Nucléaire civil à l’Est : malgré Fukushima

L’accident nucléaire survenu en mars 2011 dans la centrale japonaise de Fukushima Daiichi a réactivé les débats sur le nucléaire civil. Sur le continent européen, chaque État s’efforce d’évaluer les perspectives d’évolution de cette forme d’énergie, en fonction d’impératifs nombreux et parfois contradictoires. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, toutefois, l’atome est toujours à la fête. 


La centrale de Fukushima Daiichi.Au 1er avril 2011, l’Union européenne hébergeait 143 des 437 réacteurs nucléaires en opérations dans le monde (contre 104 situés aux États-Unis et 48 au Japon), et la Russie 32. Sur les 31 pays, dans le monde, équipés de centrales nucléaires, 13 étaient membres de l’UE. La plupart des unités se trouvaient dans les États de la « vieille Europe » (58 en France, 19 aux Royaume-Uni, 17 en Allemagne) mais 19 étaient situés sur le territoire de nouveaux États membres (Bulgarie, Hongrie, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie)[1]. En Europe centrale et orientale, fin 2010, l’Arménie pouvait se prévaloir d’un réacteur en activité (contribuant à 39,42 % de la production nationale d’électricité), la Bulgarie de 2 en activité (33,13 %) et 2 en construction, la Hongrie de 4 en activité (42,1 %), la République tchèque de 6 en activité (33,27 %), la Roumanie de 2 en activité (19,48 %), la Russie de 32 en activité (17,09 %) et 11 en construction, la Slovaquie de 4 en activité (51,8 %) et 2 en construction, la Slovénie d’1 en activité (37,3 %) et l’Ukraine de 15 en activité (48,11 %) et 2 en construction[2].

Loin de Fukushima

Cet « enthousiasme » nucléaire n’est pas nouveau et, une petite vingtaine d’années après l’accident nucléaire de Tchernobyl (26 avril 1986), force était de constater que l’intérêt pour l’atome civil restait intact dans la région : en 2006-2007, on notait même un regain du nucléaire, avec la multiplication des projets, conformément à la tendance mondiale[3]. Aujourd’hui, Fukushima ne paraît pas devoir remettre en cause la validité des choix passés. La « renaissance » du nucléaire dans le monde se confirme, même un an après la catastrophe. Toutefois, le continent européen se caractérise par la diversité des postures. L’espace communautaire, après les choix affirmés par l’Allemagne, de la Belgique et de l’Italie et dans l’attente de décisions de certains autres pays, dont l’Espagne, devrait sans doute voir globalement réduit le développement du nucléaire. En revanche, les pays d’Europe centrale et orientale ont décidé de rester nucléarisés, voire d’accroître la part du nucléaire dans leur mix énergétique. En la matière, la République tchèque adopte une posture extrême, affirmant haut et fort vouloir faire de la France son modèle en la matière. Les pays qui, dans la région, n’avaient pas jusqu’alors cédé aux chants de l’atome, comme la Pologne ou le Bélarus par exemple, sont assez avancés dans leur réflexion pour s’engager dans cette voie. Quitte, d’ailleurs, à se livrer en la matière une concurrence sans merci. Cette relative dichotomie entre ouest et est du continent peut parfois donner l’impression d’une urgence économique particulière dans la nouvelle Europe, qui ne lui laisserait pas vraiment d’alternative.

Et, en effet, la marge de manœuvre est étroite aujourd’hui, alors que nombre de ces pays sont tenus par les engagements pris par l’UE en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Fixé en mars 2007, le triple objectif des États membres à horizon 2020 mettait la barre haut: réduire de 20 % les émissions de gaz à effet de serre –GES–, faire entrer les énergies renouvelables –EnR– à hauteur de 20 % dans le mix énergétique et diminuer la consommation énergétique de 20 %, seuls les deux premiers objectifs étant contraignants. Il avait provoqué des remous dans certains nouveaux États membres ; dont la Pologne et la République tchèque, pris dans une logique de rattrapage économique qui semblait entrer en contradiction directe avec ces vœux.

Dès lors, certains pays ont développé leur argumentaire en faveur du nucléaire, présenté comme un outil de lutte contre les émissions de GES et contre l’épuisement annoncé des ressources énergétiques fossiles. Approche contestée par d’autres, qui avancent le coût financier et les risques qu’implique ce choix. Dans la mesure où le choix du bouquet énergétique est une décision nationale, même au sein de l’UE, et où l’on estime que toutes les sources d’énergie vont être nécessaires pour éviter, à terme, la pénurie, on comprend que le débat puisse devenir « colossal », comme souligné fin 2011 par le directeur général à l’énergie de la Commission, Philippe Lowe[4], et qu’il offre un large champ d’action aux lobbies.

L’ombre de Moscou

Assurer sa sécurité énergétique est évidemment le leitmotiv de chaque État. Cette sécurité se fond parfois dans les enjeux d’indépendance énergétique, à l’heure où l’UE, après s’être félicitée de son partenariat énergétique avec la Russie lancé en 2000 et basé sur la fourniture de gaz et de pétrole, n’a de cesse de dénoncer sa dépendance vis-à-vis du fournisseur russe. Se doter de centrales nucléaires apparaît donc comme un outil de réduction des importations d’hydrocarbures qui, sur le continent européen, sont en grande majorité russes.

Or, la stratégie de la Russie est également nucléaire, à l’intérieur du pays et partout dans le monde. Actuellement, Rosatom construit 22 réacteurs VVER sur la planète et ne compte pas s’arrêter là. Elle investit massivement dans la technologie et place de grands espoirs dans la 4ème génération de réacteurs qui devraient, à terme, permettre d’utiliser la technique consistant à brûler du combustible utilisé, bouclant quasiment, ainsi, le cycle de l’uranium et divisant les besoins en combustibles par dix (les déchets ne seraient stockés que pendant 200 ans environ avant de perdre leur radioactivité).

En Europe centrale et orientale, la Russie jouit d’un atout considérable avec l’héritage de la coopération de ces pays avec l’URSS, qui a transmis des techniques spécifiques et certains aspects de son know how (mais pas la totalité). Ces pays sont, pour certains, déjà familiarisés avec la technologie VVER mais aussi avec les circuits de fourniture d’uranium enrichi. Alors de quelle indépendance énergétique peut-on parler pour ces pays s’il s’agit de compenser la dépendance totale au gaz russe par une nouvelle dépendance ? Moscou use avec habileté de cette arme énergétique, ne se contentant pas de proposer ses services techniques mais s’affichant prête à investir dans la filière nucléaire de ses clients et s’engageant sur des créations locales d’emplois, à l’heure où la crise économique fait réfléchir à deux fois avant de se lancer dans la construction d’un nouveau réacteur.

Changer le monde

Dès lors qu’on a conclu à l’impossibilité d’un tsunami en Europe, que peuvent opposer les anti-nucléaires, hormis le spectre, malgré tout, de la future catastrophe ? Les tenants de la sortie du nucléaire arguent de la protection de l’espère humaine et de la Terre[5] et de la nécessité de penser l’impensable. Outre les risques d’accidents, ils avancent la dangerosité de l’exploitation de l’uranium et la bombe à retardement que représentent les déchets. En outre, la propagation inconsidérée des technologies nucléaires accroît les risques de chantages, de conflits, voire d’agressions nucléaires.

Il est intéressant de constater que les tests de résistance réalisés à partir de l’été 2011 dans les pays de l’UE ne portaient que sur les risques naturels (inondations, séismes, tempêtes, etc.) et certains risques accidentels (crash d’avion, explosion à proximité d’une centrale) mais ont écarté les risques terroristes. Ces tests ont suscité quelques commentaires, fonction de la posture du pays intervenant, les États nucléarisés se révélant plus minimalistes que les autres. Avec ironie, certains ont remarqué que la tenue de ces tests avait été confiée à un Français (Philippe Jamet, expert pour le nucléaire en France) et à un Tchèque (Petr Krs, vice-président pour la gestion et le soutien technique de l’Office public tchèque pour la sûreté nucléaire). Cette décision a provoqué quelques grincements de dents chez les anti-nucléaires : à Prague, Martin Bursik, leader des Verts et ancien ministre de l’Environnement, a ironiquement noté qu’il aurait été intéressant de placer à la tête de cette initiative un Allemand et un Autrichien…

Quelles sont les alternatives possibles à l’atome ? Siemens évalue la facture de la sortie allemande du nucléaire à 1 700 milliards d’euros d’ici 2030 et reconnaît que l’abandon de l’atome sera à la charge soit de la clientèle, soit du contribuable[6]. On sait que ce pays aurait, de toute façon, dû investir massivement dans la modernisation de son secteur énergétique mais ce coût, pour le reste des Européens, est forcément à mettre en regard de celui des autres choix possibles. Les énergies renouvelables ne suscitent plus aujourd’hui le même enthousiasme qu’il y a quelques années, du moins auprès des pouvoirs publics qui, de Paris à Prague en passant par Berlin, se désengagent en baissant ou coupant leurs subventions. Ils arguent de la faible rentabilité du secteur liée à une concurrence mondiale trop forte[7] et des risques qui pèsent sérieusement sur l’approvisionnement en composant stratégiques mais également des questions de recyclage de ces matériaux.

Reste l’option de la sobriété énergétique, souvent assimilée à une véritable révolution des comportements. Le 28 février 2012, le Parlement européen a voté une proposition de directive sur l’efficacité énergétique : il s’agit de fixer enfin un objectif contraignant de baisse de la consommation d’énergie et d’imposer aux grandes entreprises énergétiques d’investir chaque année une part de leur chiffre d’affaires pour obtenir 1,5 % d’économies d’énergies chez leurs clients. La plupart des nouveaux États membres se sont dits favorables à cette directive, tandis que l’Allemagne et, plus encore, la France, ont réagi avec plus de circonspection, pour ne pas dire d’hostilité[8]. Alors, changer de monde ? Les pays d’Europe centrale et orientale ont montré, au cours des vingt dernières années, qu’ils en étaient capables…

Notes :
[1] Mycle Schneider, Antony Froggatt, Steve Thomas, « Nuclear Power in a Post-Fukushima World. 25 Years after the Chernobyl Accident », The World Nuclear Industry Status Report 2010-2011, Washington, Worldwatch Institute, 2011, p. 72, www.worldwatch.org.
[2] « Elecnuc. Les centrales nucléaires dans le monde », Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, CEA, 2011, p. 11 & 16.
[3] Céline Bayou, « Le regain du nucléaire à l’Est », Le courrier des pays de l’Est, n°1064, novembre-décembre 2007, p. 13-22.
[4] Euractiv, 1er décembre 2011.
[5] Voir, notamment, Benjamin Dessus & Bernard Laponche, En finir avec le nucléaire: Pourquoi et Comment ?, Ed. du Seuil, Paris, 170 p.
[6] Frédéric De Monicault, «La folle facture de la sortie du nucléaire en Allemagne», Le Figaro, 19 janvier 2012.
[7] Pour exemple, en France, le directeur de l’énergie au ministère de l’Écologie estime qu’actuellement, le solaire photovoltaïque est 5 à 10 fois plus cher que le mégawatt d’origine nucléaire.
[8] Hervé Kempf, « Consommation d’énergie: -20 % en Europe d’ici à 2020 », Le Monde, 29 février 2012.

Vignette : La centrale de Fukushima Daiichi. © JorgeRodriguez/Wikicommons (décembre 2011)

* Céline BAYOU est rédactrice en chef de Regard sur l'Est.

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