclin de l’agriculture. Les Polonais acceptent cette localisation et reçoivent «en récompense» du minerai de fer ukrainien.

Au-delà des aspects purement économiques, la localisation d’une aciérie et d’une nouvelle ville totalement industrielle poursuit un objectif idéologique. Il s’agit de faire de la région de la petite Pologne un symbole du socialisme et peut-être plus encore de transformer Cracovie la bourgeoise, capitale culturelle de la Pologne en une ville prolétaire grâce aux flux d’ouvriers venant habiter dans ses environs. HiL est également l’occasion pour les Soviétiques de montrer la supériorité du socialisme sur l’économie de marché d’Europe de l’Ouest.

Nowa Huta, un symbole du socialisme triomphant

Nowa Huta va remplir son rôle de moteur du développement de la ville et de la région, au-delà des espérances. A la fin des années 1970, l’aciérie emploie 43.000 ouvriers et produit près de 7 millions de tonnes d’acier par an. Elle est alors l’usine la plus importante et la plus productive d’Europe en volume et absorbe la majeure partie des investissements polonais[2]. La ville nouvelle connaît un véritable boom démographique. Prévue initialement pour 100.000 personnes, elle voit sa population passer de 19.000 à 223.000 habitants entre 1950 et 1985. Intégrée en 1951 à la ville de Cracovie, sa croissance représente entre 1950 et 1985 60% de la croissance de la ville de Cracovie. Le peuplement de Nowa Huta est le fruit des migrations campagnes-villes qui ont eu lieu dans les années 1950 et 1960. En 1950, la ville est peuplée à 75% d’hommes et en 1958, 37,5% de la population sont des jeunes de moins de 16 ans. Globalement, ce sont plutôt des jeunes hommes d’origine rurale qui vont travailler à Nowa Huta. Ainsi, à la fin des années 1970, 74% de la population du quartier de Nowa Huta est d’origine paysanne.


La Place centrale de Nowa Huta et ses trois artères
principales aujourd’hui ©Shalom Alechem CCA

Nowa Huta, conçue sur le modèle soviétique, demeure un symbole du socialisme réel tant dans son architecture que dans son organisation spatiale. La ville est construite en arc de cercle et comporte trois artères convergeant vers une place centrale encadrée par des bâtiments staliniens néo-classiques très représentatifs de cette période. Ces spécificités architecturales en font aujourd’hui un lieu d’attraction réel et lui offrent des perspectives de développement économique que les différentes restructurations des aciéries n’ont pas complètement permises.


Aleja Roz, 2003

Nowa Huta, une transition difficile

Dès le début des années 1990, l’effondrement des régimes socialistes menace dangereusement le devenir de Nowa Huta et l’activité économique de ses aciéries. La transition économique en Pologne et dans les pays d’Europe centrale et orientale marque la fin des piliers du développement de Nowa Huta, à savoir l’activité industrielle lourde et les échanges avec les pays du CAEM (Conseil d’aide économique mutuelle).

Au début de la transition vers l’économie de marché, le complexe sidérurgique emploie 32.000 personnes et reste l’un des plus importants de Pologne et d’Europe[3]. Il doit alors faire face aux problèmes liés à la transition: arrêt de l’activité, fermeture d’usine, licenciement et déclin économique. L’activité sidérurgique est frappée de plein fouet. L’emploi national dans le secteur chute de 82.000 à 40.000 et ce sont les complexes de Nowa Huta et Huta Katowice qui subissent les plus grosses pertes. La production de HiL tombe à 2,5 millions de tonnes par an et les écologistes font pression pour que le complexe soit fermé. Dès lors, s’engagent d’âpres négociations entre les autorités étatiques et celles de l’aciérie pour maintenir son activité. A la fin des années 1990, le complexe sidérurgique emploie encore 17.000 personnes dont la majorité vivent à Nowa Huta, auxquelles s’ajoutent 7.000 employés des firmes de services annexes et 24.000 retraités, les pertes d’emplois ayant été compensées en partie par les départs en retraite. Cependant, la question du devenir économique de «la ville» reste posée pour les plus jeunes habitants. En 1991, un programme de restructuration et de modernisation est proposé. Seules les activités de sidérurgie sont conservées et les activités de l’entreprise sont réparties entre 21 entités indépendantes, du transport au recyclage. Ainsi, plus de 60% des employés conservent leur emploi. 1,2 milliard de zlotys sont consacrés à la modernisation de l’usine entre 1995 et 1998[3]. La tendance est à une intégration plus importante du quartier de Nowa Huta à Cracovie. Au début de 1998, une zone économique spéciale est créée à Cracovie, intégrant les aciéries et les terrains reliant Nowa Huta au centre de Cracovie (il n’y a pas de continuité du bâti entre Cracovie et Nowa Huta, reliées par une ligne de tramway). Cependant, malgré les programmes de reconversion des aciéries et de croissance de Nowa Huta dans le cadre du développement de Cracovie, la reconversion du complexe reste difficile et incertaine.

Nowa Huta, une reconnaissance historique et culturelle?

Aujourd’hui, le quartier de Nowa Huta concentre près d’un tiers de la population cracovienne. Il est considéré comme un ensemble urbain historique dans le cadre du projet de développement de la ville et fait partie des parcours touristiques de la ville de Cracovie.

Depuis peu, Nowa Huta devient «à la mode» et attire de nombreux touristes et artistes, séduits par l’architecture et l’atmosphère très particulières du lieu. Le contraste de Nowa Huta avec les quartiers culturels classiques de Cracovie, héritage direct du socialisme, est aujourd’hui ce qui fait sa force. Nowa Huta a développé une âme à part, qui fascine. Les architectes louent la richesse de ses monuments alors que les artistes sont attirés par son histoire. Effet de mode ou réelle opportunité de reconversion, pour certains observateurs, la question est tranchée: Nowa Huta devrait connaître un réel développement culturel à l’image de sa «grande sœur» Cracovie[4]. Cependant, la réponse ne va pas forcément de soi. Les caractéristiques socio-économiques de Nowa Huta et les luttes de pouvoir qui pourraient se développer entre le cœur de la ville de Cracovie et le quartier de Nowa Huta apparaissent comme des freins à la réalisation de cet heureux scénario. Après avoir été la ville vitrine du socialisme triomphant, Nowa Huta va-t-elle devenir le symbole d’une transition réussie vers l’économie de marché? Va-t-elle suivre l’exemple de Cracovie et appuyer son développement sur les activités culturelles? Ironie de l’histoire, Nowa Huta semble faire un pied de nez à ses «concepteurs », en se parant des traits culturels et intellectuels, incarnés par Cracovie, qu’elle était censée combattre lors de sa naissance. Elle renforcerait alors la position de cette dernière!

[1] A. Fourquier & J. Fourquier, Planification et urbanisme en Pologne, Paris, IAURP, 1970.
[2] A. Ryder, «Growth Poles Policy in Poland and Lenin Steelworks», Geoforum, 21(2), 1990, pp.229-240.
[3] A. Stenning, «Placing (post-)socialism. The making and remaking of Nowa Huta, Poland», European Urban and Regional Studies, 7(2), 2000, pp.99-118.
[4] R. Radlowska & K. Bik, «Un haut lieu du socialisme réel. Nowa Huta, son aciérie, ses lieux branchés», Gazeta Wyborcza, 21 septembre 2006.

* Lise Bourdeau-Lepage est chargée de recherche au sein de l’unité de recherche DTM (CEMAGREF Grenoble) et docteur habilité.
** Gwénaëlle Benet est doctorante au Laboratoire d’économie et de Gestion (Université de Bourgogne) et au sein de l’unité de recherche DTM (CEMAGREF Grenoble).