Des milliers de ressortissants bulgares ont émigré en Europe occidentale depuis la fin du régime socialiste. Les membres de la minorité rom, eux, sont parvenus à s’expatrier à partir du début des années 2000, pour chercher un travail mieux rémunéré. Dès 2006, certains se sont fait embaucher par des exploitants agricoles du Tarn-et-Garonne, car ils répondaient aux besoins en main-d’œuvre que le marché local de l’emploi ne parvenait pas à satisfaire. Ces populations se sont massivement et durablement installées avec leurs enfants dans la ville de Moissac.
La genèse de l’immigration bulgare dans le moissagais
Les premiers Bulgares (un Slave de Karlovo et un Rom de Pazardžik) sont arrivés à Moissac au printemps 2006, après avoir entendu parler des opportunités d’emploi dans l’arboriculture locale. Ils se sont présentés dans des exploitations agricoles moissagaises et ont trouvé du travail pour la saison. Ayant donné satisfaction aux employeurs, ils sont repartis à la fin des récoltes, mais sont revenus travailler dès le début de l’année suivante sur les mêmes exploitations. Grâce au bouche-à-oreille communautaire, d’autres ressortissants bulgares ont été informés que des agriculteurs cherchaient des saisonniers dans la région. Parrainés par des compatriotes, nombre d’entre eux ont été employés pour le ramassage des fraises ou la cueillette des récoltes arboricoles au cours des années suivantes(1). Ils arrivaient avec leur famille, n’hésitant pas à dormir dans leur véhicule le temps de louer des logements, souvent vétustes ou inadaptés, dans le centre-ville de Moissac. À mesure que leur nombre augmentait, certains se sont également implantés dans des communes proches (Castelsarrasin, Saint-Nicolas-de-la-Grave, Auvillar, Valence d’Agen, Lafrançaise, Lauzerte, Pommevic, Beaumont de Lomagne, Golfech, Lavit…), où ils ont pu accéder plus facilement à des logements. La majorité d’entre eux venaient de villages situés dans et autour des communes de Septemvri (Semtchinovo, Zlokutchene…) et de Pazardžik (Yunatsite, Apriltsi, Dragor, Saraya, Chernogorovo, Bratanitsa et Ognyanovo…)
Aujourd’hui, c’est à Moissac que leur ancrage (centre-ville et quartier du Sarlac) demeure le plus significatif : plusieurs centaines d’individus y sont dénombrés lors de la haute saison agricole. Si les Roms sont majoritaires parmi eux, on note également la présence de quelques Pomaks (Slaves de tradition musulmane), Turcs ou Slaves.
Leur implantation locale demeure importante, même si elle semble avoir légèrement diminué en 2022 : on estime entre 165 et 200 le nombre de ménages (soit de 620 à 800 individus) à Moissac au cours de l’été 2022. Il convient d’y ajouter les saisonniers bulgares plus mobiles, venus travailler quelques mois avant de repartir ailleurs et les centaines de ménages vivant dans les communes des alentours.
Le maintien de quelques pratiques communautaires
Localement, la communauté bulgare moissagaise s’est réorganisée une vie sociale semblable à celle qu’elle connaissait en Bulgarie autour de l’exercice du culte évangélique, de festivités familiales, notamment du mariage, et d’un d’accès à l’emploi où des membres de la communauté appelés « commissionnaires » (« komisioneri » en bulgare) servent régulièrement d’intermédiaires(1).
Depuis 2010, le culte évangélique (majoritaire parmi les expatriés) a été successivement dirigé par trois pasteurs bulgares. Après s’être retrouvés un premier temps sur les berges du Tarn, les fidèles ont célébré les offices du dimanche dans l’église évangélique de Moissac puis, à partir de 2022, dans les locaux du Nouvel Amphi (lieu culturel) à Moissac. Le choix de la pratique d’un même culte pour l’ensemble du cercle familial rom s’observe tant chez les évangélistes qu’au sein des deux autres cultes représentatifs parmi les expatriés, les Témoins de Jéhovah et les Adventistes.
Exploitation arboricole dans le Moissagais (photo : Stéphan Altasserre).
En dehors des offices, les saisonniers bulgares aiment à se retrouver en fin de semaine autour de repas organisés en plein air à la belle saison avec leur famille et leurs compatriotes les plus proches. La célébration familiale qui réunit le plus largement les membres de la communauté est le mariage rom, moment-clé de la vie d’un ou d’une jeune Rom qui marque son passage à l’âge adulte aux yeux de ses proches. Certaines pratiques coutumières perdurent, comme les promesses de mariage de leurs enfants entre deux familles. La préparation de cet événement accapare totalement l’attention des collégiens bulgares, parfois au détriment de leur formation, ce qui explique pour partie l’échec scolaire d’une partie de ces jeunes gens.
Sous le régime socialiste, les ouvriers agricoles bulgares étaient organisés en brigades, une pratique conservée lors de l’expérience migratoire du « gurbet » (migration de travail à l'étranger). On la retrouve dans le moissagais, où une poignée de membres de la communauté bulgare organise localement des sortes de brigades qu’ils mettent en relation avec des exploitants locaux contre rémunération, d’où le sobriquet péjoratif de « commissionnaires ». Les nouveaux arrivants se font aussi aider contre rémunération pour effectuer les démarches administratives nécessaires pour accéder à l’emploi, gérer leurs comptes bancaires, faire face aux difficultés de la vie. Pour limiter le contrôle de ces commissionnaires sur leurs compatriotes, plusieurs administrations se font aider par des interprètes bulgares assermentés ou employés par l’association Escale Confluences.
Une forte opposition locale à la présence bulgare
À partir du milieu des années 2010, les ménages bulgares se logeant principalement dans des appartements du centre-ville de Moissac, leur visibilité s’est considérablement accrue, d’autant que les intéressés passaient une grande partie de leur temps libre à échanger avec leurs compatriotes à l’extérieur. Cette présence sur la voie publique a été perçue par une partie de la population autochtone comme envahissante, voire génératrice d’un sentiment d’insécurité. Bien qu’injustifiée, puisque les familles bulgares n’étaient pas plus à l’origine d’actes de délinquance que le reste des habitants, cette anxiété facilita la circulation des rumeurs les plus folles sur cette frange de la population. Cette ambiance fut très probablement à l’origine du passage à l’acte d’un des riverains du centre-ville qui, dans la nuit du 8 au 9 février 2020, dégrada volontairement plusieurs véhicules immatriculés en Bulgarie. Les élections municipales de mars et juin 2020 ont porté au pouvoir un maire soutenu par l’extrême droite qui dénonçait la multiplication des projets d’ouverture de commerces roms. En avril 2021, l’édile refusa de prêter concours à l’ambassade de Bulgarie pour organiser localement une section de vote, mettant la communauté expatriée dans l’embarras. Même s’il se sait soutenu par une partie des habitants qui souhaitent que Moissac ne soit plus la ville-dortoir des expatriés bulgares, il reste prudent dans ses prises de paroles et exprime rarement de manière frontale son opposition à la migration bulgare.
Une communauté qui s’adapte aux difficultés et s’ancre localement
Au cours de ces quinze années d’installation dans le département du Tarn-et-Garonne, les familles expatriées ont dû faire face à de nombreuses difficultés : certaines ont dû dormir dans leurs véhicules le temps de trouver un hébergement ; les logements auxquels elles ont ensuite eu accès se sont parfois révélés vétustes ou inappropriés. Ces migrants, souvent peu instruits, ont été ensuite confrontés à la rigueur et à la complexité des réglementations ou du fonctionnement de l’administration française. Pour autant, ils n’ont pas renoncé à leur expérience de « gurbet ». Au contraire, ils ont fait preuve de résilience et ont su saisir les opportunités qui s’offraient à eux, même au cours des trois dernières années : ces familles ont en effet fait face à la fois à une campagne électorale municipale en partie centrée sur l’immigration à Moissac (printemps 2020), au gel des cultures agricoles au cours des mois d’avril 2021 et 2022 qui a fortement diminué les récoltes et donc le besoin en main-d’œuvre saisonnière, à la crise sanitaire et aux confinements, au refus de la mairie de Moissac de mettre à disposition des locaux en vue de l’ouverture d’une section de vote et à la réforme de l’assurance chômage. Une telle situation aurait pu inciter de nombreux migrants à partir. Mais le peu de niches économiques auxquelles peuvent aspirer ces actifs sans formation professionnelle et l’hostilité à laquelle ils font parfois face dans d’autres pays expliquent leur maintien dans ce département français. L’accumulation des obstacles n’a donc pas vraiment entravé la fixation des familles bulgares sur ce territoire ; elle a même contribué à consolider les liens intracommunautaires, tout en permettant à plusieurs familles d’établir des relations de confiance avec des travailleurs sociaux et certains Français résidant dans cette localité.
L’expérience associative O Amala/Zaedno
Le candidat soutenu par le Rassemblement national étant arrivé en tête à Moissac lors du premier tour des élections municipales du 15 mars 2020, la crainte d’une victoire de cette équipe municipale s’est amplifiée à l’approche du second tour convoqué le 28 juin. Après une campagne électorale très médiatique et en partie centrée sur le thème de la migration bulgare, les familles craignaient d’être prises pour cible. Plusieurs chefs de famille bulgares respectés se sont alors entendus pour former un collectif (Vivre ensemble à Moissac)(2). Après la victoire de l’équipe municipale soutenue par l’extrême-droite, les intéressés ont pris contact avec plusieurs Moissagais bienveillants à leur égard et volontaires pour les aider dans leurs démarches d’insertion et d’intégration. De cette rencontre, et après plusieurs réunions de concertation, est née une association de type loi 1901 baptisée « O amala, amitiés d’Est en Ouest ». En choisissant ce nom (« O amala » signifiant « amitié » en romani), les membres bulgares assumaient dorénavant leur origine rom et tendaient la main à une partie de la population autochtone. Au cours des années suivantes, les Français de la structure ont invité les membres bulgares de l’association et leurs compatriotes à mieux comprendre le fonctionnement de leur société d’accueil ainsi que les usages locaux, et les ont aidés dans leurs démarches administratives ou la concrétisation de certains projets (comme l’organisation de tournois de football amicaux en juillet 2021 et juin 2022). Des liens d’amitié et de confiance se sont tissés au fil mois et des crises ont été surmontées ensemble. Afin de donner un second souffle à l’association, celle-ci s’est ouverte à de nouveaux membres bulgares et français en avril 2022 : elle a alors été rebaptisée « Zaedno » (en bulgare « ensemble »). Depuis lors, l’entité poursuit son accompagnement des populations bulgares du Moissagais.
Notes :
(1) Enquêtes de terrain dans le Tarn-et-Garonne (376 entretiens réalisés avec des membres de la communauté bulgare tarn-et garonnaise, de travailleurs sociaux, d’agriculteurs, de riverains et de membres du tissu associatif local) de janvier 2018 à mars 2023. Et Rapports du CIReB, n° 1 du 31 octobre 2018, n° 2 du 9 décembre 2019 et n° 6 du 3 janvier 2021.
(2) Entretiens réalisés entre juin 2020 et octobre 2022 avec des membres du collectif Vivre ensemble à Moissac et du bureau des deux associations. Page Facebook d’O Amala Pays d’Est en Ouest jusqu’en 2022, puis de Zaedno.
Vignette : Moissac (photo : Stéphan Altasserre).
* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.