Les villes nouvelles de l’Est : quelles spécificités ?

Planifiées, échappant par essence à la spontanéité, des villes nouvelles ont été érigées à toutes les époques et sur tous les continents. Elles ont toutes eu un motif, une fonction prédéfinie accomplie avec succès ou non. Or les transformations à l’œuvre au cours d’un 20e siècle particulièrement tourmenté pour les territoires de l’Est de l’Europe ont induit la création de villes nouvelles nombreuses et diverses. Que révèlent-elles de cette partie du continent européen? Quelles sortes de projets devaient-elles concrétiser? En quoi, finalement, ces villes nouvelles de l’Est sont-elles spécifiques ?


«Peter: Ici. Ici sera la ville.
Frère : Oui.
P : Ici.
F : Toute une… ville?
P : Ne commence pas! J’ai pris ma décision. Ici elle sera. La ville. La première pierre. Ou… non. Ici. Ici nous la poserons. La première pierre.[…] J’ai besoin de me lancer dans autre chose. Dans quelque chose qui pourrait ne pas marcher. […]
F : Qui voudra habiter ici?
P : Des milliers de gens.
F : Des milliers?
P : La ville à la croissance la plus grande du pays.
F : Qui?
P : N’importe qui. Il suffira de leur donner un toit. Des appartements pas chers dont ils seront propriétaires. Aux flancs des collines. Des milliers. Des travailleurs pour les usines que nous construirons, pour les magasins que nous ouvrirons au centre ville.»
Arne Lygre, Homme sans but, L’Arche Editeur, Paris, 2007, 96 p. 

Les villes nouvelles de l’Est reflètent une des facettes de l’histoire de cette région au 20e siècle. Comme leurs équivalents dans le reste du monde, elle peuvent donc être étudiées comme «lieux de mémoire de l’histoire urbaine contemporaine»[1]. Peut-être même un peu plus encore que d’autres en ce qu’elles apparaissent comme des sortes de condensés des principaux arguments pouvant présider à la création de telles entités: les territoires concernés présentent en effet à la fois la palette des raisons économiques, politiques ou stratégiques pouvant conduire à leur érection, mais aussi celle des moyens mis en œuvre, notamment par la concordance des outils d’action administratifs et financiers. Ceci a été rendu possible par des ruptures systémiques (périodes pré-socialiste, socialiste puis post-socialiste) sur un laps de temps déterminé (le 20e siècle); et, au cours de cette période, par le choix ou l’imposition momentanés -mais suffisamment longs à échelle urbaine- d’un système pour lequel la planification et l’expérimentation, même utopique, furent des principes fondamentaux.

Une tradition de planification urbaine étatique?

Les pays de la région n’ont pas attendu l’avènement du socialisme pour pratiquer la planification urbaine et se lancer dans la création de villes. Des tentatives réussies, relevant du paternalisme économique, sont constatées dès avant 1940. En Tchécoslovaquie par exemple, Tomas Bata, grand industriel de la chaussure, va créer un réseau de villes dont la réalisation la plus emblématique sera la ville de Zlin en Moravie; dans les pays baltes au même moment, des industriels font émerger Broceni, Grigiskes. Du fait des recompositions territoriales qui suivent la Première Guerre mondiale, l’Etat n’est pas forcément exclu du processus, par exemple en Pologne (Gdynia), et il est parfois secondé par des capitaux privés (par exemple scandinaves en Estonie à Sillamäe).

La Russie soviétique suit un parcours quelque peu différent dans sa forme et sa temporalité. D’abord parce que le pays est marqué sans doute par la réalisation plus ancienne de villes nouvelles considérables dans l’histoire nationale: celle de Saint-Pétersbourg en 1703, fait du Prince, entreprise autoritaire, planificatrice, économique, politique et stratégique tout à la fois et par excellence, puis Ekaterinbourg en 1723 ou Novossibirsk en 1893…

Ensuite parce que la Russie des soviets s’est interrogée dès le début des années 1920 sur la nature de la ville «socialiste», sa forme, ses fonctions et sa place dans l’aménagement du territoire. Le débat a opposé jusqu’en 1929 les urbanistes (préconisant une urbanisation rationnelle, scientifique et politique ne craignant pas la grande concentration urbaine mais planifiée et impulsée par une «architecture prolétarienne») aux désurbanistes (misant sur l’éparpillement de petites unités agro-industrielles reliées entre elles par un maillage de moyens de communication). Les premiers affirmaient alors que reconstruire la ville reviendrait à reconstruire les rapports sociaux, quand les seconds prônaient une dé-densification des bâtiments et des hommes. Le tout dans un contexte de dégradation des grandes villes par absence d’entretien, de collectivisation rapide nécessitant de nouvelles formes d’aménagement rural et de développement de régions industrielles. Ne valait-il pas mieux construire des villes nouvelles pour faire l’homme nouveau, plutôt que d’accroître le capital investi dans les villes existantes?[2]. On peut trouver la synthèse de cette émulation dans l’aménagement de terres vierges en Extrême-Orient, dans le Grand Nord, au Kazakhstan (Qaraghandy y est créée en 1934; elle compte aujourd’hui plus de 400.000 habitants) et dans la création (ex nihilo ou non) progressive de concentrations urbaines et industrielles (Oural, vallée de la Volga ou du Dniepr…).


Les villes nouvelles du 20e siècle en Europe de l’Est. La carte situe les principales villes évoquées dans le dossier.
©regard-est.com (Eric Le Bourhis)

Une fois dominée par l’URSS, c’est la zone dans son ensemble qui interprète les concepts soviétiques en matière d’urbanisme, à cette époque fortement teintés de réalisme socialiste stalinien (Dimitrovgrad, Nowa Huta, Sillamäe) puis de modernisme à l’occidentale à partir des années 1950. L’Etat contrôle tout par l’intermédiaire des ministères sectoriels: le plan des villes nouvelles est réalisé par un institut de design du ministère sectoriel concerné et signé par les autorités nationales; c’est le cas de Dunaujvaros, en Hongrie, dont le plan est signé en 1950 par le Secrétaire général du PC hongrois[3]. Quand ce n’est pas l’Etat, c’est une autorité régionale (Ville de Moscou pour Zelenograd en 1958) ou supranationale (ministère des Mines de charbon de l’Union soviétique pour Sillamäe en 1947 ou institut léningradois de design spécialisé dans les villes atomiques pour Visaginas en 1974) qui réalise les plans.

Idéologie versus économie?

Les villes nouvelles de l’Est ont été conçues comme des laboratoires de l’urbanisme. A l’heure où, à l’Ouest, on a réfléchi aux cités-jardins et où l’on a créé des villes d’équilibre, les pays socialistes, eux, ont construit des villes nouvelles dotées d’une vocation purement économique, basée sur l’exploitation de ressources naturelles, et/ou la mise en valeur d’une région. C’est le cas en URSS évidemment, mais aussi en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie… Cette spécificité a trouvé sa concrétisation dans le rythme effréné, à tout le moins en URSS, de création de villes nouvelles.

Les arguments idéologiques qui ont pu prévaloir jusqu’aux années 1950-1960, vantant la cité socialiste comme «centre de travail libre et créateur, d’égalité et d’amitié entre les peuples»[4] ont peu à peu laissé la place à une idéologie économique, présentée comme scientifique, donc objective. On a alors insisté sur l’étude des réalités pour le développement des villes, sur la prise en compte de la planification de la répartition des forces de travail et de l’analyse scientifique des faits économiques, sociaux et culturels. Les villes nouvelles ont été définies comme des «lieux d’expérimentation où [étaient] formés et vérifiés les principes, les idées, les normes de l’urbanisme moderne.»[5] On a avancé l’argument de la nécessité de formation de systèmes de peuplement avec le développement de centres locaux permettant un aménagement équilibré du territoire et empêchant la métropolisation des capitales[6].

Certaines villes nouvelles s’insèrent ainsi dans des réseaux urbains nationaux, en appuyant l’établissement d’une hiérarchie relativement contrôlée des villes[7] par une implantation nouvelle en zone rurale. Modèle relativement abouti en Biélorussie où la création en 1958 de villes nouvelles d’importance telles Saligorsk et Novopolotsk (aujourd’hui 100.000 habitants) a partiellement amoindri la prépondérance économique de Minsk et de la vallée du Dniepr; ou pas du tout, comme en Hongrie où les villes nouvelles n’ont pas su s’affirmer face à la capitale. Parfois, au contraire, certaines villes nouvelles renforcent la macrocéphalie de la capitale lorsque les principales villes nouvelles d’un pays (Lettonie) ou une partie d’entre elles (Arménie, par exemple Abovyan) sont des satellites de la capitale.

Pourtant, même en zone périurbaine, le bilan contredit le discours: on a pu reprocher aux villes nouvelles implantées là, qu’elles soient industrielles, de recherche ou seulement dortoirs, d’être le reflet d’une planification économique et non urbaine[8]. Les Soviétiques ont reconnu cet échec, notant que si ces villes avaient eu pour mission de réguler la population des grandes villes, en réalité on avait constaté qu’elles ont attiré essentiellement des flux migratoires externes.

En ce sens, la politique urbaine soviétique de régulation des grandes villes n’a pas réussi, si ce n’est par les activités qui s’y déploient (sorties comme souhaité des grandes villes), du moins par la population qui habite ces «villes d’équilibre». Cette caractéristique doit être mise en corrélation d’une spécificité de l’espace ex-soviétique, caractérisé par une très faible urbanisation au début du 20e siècle. En ce sens, un très grand nombre de villes de cette région sont doublement récentes: par leur espace bâti certes, mais aussi par leurs habitants. Ainsi, à la fin du 20e siècle, une proportion considérable de citadins de Russie (plus de 50% dans certaines villes) était composée de natifs de la campagne[9].

Un rapport particulier à leur environnement

Les villes nouvelles de l’Est semblent s’être plutôt bien intégrées à leur contexte global. En URSS par exemple, elles ont contribué à équilibrer le peuplement du pays. Leur création a donc consisté aussi en une prise en compte de l’aménagement du territoire à l’échelle du pays. Il en résulte une répartition relativement équilibrée des villes suivant leur taille (même si la répartition spatiale, en revanche, révèle des disparités)[10].

Leur implantation régionale a en revanche souvent fait l’objet de critiques car elles auraient privilégié des intérêts extérieurs (ceux de Moscou par exemple) et non les spécificités régionales: des villes d’un même type et à l’architecture relativement uniforme des Balkans au Kamtchatka; la transformation de régions relativement rurales en bassins urbains et industriels (nord-est de l’Estonie, vallée du Danube en Hongrie). Elles sont souvent prises pour des cas désespérés d’implantation exogène, incapables de fédérer un espace régional.

Ces villes nouvelles n’ont-elles pas néanmoins traduit une volonté d’inscription dans un contexte local? Les réflexions sur les cités-jardins et sur l’isolement des activités polluantes (nourrissant le zonage), et l’intégration des espaces naturels dans la planification urbaine (par exemple la création de ceintures vertes autour des villes nouvelles) en sont les indices.

La ville de demain, dans sa conception, se devait d’être décongestionnée, équipée, dense, dotée d’espaces verts intérieurs et extérieurs. On peut d’ailleurs voir dans cette idée de «ville verte» un héritage du débat de 1929 sur la transformation des structures urbaines et rurales héritées du capitalisme en modèles universels d’établissements humains socialistes.

Par ailleurs, le rapprochement des lieux de travail et de résidence traduit bien une certaine prépondérance de l’échelle locale dans la ville. Et c’est peut-être même cette autosuffisance que l’on reproche aux villes de l’époque communiste, tournées sur elles-mêmes et suggérant l’enfermement, quand elles n’étaient pas elles-mêmes fermées.


Les villes nouvelles de l’Est, Sud de la Russie, Caucase et Asie Centrale. Sans viser l’exhaustivité, la carte situe les principales villes évoquées dans le dossier, villes nouvelles créées au 20e siècle ou en construction aujourd’hui.
©regard-est.com (Eric Le Bourhis 2007)

Les nouvelles villes nouvelles

Que reste-t-il de l’interventionnisme étatique? Certes encore des avatars, comme au Turkménistan avec Achgabat, ou au Kazakhstan avec Astana, faits du Prince, traduction d’un interventionnisme étatique hypertrophié.

Les exemples de villes entièrement privées (gated communities) étant encore rares, les villes nouvelles d’aujourd’hui sont plutôt le résultat de partenariats entre autorités régionales et entreprises privées -comme Koudrovo, ville satellite de Saint-Pétersbourg- ou entre autorités locales et nationales. Par exemple, en Russie, le projet de Novy Gorod (littéralement Ville nouvelle), qualifié par les autorités russes de projet pilote, reliera Tcheboksary, capitale de Tchouvachie, à Novotcheboksarsk (ville nouvelle des années 1960), distantes d’une dizaine de kilomètres, pour créer une agglomération de 800.000 habitants. Une ère nouvelle des villes nouvelles.

Les villes nouvelles de l’Est sont le reflet d’un aménagement autoritaire du territoire et d’une planification économique toujours en rupture avec l’espace-temps qui la précède. Comment l’idée promue lors de la création peut-elle fédérer une identité culturelle? La culture de ces villes doit-elle refuser à son tour l’histoire socialiste, elle-même en déni d’une mémoire locale traditionnelle? Le développement d’un marketing urbain, comme l’évoque Milena Dragisevic-Sesic[11], «crée de nouveaux mythes ou fait revivre de vieux mythes. Un vieux mythe a aussi besoin de soutien.» Dans cette perspective et devant les cas d’école que sont Saint-Pétersbourg (dont l’identité s’appuie largement sur sa fondation) ou Novossibirsk (devenu grand centre universitaire, de recherche, ainsi que scène artistique importante en Russie), ou des exemples récents de patrimonialisation ironique des villes nouvelles par leur architecture (Nowa Huta en Pologne, Sillamäe en Estonie), il y a fort à parier que les prochains discours (par optimisme ou nostalgie) accompagnant les nouvelles politiques culturelles et économiques de ces villes sauront réhabiliter le «mythe utopique de leur création».

Par Céline BAYOU et Eric LE BOURHIS
Photo : source Eric Le Bourhis

[1] Loïc Vadelorge (dir.), Eléments pour une histoire des villes nouvelles, www.manuscrit.com, 2004, 150 p.
[2] Frederick Starr, «L’Urbanisme utopique soviétique», 1977, in Marcel Roncayolo & Thierry Paquot (dir.), Villes et civilisation urbaine 18e – 20e siècle, Larousse, Paris, 1992, p.546.
[3] Nicole Haumont, Bohdan Jalowiecki, Moïra Munro, Viktoria Szirmai, Villes nouvelles et villes traditionnelles, une comparaison internationale, L’Harmattan, Paris, 1999, 341 p.
[4] Boris Svetlichny, «Les villes de l’avenir», 1959, Op. Cit., note 2, pp. 551-559.
[5] «Formation et structures des régions urbaines», Villes en parallèle, n°3, avril 1980, pp.101-104.
[6] François Moriconi-Ebrard, «La "caporalisation" des réseaux urbains dans les pays de l'Est», Regard sur l’Est, Dossier n°36: Capitales de l’Est, sous le feu des lumières, avril 2004,
http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=466
[7] Jörg Stadelbauer, «Die Nachfolgestaaten der Sowjetunion – Großraum zwischen Dauer und Wandel», Wissenschaftliche Länderkunden, Band 41, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1996, 660 p.
[8] Morteza Talatchian, Moscou et les villes nouvelles de sa région. Evaluation comparative avec l’agglomération parisienne, L’Harmattan, Paris, 1999, 217 p.
[9] Pierre Thorez (dir.), La Russie, Capes – Agrégation, Editions Cedes/CNED, Paris, 2007, p.219.
[10] Pierre Thorez (dir), 2007, Op. Cit., note 9.
[11] Milena Dragisevic-Sesic La culture en tant que ressource du développement urbain, Analyse de la fondation Marcel Hicter, mars 2007, 8p.