Vue sous l’angle régional, la construction de nouvelles centrales nucléaires dans les pays riverains de la mer Baltique a tout d’une compétition sous-tendue par des impératifs géopolitiques. Si des initiatives pour interconnecter les réseaux électriques existent, dans l’ensemble la coopération régionale cède devant les intérêts des États, souverains dans leurs choix nucléaires… et inégalement soucieux du possible impact de leurs calculs sur l’environnement.
Tous les États membres de l’Union européenne et riverains de la mer Baltique considèrent le nucléaire comme une source d’énergie «propre» (qui émet peu de gaz à effet de serre) et un gage d’indépendance énergétique par rapport à la Russie. L’accident de Fukushima n’a entamé cette logique qu’en Allemagne, le seul pays de la région qui ait décidé une sortie progressive du nucléaire. Dès lors que la Stratégie de l’UE pour la Baltique (juin 2011) reste muette sur la place du nucléaire dans la coopération énergétique régionale, c’est une dynamique de compétition par le marché qui domine. Quels en sont les acteurs et à quelle rationalité obéissent-ils?
Centrales nucléaires dans la région baltique: état des lieux
En Suède -dotée de 10 réacteurs en activité- et en Finlande -4 réacteurs-, toutes les centrales nucléaires sont situées sur les rives de la mer Baltique. À la différence de l’intérieur des terres et des zones septentrionales (comme en Norvège) où l’énergie hydro-électrique domine, dans les régions méridionales et, en particulier, dans les grands centres urbains (Stockholm, Malmö, Helsinki, Turku), le nucléaire fournit 70 à 98% de l’électricité générée[1]. À l’échelle nationale, le nucléaire comptait en 2010 pour 38,1% de l’électricité produite en Suède et 28,4% en Finlande. Dans ces pays particulièrement gourmands en énergie du fait de la rigueur du climat et de la dispersion géographique des foyers à chauffer, le nucléaire apparaît indispensable pour satisfaire les limites fixées par le protocole de Kyoto en matière d’émission de CO2.
En 2005, la Suède a pourtant décidé un moratoire sur le nucléaire et fermé sa centrale de Barsebäck et le réacteur de recherche de Studsvik, considéré comme une source majeure de pollution marine par les radionucléides. Une alternance gouvernementale a cependant annulé la même année le projet de sortie du nucléaire. Quant à la Finlande, en 2003 elle fut le premier pays d’Europe de l’Ouest à commander un nouveau réacteur nucléaire après l’accident de Tchernobyl. Ce réacteur de modèle EPR et d’une capacité de 1,6 GW est actuellement en cours de construction, sur le site de la centrale d’Olkiluoto (au nord de Turku) qui en compte déjà deux[2].br>
Depuis la fermeture de la centrale allemande de Greifswald en 1990, la Russie est le seul pays de la région à produire de l’électricité nucléaire sur les rives méridionales de la mer Baltique. Quatre réacteurs de type LWGR (refroidis à l’eau légère et modérés au graphite) d’une capacité de 1.000 MW chacun opèrent à la centrale de Leningrad (Sosnovy Bor), au sud-ouest de Saint-Pétersbourg. Deux réacteurs de type VVER (modèle russe de réacteur à eau pressurisée) et d’une capacité totale de 2,4 GW sont en construction sur le même site (Leningrad II) et devraient être livrés en 2013. La Russie a mis en chantier une autre centrale à Baltiisk, dans l’oblast de Kaliningrad, dont les deux réacteurs VVER d’une capacité de 1.170 MW chacun devraient couvrir à horizon 2016-2018 tous les besoins de l’enclave russe en électricité, et permettre d’exporter de l’électricité vers les pays voisins (Pologne, Lituanie, Bélarus). Or ces pays ont, eux aussi, pour projet de produire leur propre électricité nucléaire. En créant compétition et redondance, la centrale de Baltiisk illustre la capacité de nuisance géopolitique de la Russie sur les anciens pays socialistes désireux de réduire leur dépendance énergétique à son égard[3].
Nouveaux projets: des rationalités géopolitiques différentes
Si, au Bélarus, la construction de la centrale d’Astravets a déjà commencé, la Pologne n’en est qu’au stade de la sélection d’un site (Jezioro Żarnowieckie, au nord de Gdansk). En décembre 2011, l’opérateur PGE (détenu à 51% par l’État polonais) a finalement suspendu sa participation au projet pan-balte de centrale nucléaire de Visaginas (Lituanie), qui a connu bien d’autres déboires ces dernières années.
Rappelons que la Lituanie était, en 1993, le pays dont la part du nucléaire dans la production d’électricité (88%) était la plus importante du monde. Cette performance était atteinte grâce à l’unique centrale nucléaire du pays, située à Ignalina, à la frontière de la Lettonie et du Bélarus. La fermeture de ses deux réacteurs de type RBMK (id est le même que celui de Tchernobyl) était une condition posée par Bruxelles à l’adhésion de la Lituanie à l’UE. En 2004, après la fermeture du premier réacteur, la centrale pouvait encore produire 70% de l’électricité du pays. En décembre 2009, la fermeture du deuxième réacteur (dont la durée de vie aurait dû se poursuivre jusqu’en 2017) a confronté la Lituanie à une dépendance accrue à l’égard de la Russie, qui lui fournit 90% de ses importations de gaz.
C’est dans ce contexte qu’a été planifiée la construction, sur le même site, d’une nouvelle centrale. Au départ, les trois États baltes devaient avoir une participation égale dans le projet mais, en invitant la Pologne à y participer à hauteur de 30% et en maintenant son intention de conserver 34% des parts, la Lituanie a imposé à la Lettonie et l’Estonie un statut minoritaire. Le projet fut donc d’autant plus contesté que Riga comme Tallinn s’intéressaient déjà à des alternatives au nucléaire. Pour la Lettonie, partisane d’un marché commun de l’électricité à l’échelle balte, la pénétration de l’offre russe dans la région ne pose pas de problème idéologique. Quant à l’Estonie, qui a commencé à développer les énergies renouvelables (éolienne et par biomasse), son intérêt pour la production «indigène» d’électricité nucléaire est mitigé par le fait que 60% de la population y est hostile (sondage de 2005). En outre, depuis 2006, l’Estonie est connectée au réseau nordique d’opérateurs de transmission électrique Nordrel par un câble sous-marin (Estlink-1) d’une capacité de 350 MW la reliant à la Finlande. Un deuxième câble d’une capacité de 650 MW est prévu pour 2014[4].
Les pays nordiques partagent avec les États baltes l’idée que le nucléaire est l’option la moins coûteuse pour réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. L’interconnexion des réseaux électriques est l’autre pierre d’angle de cette stratégie. Ainsi la Lituanie a-t-elle signé un accord avec la Pologne pour établir un «pont électrique» (LitPol link) qui connectera pour la première fois le réseau électrique balte au réseau ouest-européen. Ce projet fait directement concurrence à l’offre de connexion de la Russie (Baltenergo), à laquelle la Finlande a favorablement répondu en s’entendant avec RosEnergoAtom sur la construction d’un câble sous-marin d’une capacité de 1.000 MW reliant la région de Kotka à la centrale de Sosnovy Bor[5].
D’après Vladimir Milov, de l’Institut (indépendant) de politique énergétique de Moscou, «en Russie, l’empire énergétique est surtout vu comme une revanche géopolitique». C’est aussi l’avis de Vladimir Socor, analyste pour la Fondation Jamestown, qui voit dans les autres initiatives commerciales russes dans la région –le gazoduc Nord Stream avec l’Allemagne, les centrales nucléaires de Kaliningrad et au Bélarus, les tentatives de cooptation de la Pologne et de la Lettonie dans un marché régional baltique de l’électricité dominé par la Russie- une stratégie éminemment géopolitique. L’UE peut-elle, et veut-elle, résister à cette compétition?
Des arbitrages au détriment de la sûreté environnementale
Qu’il soit civil ou militaire, en Europe le nucléaire est plus que jamais un attribut de la souveraineté des États. Quand bien même une communauté du charbon et de l’acier est à son fondement, l’UE n’a pas de politique énergétique commune. C’est d’autant plus vrai dans le domaine nucléaire, une énergie pourtant à l’origine d’un tiers de l’électricité produite dans l’UE-27. La Commission européenne s’est contentée, dans son Livre Vert sur l’énergie de 2006, de définir une stratégie invitant à concilier trois impératifs: sécurité (par la diversification des sources d’approvisionnement), compétitivité (grâce à la recherche de plus d’efficacité énergétique) et sûreté (en privilégiant les énergies durables à faible impact environnemental).
De toutes ces considérations, à l’échelle de la mer Baltique la troisième apparaît comme la moins importante. Beaucoup d’experts indépendants contestent pourtant l’idée -défendue par le lobby nucléaire et, depuis 2007, par l’UE avec le Programme Nucléaire Indicatif de la Commission[6]- que privilégier le nucléaire soit une solution durable. Sans compter la gravité du dommage environnemental en cas d’accident, le choix d’investir dans la construction de centrales dont le coût est aussi élevé qu’aléatoire conduit à retarder la mise en œuvre de projets alternatifs de production d’électricité par les énergies renouvelables. Les scandales qui s’accumulent concernant la construction du troisième réacteur d’Olkiluoto en sont l’illustration, apportant de l’eau au moulin des anti-nucléaires de toute la région. En effet, le chantier opéré par Areva NP (détenu à 66% par le géant français Areva et à 34% par Siemens) a pris 5 ans de retard et le coût final estimé est 2,5 fois plus élevé que prévu. Ces incidents infirment le postulat sur la base duquel le gouvernement finlandais avait opté il y a dix ans pour accroître la capacité nucléaire plutôt que celle des parcs éoliens et de l’énergie biomasse. En outre, s’il tenait compte de l’ensemble du cycle de vie du réacteur et de la question, délibérément négligée, du retraitement des déchets nucléaires, le bilan carbone d’Olkiluoto serait au final plus lourd que ne l’envisagent les calculs initiaux de la Finlande sur ses émissions de gaz à effet de serre.
La sûreté écologique pâtit d’autant plus de la compétition économique et de la lutte géopolitique caractéristiques des relations entre pays riverains de la Baltique que les initiatives de l’UE pour plus de coopération régionale sont encore limitées. Certes, des sous-systèmes intégrés de connexion existent, comme Nordrel, désormais connecté au réseau électrique balte par l’Estonie. La coordination entre géants du nucléaire de la région pour la création d’un marché commun de dix pays du bassin baltique (sans l’Allemagne, mais avec le Bélarus) pourrait aboutir en outre à former un Anneau baltique de l’électricité (Baltrel). Soulignons cependant que ce projet avance hors du cadre de BASREC, l’organisation qui réunit tous les pays riverains et l’UE à l’échelle des ministres de l’Énergie.
Si l’accident de Fukushima semble avoir eu un impact, certes marginal, sur l’opinion publique de ces pays, au niveau étatique une rationalité géopolitique imposée par le «facteur russe» conduit les gouvernements à opter malgré tout pour le nucléaire. Dès lors, la voix des écologistes anti-nucléaires qui dénoncent les taux de contamination de la mer Baltique et de ses ressources halieutiques au tritium, Césium-137, strontium-90 et cobalt-60 contenus dans les rejets liquides des installations nucléaires[7], peine à se faire entendre.
Notes :
[1] J.Roto, «Nuclear Power Plants and Reactors in the Baltic Sea Region in 2011», Nordregio Maps & Graphs, Stockholm: Nordic Centre for Spatial Development (www.nordregio.se). Cette organisation a aussi édité un rapport contenant une carte présentant la part du nucléaire dans l’électricité générée dans les pays nordiques par région NUTS, cf. M.Lindqvist, «Regional Development in the Nordic Countries 2010», Nordregio Report 2010, p.104.
[2] A.Hadfield, «Nuclear Energy in the Baltic-3: Dilemmas and Determination», Baltic Rim Economies, Bimonthly review (Turku School of Economics), n°2, 2007 (www.tse.fi).
[3] V.Socor, «Baltic Nuclear Power Plant Project Contends with Extraneous Issues», Eurasia Daily Monitor (Jamestown Foundation), Vol.35, n°9, 20 février 2012, http://media-cee.com/2012/2002/2020/.
[4] «Nuclear Power in Lithuania», WNA Factsheet, World Nuclear Association, dernière mise à jour: mars 2012, www.world-nuclear.org/info/inf109.html.
[5] E.Römpczyk & A.Oja, Energy Policy Dialogues in the Baltic Sea Region, Riga, Tallinn: Friedrich Ebert Stiftung in Latvia, 2008 (www.fes-baltic.lv), pp.14 et 20.
[6] Connue sous son acronyme PINC, cette Communication de la Commission amendée le 13 novembre 2008 (MEMO/08/696) fait l’égale apologie des énergies renouvelables et nucléaire comme énergies du futur du fait de leur faible bilan carbonique.
[7] Voir les fiches détaillées publiées en 2011 par HELCOM (Helsinki Baltic Marine Environment Protection Commission) de V.-P.Vartti, «Liquid Discharges of Cs-137, Sr-90 and Co-60 into the Baltic Sea from Local Nuclear Installations» et J.Herrmann & G.Kanisch, «Concentrations of the Artificial Radionuclide Caesium-137 in Baltic Sea Fish and Surface Waters» (www.helcom.fi).
Vignette : La Baltique vue d’Helsinki. © Anaïs Marin (mars 2011).
* RSE, Chercheur au Finnish Institute of International Affairs, Helsinki.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #60 : «Un an après Fukushima: quelles politiques énergétiques à l’Est»
Depuis l’accident de Fukushima, le 11 mars 2011, la place de l’énergie nucléaire a été remise en cause dans le monde entier. Le renforcement de la sûreté des installations nucléaires…