L’oriflamme russe au Soudan: un enracinement stratégique sur la mer Rouge et au-delà

L’éclosion prochaine d’une base russe au Soudan marque une étape tant dans le rapprochement entre les deux pays que pour la présence de la Russie en Afrique. Cette base revêt une importance particulière pour la protection des intérêts russes et aura de multiples effets stratégiques.


Port SoudanL’effondrement des réseaux diplomatiques soviétiques en Afrique après la disparition de l’URSS a ralenti la relation entre le Soudan et la Russie sans en sonner le glas. À partir de 1997, la Russie est même devenue un soutien visible de Khartoum devant le Conseil de Sécurité des Nations unies pour contrer les sanctions liées à la crise du Darfour. Parallèlement, les industries russes ont progressivement pénétré le marché soudanais dans les secteurs miniers et de l’armement, jusqu’à l’accélération de ces partenariats depuis 2017. L’année suivante, un accord a été signé pour la construction d’une centrale nucléaire au Soudan. En 2019, les deux pays se sont liés en matière de coopération militaire, peu avant que la crise politique n’entraîne la chute d’Omar el-Bechir, Président depuis 1989.

Malgré l’effondrement d’un pouvoir proche de la Russie, celle-ci est parvenue à maintenir son influence auprès du Conseil militaire de transition (CMT, devenu ensuite Conseil de souveraineté), le nouvel organe de gouvernance nationale. Ce dernier a notamment confirmé les contrats (défense, énergie et mines) préalablement signés par les deux pays. L’annonce, le 8 décembre 2020, de l’établissement d’une base navale par Moscou pour 25 ans renforce la trajectoire empruntée par le gouvernement précédent. C’est aussi un succès pour la diplomatie russe qui se met à l’abri d’éventuelles alternances politiques. L’accord de gouvernance négocié entre le Conseil de souveraineté et l’opposition, qui prévoit une présidence tournante et la présence d’un conseil de gouvernance civilo-militaire, laisse en effet planer des incertitudes. La fortune actuelle dont bénéficie la Russie est loin d’être acquise et elle devra maintenir son activisme pour pérenniser son influence, en particulier auprès des mouvements civils. Les opposants au régime soudanais soupçonnent en particulier Moscou d’avoir orchestré une campagne de désinformation pour les délégitimer et d’avoir participé à leur brutale répression via des sociétés militaires privées (SMP).

En dépit des turbulences politiques, la décision d’ouverture de cette base – la première en Afrique pour Moscou – consolide des liens noués depuis plusieurs décennies en faveur d’intérêts géopolitiques et commerciaux bien compris de part et d’autre. En toile de fond, cet accord marque aussi une étape supplémentaire des aspirations russes à revenir en Afrique.

Une base navale russe à Port-Soudan

L’accord du 8 décembre présente les modalités de création d’un centre logistique naval russe sur le territoire soudanais(1). Les coordonnées GPS précisées en annexe du texte désignent une cession de territoire à la Russie sur trois parcelles de Port-Soudan. Outre la présence de structures légères, l’imagerie satellite montre que ces emplacements sont pour le moment inutilisés. Il reviendra donc à la Russie de construire son centre et d’en assurer la maintenance.

L’accord prévoit que la Russie pourra y déployer 300 hommes, civils ou militaires, ainsi qu’y stationner simultanément quatre navires de guerre(2). L’augmentation du personnel sur la base pourra être envisagé, avec l’accord des autorités soudanaises. Les termes de l’accord laissent à la Russie une large marge de manœuvre : elle sera notamment autorisée à déployer tout l’équipement nécessaire pour soutenir les opérations de ses navires. Cela inclut l’importation d’armes, de munitions et de technologies, voire hypothétiquement d’outils de captation de renseignements et de brouillage électronique. Enfin, les navires et les aéronefs mobilisés par la base navale bénéficieront d’une immunité contre toute mesure coercitive, d’inspection et d’arrestation.

En contrepartie, les responsabilités russes vont au-delà du simple déploiement d’un centre logistique. Il s’agit bien d’une étape supplémentaire dans la coopération bilatérale en matière de défense. L’accord envisage en effet une contribution russe contre le sabotage sous-marin ainsi qu’aux opérations de recherche et sauvetage maritimes. La Russie devra soutenir l'organisation et la mise en œuvre de la défense aérienne de la base navale. Elle aidera à sa modernisation ainsi qu’à son renforcement infrastructurel (le texte mentionne explicitement la construction d’une jetée pour les navires de guerre soudanais). Enfin, elle contribuera à la construction et au développement des forces armées de la République du Soudan. À cet égard, le Soudan recevra des armes ainsi que des équipements militaires et technologiques tel que déterminé dans un protocole séparé.

Carte de la base de Port Soudan

En bleu, les trois parcelles cédées à la Russie à Port-Soudan (Carte réalisée par l’auteur).

 

Une myriade de motivations

L’établissement d’une base navale au Soudan est intéressant à divers égards pour Moscou. Cela lui permet d’officialiser sa présence dans le pays et de se prémunir contre les aléas de la politique intérieure, tout en renforçant les liens bilatéraux, dont économiques. En effet, la Russie est le cinquième fournisseur du Soudan et son septième client(3). L’accès à la mer Rouge est aussi un élément clé de cet accord pour la protection des routes de transport de marchandises et d’hydrocarbures, notamment à l’aune des actes de piraterie et des activités de l’État islamique dans la péninsule du Sinaï. Dans les secteurs énergétique et minier, la Russie pourrait profiter de sa présence au Soudan pour accéder à de nouveaux gisements de métaux rares (chrome, manganèse, cobalt, fer et cuivre). En matière d’armement, Moscou profitera sans doute de sa mission en faveur de la modernisation et du renforcement de l’armée soudanaise pour inciter Khartoum à acquérir du matériel russe et, ainsi, contrer l’accroissement des ventes chinoises. Plusieurs éléments de l’accord laissent penser que la principale mission de cette base sera logistique, afin de permettre la projection de contingents humains et l’envoi de matériels dans le reste de l’Afrique. Le Centre for Eastern Studies(4) souligne le fait qu’une restriction est envisagée dans l’accord concernant le stationnement de navires de guerre mais qu’aucun plafond n’est indiqué concernant les unités auxiliaires. En comparaison, la base russe de Tartus en Syrie – qui a joué un rôle décisif dans l’engagement russe de 2015 – est autorisée à accueillir simultanément onze navires de guerre.

La grande liberté d’action laissée à la Russie pour le transport de ressources par voies terrestre, aérienne ou maritime pourra prendre de multiples visages : permettre à des groupes paramilitaires russes de se déployer sur des théâtres au Soudan ou dans les pays voisins, et de se réapprovisionner ; mobiliser la base pour lancer des opérations subreptices – l’accord permettant aux services secrets russes d’opérer sur la base, leur déploiement dans la région est presque inévitable. Parallèlement, la base opérera probablement aussi la collecte de renseignements concernant la présence des autres nations dans la région pour étudier leurs activités.

Le retour de la Russie en Afrique

Cet approfondissement des relations entre le Soudan et la Russie s’ancre plus largement dans le retour de cette dernière en Afrique, orchestré depuis 2006-2009. Les raisons de ce réinvestissement sont diverses mais s’attribuer une part de ce vaste marché économique en est un axe central. L’énergie est l’un des secteurs principaux de l’activisme russe (gaz, pétrole et nucléaire). La Russie est également un acteur capital dans la fourniture d’armements et de sécurité. Elle est à l’origine de 39 % des armes importées par les pays d’Afrique entre 2013 et 2017 ; elle y a par ailleurs doublé ses ventes entre 2012 et 2017. Les contrats qu’elle décroche dans le domaine de la sécurité varient d’un pays à l’autre : lutte contre des groupes terroristes (Cameroun, Nigéria), instructions de forces armées (RCA, Angola), conseil politique (Madagascar, République démocratique du Congo)(5).

Se retrouver au centre de l’échiquier international est un dessein complémentaire des aspirations de la Russie en Afrique. Elle y voit une possibilité d’étendre son influence pour apparaître comme une puissance au rayonnement global et compenser la perte d’alliés européens. Il s’agit aussi d’empêcher, autant que ses moyens le lui permettent, que cet espace relativement neutre politiquement n’embrasse des agendas qui lui soient défavorables. Du fait de la disparition des réseaux diplomatiques soviétiques, son empreinte a toutefois été partiellement effacée sur le continent et elle pâtit aujourd’hui d’un retard culturel, notamment du fait d’un vivier insuffisant de diplomates experts des questions africaines. En revanche, l’accord qu’elle vient de signer avec le Soudan montre qu’elle sait tirer profit de l’isolement politique de certains États pour combler un vide et/ou se rendre utile dans des secteurs qui lui sont profitables. Ces coopérations lui permettent d’accéder aux gouvernements en place ou d’approfondir ses relations avec eux. À cette fin, elle se présente comme une puissance non-entachée d’un passé colonial ; et est relativement moins regardante sur les questions de droits fondamentaux et de gouvernance démocratique. Sans être triomphal, ce retour en Afrique lui assure une manne financière ainsi qu’une présence suffisante pour à la fois incarner un potentiel de nuisance à l’égard de ses rivaux dans la région et poursuivre ses propres intérêts stratégiques.

 

Notes :

(1) « Accord entre la Fédération de Russie et la République du Soudan sur la création d'un centre logistique pour la marine russe sur le territoire de la République du Soudan » Pravo.gov.ru, 8 décembre 2020.

(2) « Russia inks deal on naval logistics base in Sudan », TASS, 8 décembre 2020.

(3) Sudan, Observatory of Economic Complexity, 2020.

(4) Witold Rodkiewicz, Andrzej Wilk, Piotr Żochowski, « Port Sudan: Russia’s window on Africa? ». Centre for Eastern Studies, 11 décembre 2020.

(5) Poline Tchoubar. 2019. « La nouvelle stratégie russe en Afrique subsaharienne : nouveaux moyens et nouveaux acteurs ». Fondation pour la Recherche Stratégique, 11 octobre 2019.

 

Vignette : Port Soudan (source : Wikimedia Commons).

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