En Moldavie, les jeunes Internautes sont de plus en plus nombreux à s'exprimer et à se mobiliser pour des causes politiques, sociales ou culturelles par l'intermédiaire de forums et autres réseaux sociaux. Ils parviennent parfois, comme ce fut le cas en 2010 suite à l'appel au boycott des cinémas PATRIA, à susciter l'intérêt et à influencer les pouvoirs publics.
Décembre 2009. Un nouveau groupe invitant à boycotter tous les cinémas du réseau PATRIA de Moldavie fait son apparition sur Facebook. Au regard des milliers de pages créées chaque jour sur les réseaux sociaux, l'événement aurait pu rester confidentiel, d'autant plus que les choix de programmation de la société incriminée avaient déjà été pointés du doigt à plusieurs reprises, sans franchement interpeller le grand public, ni déboucher sur des initiatives concrètes de la part de la firme ou des autorités locales.
En moins de trois mois, pourtant, plus de 2 000 membres se rallient à ce mouvement spontané initié par des jeunes afin de dénoncer une politique qu'ils jugent discriminante : en effet, depuis son indépendance en 1991, et bien que la langue officielle de l'État soit le roumain (ou moldave, appellation donnant elle-même régulièrement lieu à des discussions passionnées), le réseau PATRIA, détenteur du monopole cinématographique dans le secteur commercial depuis une dizaine d'années (avec six cinémas, dont plusieurs multiplexes à Chisinau et dans trois autres grandes villes du pays), persiste à ne programmer que des films russes, mais aussi américains et européens, tous doublés en russe.
Un an plus tard, si les pouvoirs publics semblent résolus à prendre en mains ce dossier, et alors que le mouvement s'est quelque peu essoufflé sur la toile, la mobilisation des jeunes prend pourtant une place croissante dans une société souvent perçue à l’étranger comme peu engagée.
Un appel au boycott qui lance la polémique
« Nous boycottons les cinémas PATRIA car ils ne respectent pas la loi de protection des consommateurs et conduisent une politique de discrimination en présentant des films traduits dans une langue autre que le roumain. Nous leur demandons de programmer des films en version originale, sous-titrés dans la langue officielle et, si nécessaire, dans la langue d'une des minorités ethniques présentes sur le territoire moldave. Nous ne fréquenterons plus les cinémas PATRIA tant que des mesures concrètes n'auront pas été prises »[1].
Sur la page Facebook « Nu mai mergeti la PATRIA » (« N’allez plus au Patria ! », en roumain), les objectifs du groupe sont clairement énoncés. Ses membres ? « Un groupe de cinéphiles, potentiels clients des cinémas PATRIA », ainsi qu'ils se qualifient dans une lettre adressée, début 2010, à la direction de la société COLAJ SRL, qui régit le réseau des cinémas. Parmi eux, on compte beaucoup d'étudiants ou de jeunes professionnels, journalistes, traducteurs, juristes, acteurs de la scène culturelle, etc. On ne saurait trop dire s'ils constituent un panel représentatif de leur génération tant la Moldavie est contrastée mais, au vu des milliers de commentaires postés sur Internet en réponse à des articles de journaux ou sur des forums thématiques, le groupe est parvenu à soulever un problème de société sur lequel une part active de la population entend bien s’exprimer.
Une question linguistique omniprésente
Pour cette génération, née à la fin de l'époque soviétique, la question linguistique a toujours fait l'objet d'âpres débats, dans la rue comme dans les hautes sphères du pouvoir : entre 1985 et 1991, la perestroïka a suscité une réaffirmation de l'identité roumaine en Moldavie et amené le retour à l'alphabet latin, la langue roumaine accédant comme le russe au statut de langue officielle. Depuis l'indépendance du pays en 1991, l'unique langue d'État est le roumain. Le russe a obtenu le statut de « langue de communication inter-ethnique » et il est toujours pratiqué par une grande partie de la population. Selon le dernier recensement réalisé en 2004[2], le pays compterait 70 % de citoyens bilingues (roumain et russe) et 30 % de citoyens ne pratiquant qu'une seule de ces deux langues. Au quotidien, ces chiffres se traduisent par de fréquentes tensions entre les deux communautés, plus par principe que par réelle incompréhension - bien que certaines régions du pays demeurent majoritairement russophones et que beaucoup de citoyens pratiquant indifféremment les deux langues considèrent le bilinguisme comme un atout, tant sur le plan personnel que professionnel.
En l'occurrence, le mouvement ne revendique nullement la disparition totale des séances en russe mais plutôt les facilités d'accès à la culture pour le plus grand nombre, en tenant compte des évolutions de la société. « Le cinéma est l'une des activités culturelles les plus populaires », explique Victor Ciobanu, cofondateur du groupe[3]. « Tout le monde va au cinéma, quelle que soit son appartenance sociale. En Moldavie, on diffuse des films russes ou doublés en russe depuis l'apparition des cinémas dans le pays, il y a 70 ou 80 ans. Aujourd'hui, beaucoup de jeunes maîtrisent mal la langue russe, et il leur est très difficile de suivre un film au cinéma ».
Un mouvement suivi
Relayée par les médias et soutenue par le nombre croissant de nouveaux membres, l'affaire prend rapidement de l'ampleur. Dès janvier 2010, le ministre de la Culture Boris Focsa exprime sa volonté d'établir une nouvelle réglementation demandant expressément aux cinémas du pays de diffuser des films sous-titrés en roumain.
Outré par cette décision, Victor Selin, homme politique et copropriétaire des cinémas PATRIA, explique en vain que le prix des billets sera 2 à 3 fois plus élevé du fait des investissements nécessaires, ce qui incitera 90 % de son public à déserter les salles de la société. Attachée à un réseau de distribution de films internes à la CEI, PATRIA a en effet tardé à amorcer une nouvelle collaboration avec des distributeurs roumains, qui seraient pourtant à même de lui procurer des films aussi récents et déjà sous-titrés en langue roumaine.
Néanmoins, en mars 2010, les cinémas PATRIA programment les premiers films russes, ou doublés en russe, et sous-titrés en roumain, précisant que, pour des raisons techniques et économiques, la transition sera longue et complexe.
Les réactions des spectateurs, à la sortie des salles et surtout sur Internet, ne se font pas attendre : certains, enthousiastes, considèrent les efforts de PATRIA comme un premier pas constructif tandis que d'autres, indignés de la mauvaise qualité de la traduction et des sous-titres presque illisibles, poursuivent le boycott ou se tournent vers GAUDEAMUS, la seule salle de cinéma de la capitale réellement en activité en dehors du réseau PATRIA. Sa programmation reste toutefois occasionnelle, le plus souvent dans le cadre de festivals organisés par des missions étrangères ou des ONG, et l’indépendant ne saurait concurrencer les activités du géant PATRIA.
Un an après
Sans grande surprise et bien qu'il ait reçu, depuis plusieurs mois déjà, l’aval de la société civile et des institutions gouvernementales, le projet de loi visant l'industrie cinématographique n'a pas été voté mais, à en croire les dernières déclarations du ministère de la Culture, il devrait prochainement être inscrit à l'agenda du gouvernement et soumis au Parlement ultérieurement. La polémique se poursuit en effet et, interrogée en octobre 2010 à ce propos[4], une responsable du ministère de la Culture estimait ne pas être en mesure de juger de la qualité des sous-titres ou de la traduction tant qu'un cadre légal n'était pas défini.
La situation pourrait sembler monolithique et pourtant, le débat reste ouvert : les internautes continuent à poster leurs commentaires ou suggestions, souvent très construits, et des initiatives isolées créent parfois l'événement sur la toile. Début décembre 2010, un groupe de jeunes, lassés des effets d'annonce, a mis en ligne sa propre version du film américain Inception de Christopher Nolan (2010) doublé en roumain avec les moyens du bord. Si le résultat, qui se rapproche qualitativement de la plupart des doublages perfectibles entendus à la télévision ou au cinéma, n'a pas reçu que de bonnes critiques, il a en tout cas prouvé que la volonté de faire changer les choses était toujours d'actualité.
« Après un an, le groupe « Nu mai mergeti la PATRIA » est devenu moins actif. Il se résume désormais à un espace ouvert sur lequel quelqu'un poste parfois une information liée à la traduction des films en langue d'Etat. Mais, comparé à d'autres groupes sur le réseau social Facebook, il a atteint ses objectifs [...]et pourrait être relancé à tout moment si nécessaire », conclut Victor Ciobanu.
A ce jour, le groupe compte encore 2.062 membres. Il occupe la deuxième position, entre causes politiques et requêtes massives auprès d'opérateurs de télécommunications, du « Top 5 des manifestations virtuelles 2009-2010 » établi par un internaute interpellé par ce qui est présenté comme un nouveau phénomène de société, consistant à préférer les manifestations virtuelles aux causes défendues dans la rue[6].
Si la situation politique, économique et sociale de la Moldavie reste préoccupante à bien des égards, le pays voit néanmoins émerger un nouveau courant de jeunes citoyens actifs et engagés qui n'hésitent plus à prendre part au débat public sur la toile. Au moment où un nouveau gouvernement prend la tête du pays, on peut déjà supposer que la jeune génération moldave saura se faire entendre de lui.
Notes :
[1] Ressources et articles mis en ligne sur la page Facebook du groupe « Nu mai mergeti la Patria », fondé en décembre 2009.
[2] Réalisé par l’Institut moldave de Statistiques, disponible sur le site www.statistica.md.
[3] Entretien avec Victor Ciobanu, journaliste, cinéaste et cofondateur du groupe sur Facebook, 15 janvier 2011.
[4] Marina Lita, « Patria tradusa romaneste », www.jurnal.md/ro/news/patria-tradusa-romaneste-194700/, 22 octobre 2010.
[5] Andrei Fornea, « Top 5 Proteste Online în Republica Moldova 2009-2010 », repris par le portail Unimedia http://unimedia.md/?mod=news&id=23933, 22 septembre 2010.
* Louise BARSEGHIAN est chargée de Projets culturels
** Julien DANERO IGLESIAS est assistant en Science politiques à l’Université libre de Bruxelles, chercheur au CEVIPOL
Photographie en vignette : © Sergiu Stanciu, page Facebook «Nu mai mergeti la PATRIA».