Ossétie du Sud : dans le contexte de la guerre en Ukraine, une situation complexe

Tous les séparatismes ne se ressemblent pas : des comparaisons entre l’Ossétie du Sud et les pseudo-républiques populaires de Donetsk et Lougansk ont été faites, un malentendu entretenu par la politique du président sud-ossète sortant, Anatoly Bibilov. Mais l’histoire ossète et les tensions actuelles montrent une tout autre réalité. Et l’Ossétie a tout à perdre à cette comparaison.


l’ancienne ville minière de Kvaisa, région de Kudargom (Laurent Alibert).Dans le sillage de l’agression de l’Ukraine par la Russie, bien des parallèles ont été dressés entre les situations d’août 2008 et de février 2022. Une chronique du Monde(1) a ainsi posé avec justesse une analyse de la guerre russe en Ukraine et de la responsabilité exclusive du régime de Vladimir Poutine dans la situation actuelle ; toutefois, la politique conduite en Ukraine en 2022 ne s’est pas inspirée des pratiques du conflit de 2008 en Géorgie. Quelques similitudes opérationnelles (reconnaissance de républiques séparatistes) entretiennent une illusion, mais la comparaison est inopérante : ne serait-ce que parce que l’on a assisté, dans l’est de Ukraine, à la création de toutes pièces en 2014 d’un foyer de tensions ; alors que la situation caucasienne de 2008 est très différente et l’instabilité très ancienne.

L’Ossétie du Sud n’est pas un Donbass caucasien

L’Ossétie du Sud correspond à l’extrémité méridionale du territoire de repli des Alains dû aux conquêtes mongoles et à l’action de Tamerlan. Elle est peuplée depuis cette époque par les Ossètes, des iranophones descendants linguistiques des Alains. Les Ossètes forment donc une entité culturelle exogène mais présente de longue date dans une zone de langue et culture kartvéliennes. Les prétentions géorgiennes sur la région n’ont jamais été acceptées que sous forme d’un féodalisme libre et, chaque fois qu’elles se sont accentuées, la population locale les refusa en se révoltant(2).

Les Ossètes du Sud ont subi trois guerres menées par la Géorgie en 90 ans : un vaste nettoyage ethnique en 1920 vidant le territoire du gros de sa population (la création en 1922 de l’oblast autonome d’Ossétie du Sud au sein de la République soviétique de Géorgie permet néanmoins un retour partiel de la population ossète) ; un siège hivernal d’un mois, en février 1991, avant la chute de l’URSS, début d’une guerre pour la suppression de l’autonomie ossète (1991-1992) dont ils se délivrèrent seuls (la Russie n’intervenant qu’à la fin du conflit comme force de paix) ; enfin, en 2008, cinq jours de bombardements et de tirs géorgiens qui firent des centaines de morts, dont de nombreux civils (les autorités sud-ossètes avaient d’abord annoncé plus de mille morts, Human Rights Watch seulement quelques dizaines, mais le recensement précis des victimes conclut à plus de trois cent soixante morts), massacre qui se solda par l’intervention de l’armée russe et la reconnaissance de la République par Moscou.

En 2008, le conflit ne naît pas, comme on l’a d’abord rapporté, d’une provocation des séparatistes ossètes tirant sur un village géorgien à la fin juillet, un simple « piège » tendu par V. Poutine dans lequel serait tombé le président géorgien de l’époque, Mikhaïl Saakachvili. Il s’agit plutôt d’une tentative des autorités géorgiennes pour réintégrer les territoires séparatistes afin de rendre possible l’adhésion du pays à l’OTAN. En 2004, une première intervention militaire en Ossétie du Sud a échoué ; en 2008, des troubles importants ont été constatés dès mars.

Comment, dès lors, comparer ce territoire à celui des républiques de Donetsk et Lougansk, créations ex nihilo de la Russie en réaction à Maïdan, sans aucune revendication indépendantiste antérieure ?

L’attitude de la Russie diffère dans les deux cas, du moins à ce stade : il est clair que la reconnaissance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie sert les intérêts du régime de V. Poutine. Mais on a, d’un côté, une intervention militaire très limitée dans le temps et sans occupation de la Géorgie en dehors de ces deux territoires d’Ossétie et d’Abkhazie et, de l’autre, une reconnaissance qui n’est qu’un prétexte à l’invasion de l’Ukraine dans son ensemble. Le paradigme du conflit actuel en Ukraine était plutôt, au départ, celui d’un « Printemps de Prague » - avec intervention de troupes pour conserver/mettre sous tutelle un État qui ne le souhaite pas - qui se serait enlisé et pourrait désormais aboutir à un conflit international nucléarisé. L’intervention russe en août 2008 n’a pas bouleversé fondamentalement l’équilibre dans le Caucase puisque l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie avaient proclamé leur indépendance de la Géorgie en 1992(3) et qu’elles échappaient depuis de facto au contrôle de Tbilissi. La remise en cause des équilibres internationaux et le basculement dans l’irrationnel qui prépare le terrain à la situation actuelle est plutôt à situer en 2014-2015 avec l’annexion de la Crimée, la création des « républiques » du Donbass puis la guerre menée en Syrie.

C’est finalement le discours géorgien niant l’Ossétie du Sud au profit d’une région Samatchablo hors du réel(4) qui serait à comparer avec celui, révisionniste, de V. Poutine concernant une Ukraine qui n’existerait pas et ne serait qu’un construit de l’URSS.

Alors que se manifeste la volonté des Géorgiens d’entrer dans un processus d’adhésion à l’Union européenne, ce type de récit historiographique pose problème : pour l’auteur de ces lignes, il serait nécessaire d’encourager Tbilissi à revoir son narratif sur l’Ossétie du Sud et sa politique vis-à-vis d’elle, afin d’apaiser la situation et de rendre possible cette demande d’adhésion.

Le soutien sud-ossète à l'intervention russe : plus ambigu qu’il n’y paraît

L’apparente simplicité du soutien des autorités d’Ossétie du Sud à l’intervention russe en Ukraine n’est pas aussi univoque qu’il y paraît. Certes, l’Ossétie entretient un ressentiment à l’égard de l’Ukraine qui prend racine dans l’aide militaire de Kyiv à Tbilissi en 2008. Certes également, on a constaté le zèle des autorités locales avec l’envoi immédiat de troupes en soutien à la Russie. Mais on a vu aussi la rupture d’engagement de nombreux kontraktniki dès le déclenchement du conflit et des débats houleux sur les réseaux sociaux autour de la pertinence de l'implication ossète ou du retour de troupes après un mois de guerre. L’implication militaire de l’Ossétie du Sud, en provoquant mécaniquement l’affaiblissement des forces locales, a été mal vécue par la population ossète, qui considère que le départ de soldats sud-ossètes pour une guerre qui ne les concerne pas directement a pour corolaire une fragilisation de la protection de l’entité en cas d’attaque géorgienne. Bien qu’une telle intervention soit très peu probable à court terme, son encouragement par un conseiller du bureau à la Présidence ukrainienne n’a pas laissé les Ossètes indifférents.

Le retour spontané de 300 soldats sud-ossètes à Tskhinval, après seulement un mois de guerre, a suscité un débat virulent au sein des élites politiques locales : en pleine campagne électorale, le président A. Bibilov (il perdra les élections le mois suivant) culpabilise les soldats et les pousse à repartir en Ukraine, tandis que l’ancien président E. Kokoïty se positionne en « diplomate », demandant le respect de la volonté des soldats tout en soulignant qu’ils n’hésiteront pas à repartir pour l’Ukraine si cela s’avérait nécessaire.

Une autre ligne de fracture est apparue avec la guerre en Ukraine : on a pu observer une volonté indéfectible (accompagnée de pressions en contexte électoral) de l'ex-président Bibilov d'imposer un référendum sur l’intégration de l'Ossétie du Sud à la Fédération de Russie. Face à lui, le candidat d'opposition et futur vainqueur Alan Gagloev, investi président le 24 mai dernier, s’est résolument opposé à l’idée de cette consultation jugée à contretemps des priorités de l’entité et qu’il a fait annuler, arguant notamment de l’utilisation illicite des données des citoyens par son prédécesseur(5).

On note que les débats de la campagne se sont centrés sur la politique locale : la dénonciation d’une bavure policière ayant entraîné la mort d’un jeune homme, restée impunie sous le gouvernement Bibilov ; ou encore la corruption, notamment autour du statut d’un village frontalier « vendu » à la Géorgie sous un gouvernement antérieur.

La prédominance de ces sujets locaux, associée à une nouvelle alternance politique (5ème dirigeant depuis 1992) et un taux de participation honorable (environ 74 % de votants) montrent que la société ossète entend faire valoir le débat démocratique et n’envisage pas son indépendance comme un théâtre politique factice. Néanmoins, la marge de manœuvre reste très limitée, alors que les questions liées à la relation de l’Ossétie du Sud à la Géorgie et à l’aspiration de celle-ci au statut de candidat à l’adhésion à l’UE n’ont pas été abordées de front durant la campagne électorale. Il en va de même concernant la relation à la Fédération de Russie : tout en ayant fait annuler le référendum sur le rattachement à la Russie, A. Gagloev a dit souhaiter conserver une collaboration étroite avec Moscou, dans la ligne de son prédécesseur.

Notes :

(1) Sylvie Kauffmann, « Le scénario ukrainien avait été écrit en Géorgie en 2008. Il suffisait de vouloir lire », Le Monde, 23 février 2022.

(2) Voir la note 7 de notre article « La situation de la langue ossète en Ossétie du Sud et le rôle des conflits de 1920, 1991-1992 et 2008 », Lengas, n° 80, 2016, La guerre et les langues : reconfigurations sociolinguistiques et adaptations didactiques, dir. Ksenija Djordjević Léonard, Alexia Kis-Marck & Bénédicte Pivot.

(3) L’indépendance avait en fait déjà été proclamée légèrement plus tôt : le 21 décembre 1991, le Conseil de la République d’Ossétie du Sud (qui avait abandonné son statut d’Oblast autonome pour celui de République soviétique depuis l’automne 1990) a voté la Déclaration d’indépendance. Le 19 janvier 1992 eut lieu un référendum qui valida à la fois l’Indépendance et une demande de réunification avec la Russie pour pouvoir former une unité politique et territoriale avec l’Ossétie du Nord (ce qui était déjà le souhait des délégations ossètes formulé auprès de Staline dans l’entre-deux-guerres).

(4) Voir l’entretien du ministre géorgien de l’Intérieur G. Vachadzé le 5 septembre 2008 à l’agence Interfax : « Premièrement, il n’existe aucune Ossétie du Sud dans la nature. Elle n’existe que dans l’imagination de quelques fonctionnaires russes et du gouvernement séparatiste. Deuxièmement, la Géorgie n’a attaqué personne. »

(5) Après le second tour, l’équipe du candidat Gagloev écrivait sur sa page Facebook : « La plateforme civique dispose d'informations selon lesquelles les candidatures des citoyens pour la tenue d'un référendum ont été compilées à la suite de données obtenues illégalement via la ressource administrative, dans les institutions du système étatique. […] nous déclarons que nous préparons une plainte au Parquet et à la CEC, où nous remettons en cause la majorité des requêtes qui ont été déposées au nom de citoyens à leur insu !

Nous déclarons également que nous ne permettrons pas que des sondages, des référendums, etc., si importants pour notre peuple, soient organisés sur la base de fausses déclarations. Ce n'est pas le moment d'organiser des référendums incompréhensibles et contraires au bien de notre peuple ; le peuple devrait maintenant résoudre des problèmes plus importants. »

 

Vignette : l’ancienne ville minière de Kvaisa, région de Kudargom (Laurent Alibert).

 

* Laurent Alibert, docteur (thèse sur les légendes nartes des Ossètes) est enseignant de langue et civilisation ossètes à l’INALCO.