Russie: Mémorial face aux crimes contre l’histoire perpétrés par les autorités

La condamnation d’Oleg Orlov, le 26 février 2024, marque un tournant dans la liberté de faire de la recherche historique en Russie. Le Kremlin impose désormais sa lecture politique de l’histoire, à l’opposé de la mission originelle de Mémorial. Ce révisionnisme historique se traduit par de véritables « crimes contre l’histoire » qui touchent la communauté scientifique et les défenseurs des droits. Face à l’instauration de ce ministère de la vérité, l’engagement des historiens se heurte à un vrai questionnement moral et méthodologique.


Face à la célèbre prison de kresty décrite par A. Akhmatova dans son poème Requiem, le Monument aux victimes des répressions politiques, Saint-Pétersbourg (photo Céline Bayou, 2019).« Je voudrais que chacun soit appelé par son nom, mais on a emporté la liste et je ne sais comment faire »(1). Comme surgis d’un passé volontairement oublié, ces vers de la poète Anna Akhmatova écrits en 1930 et dédiés à la mémoire de son fils résonnent comme un hymne pour les militants de Mémorial qui se battent pour faire vivre le devoir de mémoire en Russie.

Fondé en 1987, Mémorial s’est rapidement donné pour mission de restituer la mémoire de la terreur stalinienne, en reprenant l’idée avancée par la dissidence russe dans les années 1960 : si le pouvoir occulte le passé et oblige à oublier, alors résister, c’est d’abord se souvenir. Au-delà de soustraire les victimes du stalinisme à l’oubli, le combat pour la mémoire s’exporte également sur un volet plus politique avec le Centre de défense des droits de l’Homme.

Sphinx métaphysique - Monument aux victimes des répressions politiques, Saint-Pétersbourg (photo Céline Bayou, 2019).

Sphinx métaphysique - Monument aux victimes des répressions politiques, Saint-Pétersbourg (photo Céline Bayou, 2019).   

 

Mémorial International a toujours œuvré pour une approche scientifique de l’histoire et prôné l’élaboration d’une mémoire nationale dépolitisée, permettant de porter le regard sur les pages les plus sombres du passé. Or, ce rapprochement entre mémoire et démocratisation de la vie politique va à l’encontre du projet de renouveau de l’identité nationale russe soutenu par V. Poutine depuis plusieurs années(2). Cette relecture du passé fait peser la menace d’une instrumentalisation politique de l’histoire par la réactivation d’une censure de l’histoire qui semblait avoir trouvé sa réalisation la plus aboutie en Union soviétique. Face à ce retour d’un « ministère de la vérité », on est en droit d’interroger les similitudes entre ces deux modèles de contrôle de la production historique et les risques qu’ils font porter sur les producteurs de mémoire.

Le retour de la politique historique soviétique dans la Russie de V. Poutine

En Union soviétique, l’histoire a été l’instrument central dans la construction du système politique. Dès 1922, le discours historique se fige et ne peut exister hors du discours politique. Le Parti devient le lieu où se fait et où se dit l’histoire, à l’image du film Octobre qui est considéré comme la première manipulation de l’histoire en URSS, par la mise en scène de la prise de Saint-Pétersbourg en 1917. L’histoire devient le domaine des historiens marxistes, obligés de suivre une ligne politique définie supprimant toute possibilité de construction d’une grille de lecture divergente de celle du Parti. Cette entreprise de relecture de l’histoire s’étend à l’ensemble de la société, comme le souligne Annie Tchernychev dans son étude sur les manuels scolaires(3) : elle note la disparition des grands protagonistes de l’histoire, l’ajustement de la périodisation et de la signification des événements aux variations contemporaines de la politique. Ainsi, cette subordination de l’histoire à l’agenda politique enracine une conception politique et biaisée de l’histoire.

Au même titre que l’URSS s’accommodait volontiers de sa cohérence historique, la Russie démocratique recompose les représentations de son passé pour imposer un récit historique officiel fédérateur. L’entreprise de réécriture de l’histoire débute dès 2010, avec l’objectif de « faire renaître notre identité nationale »(4). Le pouvoir fonde son nouveau roman national sur un syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique. Au-delà du narratif, le Kremlin se réapproprie également la méthodologie soviétique en noyautant les associations scientifiques, comme la société russe d’histoire militaire, et en marginalisant les points de vue alternatifs(5). Dès 2009, Mémorial est victime de cette reprise en main du récit historique effectuée par la commission présidentielle sur l’histoire, chargée du contrôle de l’écriture du récit historique et véritable fer de lance de l’État sur le « front de l’histoire ». Enfin, pour garantir cette « continuité historique », l’État russe a réformé la Constitution en 2020 pour protéger « la vérité historique », comme le garantit l’article 67.3, interdisant toute déviation du récit historique officiel.

La réinterprétation de la politique historique de l’URSS au profit de valeurs nouvelles implique les mêmes dérives, voire davantage. À partir de 2012, le contrôle étatique s’est renforcé au point d’alerter les défenseurs des droits sur le sort des historiens en Russie.

Monument à Anna Akhmatova, Saint-Pétersbourg (photo Céline Bayou, 2019).

Monument à Anna Akhmatova, Saint-Pétersbourg (photo Céline Bayou, 2019).

 

D’une vision étatique de l’histoire aux crimes contre l’histoire

La Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) considère que « l’ampleur de la persécution [en Russie] justifie que l’on parle de ‘crimes contre l’histoire’ » (6). Cette notion est extraite de l’ouvrage Crimes against history de l’historien Antoon de Baets : l’auteur adopte le point de vue des droits de l'Homme pour démontrer l’influence mutuelle de l’histoire et de la politique, ainsi que le rôle structurant de la censure dans l’élaboration de la science historique. Pour A. de Baets, les crimes contre l'histoire constituent les formes les plus radicales de censure auxquelles les historiens sont soumis, notamment « les abus de l'histoire qui constituent des violations des droits de l'Homme »(7). Par leurs atteintes aux droits à la vie, à la liberté d'expression, à l'égalité et à la culture, c'est non seulement l'intégrité de l'histoire qui est en jeu, mais aussi, selon A. de Baets, les conditions de l’État de droit. Cette notion constitue une grille d’analyse pertinente pour caractériser les actions entreprises par les autorités russes dans leur travail de relecture politique de l’histoire :

  • Une intensification du contrôle de l’activité des défenseurs des droits humains, avec la Loi contre l’extrémisme et la Loi sur les agents de l’étranger votées respectivement en 2011 et 2012. Par leur application très large, ces textes permettent de multiplier les chefs d’accusations à l’encontre des historiens et des ONG. De plus, ces lois renvoient aux éléments de langage utilisés lors des grands procès de Moscou entre 1936 et 1938, lorsque la moitié des chefs d’accusations portaient la mention « agent de l’étranger »(8).
  • Depuis 2016, des campagnes de dénigrement et d’intimidation ont été instituées : perquisitions, contrôles fiscaux à répétition et menaces à l’encontre des membres de Mémorial se sont multipliés. En 2021, une figure emblématique de Mémorial, l’historien Iouri Dmitriev, est accusé de manière infondée de pédophilie et condamné à 15 ans de prison.

Alors que le modèle soviétique laissait travailler les historiens au profit du Parti, l’administration Poutine a verrouillé la publication des études non-conformes à ses projets politiques. Le 28 décembre 2021, la Cour suprême de Russie a décidé de dissoudre l’association Mémorial pour avoir enfreint la Loi sur les agents de l'étranger et avoir fait l'apologie du « terrorisme » et de « l’extrémisme ». La politique de l’histoire semble donc poussée à l’extrême, mais cette fois sans contrepoids équivalent à la dissidence russe, portée par Alexandre Soljenitsyne dans les années 1960.

L'enjeu actuel répond à un impératif plus profond : reconnaître les crimes que recense Mémorial et en désigner les coupables reviendrait à condamner le régime soviétique et donc à ébranler les fondements mêmes du régime actuel qui se présente comme le successeur de l’URSS et dont le président est un ancien officier du KGB(9). À l’instar de Trotski qui assurait en 1924, « on ne peut avoir raison qu'avec et par le Parti », Mémorial, par sa quête de la vérité historique, est entré en collision avec la volonté du Kremlin et est devenu l’exemple même de la fermeture du régime.

"Et je ne prie pas seulement pour moi, Mais pour tous ceux qui se sont tenus là avec moi, Dans le froid glacial et la chaleur de juillet, Sous le mur rouge et aveugle" (extrait du poème Requiem, Monument à Anna Akhmatova, Saint-Pétersbourg) (photo Céline Bayou, 2019).

"Et je ne prie pas seulement pour moi,
Mais pour tous ceux qui se sont tenus là avec moi,
Dans le froid glacial et la chaleur de juillet,
Sous le mur rouge et aveugle" (extrait du poème Requiem, Monument à Anna Akhmatova, Saint-Pétersbourg) (photo Céline Bayou, 2019).

 

Face au déclin des valeurs démocratiques en Russie, comme l’a prouvé la « réélection » de V. Poutine pour un 5ème mandat le 17 mars 2024, il est nécessaire de continuer à faire de l’histoire pour se parer contre le narratif historique officiel. La science historique doit se traduire par un engagement de l’historien, par son rapport à la vérité et par la diffusion de cette vérité auprès d’un large public(10). Pour reprendre Antoine Prost : « L’histoire est indispensable à l’homme engagé »(11). S’engager dans la préservation du droit de faire l’histoire dépasse largement la simple intégrité du discours historique. Ce qui est en jeu ici, ce sont les conditions d'une citoyenneté digne. Pour continuer de s’engager, il est désormais nécessaire pour l’historien de dépasser les limites que lui impose son terrain de recherche en utilisant l’enquête numérique. Le recours à l’OSINT (Open source intelligence) permet de récupérer des informations à partir de sources ouvertes et peut fournir pour ces sujets d’actualité un palliatif à l’enquête de terrain afin d’écrire l’histoire immédiate et d’éviter l’amnésie collective.

Notes :

(1) Anna Akhmatova, « Requiem » [1940], dans Requiem. Poème sans héros et autres poèmes, Edition et trad. par Jean-Louis Backès, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2007.

(2) Dominique Colas, « Poutine révise l’histoire et impose la mémoire », dans D. Colas (dir.), Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Paris, Presses de Sciences Po, « Hors collection », 2023, pp. 117-146.

(3) Annie Bruter, « Annie Tchernychev - L’enseignement de l’histoire en Russie de la Révolution à nos jours », Histoire de l’éducation, 109, 2006, pp. 142-144.

(4) Vladimir Poutine, Message présidentiel à l’Assemblée fédérale, 12 décembre 2012.

(5) Anne Le Huérou, « Le front de la mémoire », Revue Projet, vol. 388, n° 3, 2022, pp. 87-90.

(6) FIDH, Russie : un récit historique bâti sur l’oppression des producteurs d’Histoire, rapport de la mission internationale d’enquête N° 770f, juin 2021.

(7) Antoon De Baets, Crimes against history, London, Routledge, 2018.

(8) Arseni Roginski, Alexandre Daniel, Alexis Berelowitch, « Russie : le pouvoir contre les ONG - Le point de vue de Mémorial », Le Débat, vol. 178, n° 1, 2014, pp. 183-192.

(9) Nicolas Werth, Poutine historien en chef, Paris, Gallimard, 2022, pp. 1-63.

(10) Annette Wievorka, « L’historien au risque de l’engagement », Questions de communication, 2, 2002, pp. 137-143.

(11) Antoine Prost, « Comment l'histoire fait-elle l'historien ? », Vingtième Siècle, revue d'histoire, n° 65, janvier-mars 2000, pp. 3-12.

 

Vignette : Face à la célèbre prison de Kresty décrite par A. Akhmatova dans son poème Requiem, le Monument aux victimes des répressions politiques, Saint-Pétersbourg (photo Céline Bayou, 2019).

 

* Antoine Richard est diplômé d’un Master II en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université et étudiant à l’INALCO.