L’héritage soviétique du logement en Lettonie

Histoire douloureuse et pensées toutes faites ne nous invitent pas à voir dans la politique du logement menée en Lettonie entre 1945 et 1990 autre chose que l’enlaidissement des faubourgs. Néanmoins, malgré la gabegie du régime, le développement urbain et le droit au logement ont bien existé en Lettonie soviétique, et l’image dont souffrent les constructions de cette période (qui abritent la moitié de la population actuelle du pays) tient peut-être plutôt à leur instrumentalisation politique qu’à leur architecture.

 

Voir le reportage photo réalisé par Eric le Bourhis


À l’heure du démantèlement du patrimoine immobilier soviétique, il s’agit ici, au-delà de l’oppression, de la ségrégation ethnique et de la monotonie des grands ensembles, de comprendre les tenants et les aboutissants de cet héritage controversé.

Une production de logement soumise aux impulsions de Moscou

La population de Lettonie a toujours représenté 1% de celle de l’Union et on y reconnaît dans la livraison annuelle d’environ 1 million de m2 habitables, l’empreinte des fameux 100 millions de m2 planifiés à l’échelle de l’URSS entre 1960 et 1987. En effet, avec l’industrialisation des systèmes constructifs et les premiers grands ensembles, la production de logement s’envole dans les années 1950. Elle réagira ensuite en résonance de la politique soviétique du fait de la place privilégiée de la région baltique dans l’URSS. Les statistiques montrent que c’est surtout là que la progression de la construction dépasse la moyenne de l’Union de 1960 à 1980 et que la construction individuelle privée (contre laquelle le Parti s’est prononcé en 1962) disparaît presque entièrement, au profit des coopératives et kolkhozes [1].

On constate en revanche que la forte urbanisation de la Lettonie, la pénurie en matières premières et la fragilité de l’initiative privée y ont encore renforcé la dépendance vis-à-vis de Moscou. Et c’est ainsi que le décrochage politique de la fin des années 1980, malgré la relance du logement privé, porte un coût d’arrêt à la construction de logements jusqu’aux années 1990.

Sous le régime soviétique, le système de production de logement en Lettonie est à voie unique: il est édifié dans un contexte de crise permanente, sur la base de principes économiques et politiques (centralisation, nationalisation, collectivisation, planification, uniformisation). Il trouve ses racines dans la planification industrielle et économique (impulsée par les plans quinquennaux de l’Union), créatrice d’emplois et de zones fonctionnelles dédiées au logement (voir photo 1 du reportage).

Dans ce cadre, la collectivité locale, le kolkhoze ou l’employeur compose ses plans d’aménagement sur la base de normes et canons de construction imposés par le Gosstroï, le Comité d’Etat à la construction. La construction étant enfin confiée à de grands groupes proches de Moscou (sauf sous N. Khrouchtchev), on comprend bien en quoi le logement échappe aux intérêts régionaux, en l’occurrence ceux de la Lettonie [2].

Une planification urbaine reconnue mais décalée

Fortement inspiré du mouvement moderne et des concepts de ville socialiste, le système de développement urbain –dans lequel s’inscrit cette politique du logement– s’approprie successivement les concepts de ville fonctionnelle et de mixité urbaine et sociale.

Les premières grandes résidences construites sont en effet des zones strictement dédiées au logement, comme la ville nouvelle de Salaspils, créée dans les années 1950 à 15 km de Riga, entre un barrage hydraulique et des instituts de recherche scientifique. Apparaît ensuite, à la fin des années 1950, sous influence de l’Occident, le «mikrorajons» (voir photo 2 du reportage). C’est un îlot autonome et équipé, alliant proximité et mixité des fonctions, d’environ 10.000 habitants, lié à une activité économique donnée, et qui s’imposera dès lors dans toutes les agglomérations [3] (Agenskalna Priedes en est le premier exemple à Riga vers 1960).

Le développement de Riga doit retenir notre attention. Les immeubles d’habitation sont relativement épargnés par la guerre et l’agglomération devient très vite un pôle important de développement de l’URSS: sa population de 500.000 habitants en 1950 dépasse largement celle de 1935. Cependant, le peu de logements construits, au regard de l’afflux démographique, impose rapidement les appartements communautaires (la surface de logement produite durant la période de reconstruction représente en 1955 seulement 5% des surfaces habitables) (voir photo 3 du reportage).

L’expansion urbaine concentrique de Riga répond ensuite aux phases politiques et économiques de l’URSS, selon les plans de développement de 1955 et 1969. Reconnue parfois comme exemplaire (cohérente, dense, en continuité avec la vieille ville), cette croissance est cependant démesurée à l’échelle de la Lettonie (l’agglomération possède encore aujourd’hui presque dix fois plus d’habitants que la seconde ville du pays, Daugavpils), et le nombre d’habitants dépasse souvent les objectifs du plan [4]. Le dernier plan de développement de la ville de 1984 et les évolutions des années 1980, au-delà de l’augmentation de la surface habitable jusqu’à 20m2 par personne en 1990 (prise en compte des désirs des habitants, développement du commerce comme à Moscou) seront en revanche à peine mis en œuvre du fait de la perestroïka.

Aujourd’hui à Riga, la zone d’habitat dense d’environ 80 km2 se décompose en 25 km2 d’urbanisation ancienne, 30 km2 de grands ensembles de la période soviétique (soit plus de la moitié des surfaces habitables), et 25 km2 de zone d’habitat individuel périurbain (construit avant 1962 ou après 1985).

Le logement individuel en milieu rural

En milieu rural, la tradition apparue au Moyen Age de dispersion de l’habitat et d’isolement des exploitations agricoles, influencée probablement par les modes de défrichage germaniques, et confortée par la première indépendance, a façonné des paysages et des modes de vie résistants à la soviétisation. La collectivisation forcée des années 1940 puis 1960, en imposant l’abandon des fermes et la formation ex nihilo d’entités urbaines à petite échelle, a ainsi, malgré elle, renforcé le potentiel d’identification nationale de cet habitat «ancien». Et finalement, du fait de l’importance redonnée aux formes traditionnelles de lotissement en URSS à partir de la fin des années 1970 et des réformes libérales du système du logement des années 1980, c’est naturellement que l’indépendance retrouvée s’accompagne d’un mouvement de reflux vers l’habitat individuel [5].

Un système d’attribution du logement au service de la soviétisation

Encore plus que l’autorité du système d’aménagement du territoire et de production d’habitat, c’est la mise en place progressive –au gré des différentes phases d’occupation– d’un système d’aliénation de la population civile par l’attribution du logement qui a marqué durablement la Lettonie soviétique.

L’immigration, en 45 ans, d’au moins 700.000 personnes auprès d’une population de 1,5 million (en 1945), affaiblie et en mal d’accroissement naturel [6], aboutit en 1989 à la proportion de 42% de «Russes» en Lettonie. Ces migrants sont ouvriers, ingénieurs ou militaires, attirés par le développement industriel et la relative facilité à trouver un logement. Leur arrivée est justifiée alors par la reconstruction et le repeuplement, et se fait dans un contexte global d’exode rural. Néanmoins, avec l’imposition du russe comme langue administrative, le démarrage du tourisme en 1956 (Jurmala est l’une des stations balnéaires soviétiques les plus réputées), la purge du Parti en 1959 et l’ampleur des migrations, il est clair que la soviétisation passe par la russification massive de la société.

Dans le contexte des listes d’attente pour l’attribution d’un logement, c’est un plafond de surface habitable qui donne droit au relogement. Or le plafond appliqué à la Lettonie est l’un des plus faibles de l’Union (5,2 m2 par personne en Lettonie en 1990) alors que la surface habitable par habitant est une des plus élevées [7], ce qui renforce l’impossibilité d’acquérir un logement neuf pour les populations résidentes et leur maintien dans des appartements communautaires. Par ailleurs, la création de mikrorajons (évolution faite après que les dirigeants lettons ont été écartés du pouvoir) et le relatif développement de la région sédentarisent à grande échelle les nouveaux arrivants.

Le régime de faveur accordé aux arrivants (par leur précarité ou leur statut d’invalide de guerre, de soldat, de militant ou leurs passe-droits…) amène donc à partir de 1960, et malgré le principe socialiste d’absence de ségrégation sociale, la création au moins symbolique d’un «entre-soi» russophone privilégié.

Les particularités de la privatisation en Lettonie

La privatisation s’opère donc aujourd’hui à la fois sur un patrimoine stigmatisé, dans un contexte social complexe et dans un mouvement plébiscité de retour à l’habitat individuel.

D’une manière générale, de nombreux logements sont abandonnés du fait de l’émigration (10% de la population a quitté le pays depuis 1991, voir photo 4 du reportage) et les appartements communautaires disparaissent (les superficies habitables par personne retrouvent enfin leur niveau d’avant-guerre à Riga). En milieu rural, le cas est relativement spécifique à la Lettonie: les kolkhozes disparaissent des cartes officielles (par exemple Lacplesis), l’habitat dispersé et les restes de parcellisation servent de substrat à la re-privatisation de l’agriculture et du logement.

Aujourd’hui à Riga, l’instauration d’un marché de l’immobilier donne à la majorité des logements construits entre 1945 et 1989 une valeur qui dépend principalement de leur qualité et de leur emplacement. Néanmoins la carte des prix intègre d’autres critères. D’une part, la petite taille du centre (moins de 10% de la population), et sa protection (UNESCO, 1997) renforcent sa valeur et sa gentrification. D’autre part, la désertion de certaines constructions les a exclues pour le moment de la privatisation et de la réhabilitation, comme les immeubles staliniens, ou encore les anciens quartiers militaires aujourd’hui zones de relégation sociale (voir photo 5 du reportage).

Les ensembles immobiliers sont aujourd’hui une des traces les plus visibles des 45 années d’occupation soviétique. Par la planification autoritaire et la distribution inégalitaire dont ils ont fait l’objet, ils cristallisent un certain nombre de symboles de cette occupation. Leur instrumentalisation dans le processus de colonisation explique leur mauvaise image ainsi que le regain d’intérêt actuel pour les constructions rejetées par la politique de l’époque (logements individuels ou anciens). Et, malgré la lenteur de la privatisation, l’originalité et le relatif intérêt de cet héritage urbain et social disparaissent un peu plus chaque jour au nom du gommage des traces de la soviétisation, que l’on peut déceler aujourd’hui dans la périurbanisation ainsi que dans l’apparition de nouvelles formes de ségrégation sociale.

* Eric LE BOURHIS est ingénieur en Génie Urbain, photographe.

 

[1] KAHN Michèle, «Le logement dans l’ex-URSS», Le Courrier des pays de l’Est, n°371, juillet-août 1992, pp.54-67.
[2] GRAVA Sigurd, «The Urban heritage of the soviet regime – the case of Riga, Latvia»,The Journal of the American Planning Association, vol.59, n°1, janvier 1993, pp.9-30.
[3] DREMAITE Marija, KALM Mart, CINIS Andis, «Cities of power: Mono-industrial Towns in the soviet Baltic States in the 1950s-1980s», XIV International Economic History Congress, Helsinki, 2006, Session 120.
[4] DRIZULIS Aleksandrs, Riga socialisma laikmeta 1917-1975, Izdevnieciba «Zinatne», Riga, 1980.
[5] STADELBAUER Jörg, «Die Nachfolgestaaten der Sowjetunion – Großraum zwischen Dauer und Wandel», Wissenschaftliche Länderkunden, Band 41, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1996.
[6] RIEKSTINS Janis, “Colonization and russification of Latvia 1940-1989”, pp.228-241, in NOLLENDORFS Valters et OBERLÄNDER Erwin, dir, The hidden and forbidden history of Latvia under soviet and nazi occupations 1940-1991, Symposium of the Commission of the Historians of Latvia, Institute of the History of Latvia, University of Latvia, 2005.
[7] Op. Cit., Note 1.