Politique étrangère bélarusse: l’équilibrisme face à de nouveaux défis

Les derniers rebondissements politiques dans l’espace post-soviétique – l’accélération de l’intégration eurasiatique et l’annexion russe de la Crimée - posent de sérieux défis à la stratégie d’équilibriste typique de la politique étrangère du Bélarus. Si Minsk parvient à les relever, le pays continuera toutefois à jouir des avantages de sa situation d’entre-deux.


Le Bélarus est un pays enclavé, coincé entre la Russie et l’Union européenne (UE). La littérature consacrée au Bélarus recourt à plusieurs termes pour conceptualiser sa politique étrangère. Ils vont de jeu d’équilibriste à manœuvres de manipulation, en passant par politique multi-vectorielle ou d’autres encore plus originaux, comme «shopping géopolitique maladroit»[1]. Ces termes évoquent tous la logique d’un acteur international pris «en sandwich» entre des acteurs en concurrence et plus puissants que lui.

L’équilibrisme comme mode de survie

Jouer les équilibristes en politique étrangère est donc une stratégie de survie naturelle pour un tel acteur, et un moyen de maximiser les gains qu’il peut extraire de sa position géopolitique d’entre-deux. La situation géostratégique du Bélarus ainsi que l’attachement de sa population à la souveraineté du pays imposent aux autorités de Minsk de monter constamment les puissances avoisinantes les unes contre les autres. Pour ce faire, le Bélarus exploite aussi deux faiblesses de ses grands voisins.

D’un côté, il attise le sentiment profondément ancré de nostalgie impérialiste des Russes (à propos de l’empire déchu, de la puissance et du rôle historique du prétendu «monde russe») ainsi que les phobies géopolitiques du Kremlin, comme l’élargissement de l’OTAN. De l’autre, il exploite le fait que l’Occident en général, et l’UE en particulier, peinent à coordonner une politique unique cohérente envers le Bélarus, et plus encore envers la Russie[2].

Cette combinaison de faiblesses habilement exploitées crée des opportunités pour le gouvernement bélarusse. L’expérience des deux dernières décennies montre que c’est une manière astucieuse de tirer un profit matériel de son statut géopolitique. D’après diverses estimations[3], le «gain géopolitique» pour le Bélarus se chiffre entre 10 et 15-16% de son PIB, principalement sous forme de subventions énergétiques –à savoir l’importation de gaz et de pétrole russes à prix cassés. Parmi les autres avantages figure l’accès préférentiel au marché russe pour les produits bélarusses, l’octroi de prêts à des conditions plus avantageuses que sur les marchés financiers internationaux, et la possibilité d’engranger des devises étrangères par le biais de toutes sortes de schémas commerciaux, légaux ou non, entre la Russie et les pays européens. Exemple récent d’un tel schéma «opaque», l’affaire dite «des solvants». Pendant des années le Bélarus a vendu à l’UE des produits pétroliers fabriqués à partir de pétrole brut russe en les faisant passer pour des solvants afin d’éviter d’avoir à reverser au budget russe les droits de douane perçus sur leur exportation. Tous ces bénéfices seraient-ils envisageables sans recours à une politique étrangère d’équilibrage? Sans contrepoids géopolitique, Minsk serait exposé directement et en permanence au syndrome post-impérial du Kremlin, ce qui menacerait grandement sa souveraineté. De plus, jouer les équilibristes est une continuation logique, en politique étrangère, du système politique en vigueur au Bélarus –un régime autoritaire personnaliste. Ce jeu reflète les caractéristiques du système, contribue à le maintenir et consolide le pouvoir en place.

Un jeu d’équilibriste biaisé

La politique étrangère bélarusse ne suit pourtant pas les canons d’une politique d’équilibrage qui maintiendrait une distance égale avec les puissances géopolitiques voisines. Pour des raisons historiques, culturelles et économiques, le Bélarus est plus fortement lié à un pôle, la Russie, et entretient des liens bien plus ténus avec le deuxième. D’après Samuel Huntington[4], le Bélarus se trouve dans le cercle rapproché de la civilisation ayant pour cœur la Russie. L’approche civilisationnelle n’est pas toujours d’une grande aide pour interpréter la politique au quotidien, mais elle fournit un cadre utile pour appréhender le contexte géopolitique général.

Depuis qu’il a acquis son indépendance en 1991, le Bélarus a pris une part active aux multiples initiatives lancées par la Russie pour l’intégration dans l’espace post-soviétique: la Communauté des États Indépendants (CEI), l’État d’Union du Bélarus et de la Russie, la Communauté Économique Eurasienne et l’Union Douanière, etc. Il est membre de l’alliance militaire de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) et maintient une coopération bilatérale étroite avec la Russie en matière de défense. Ce qui, partant, annule le principe de neutralité contenu dans la Constitution[5].

Dans le même temps, le maillage institutionnel reliant le Bélarus à l’Occident est bien plus pauvre. Vingt-trois ans après la désintégration de l’URSS, le Bélarus n’a toujours pas d’Accord bilatéral de Partenariat et de Coopération (APC) avec l’UE et, du coup, ne peut participer que de manière limitée au Partenariat Oriental.

Il est donc justifié d’affirmer que le jeu d’équilibriste auquel s’adonne le pays penche globalement en faveur de la Russie. D’après de nombreux analystes, l’axe occidental de la politique étrangère du Bélarus est une fonction dépendante de la dimension russe de cette politique[6]. Autrement dit, l’état des relations russo-bélarusses est une variable clé qui détermine l’ampleur et l’intensité des manœuvres de politique étrangère de Minsk. Dans une certaine mesure, il explique le phénomène des conflits diplomatiques larvés opposant les autorités bélarusses à l’Occident. De tels conflits seraient impensables dans une situation d’équilibrage classique de la politique étrangère, mais sont récurrents dans le cas bélarusse.

La logique décrite ici –un jeu d’équilibriste biaisé, où l’Occident ne sert que de pilier auxiliaire et d’assurance géopolitique contre différentes menaces venues de Russie- se manifeste régulièrement. Les autorités bélarusses s’activent en général à rechercher un rapprochement avec l’Occident dans au moins deux situations typiques.

Tout d’abord, lorsque les relations avec la Russie empirent, par exemple quand le Kremlin augmente la pression pour que la privatisation des fleurons étatiques les plus lucratifs se déroule en sa faveur, ou pour pousser Minsk à prendre des décisions de politique étrangère dommageables, comme reconnaître les territoires auto-proclamés d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Deuxièmement, lorsque le pays s’approche d’une nouvelle élection présidentielle, qui met toujours la gestion d’A.Lukashenka à l’épreuve. C’est d’ailleurs la seule période durant laquelle le système autoritaire paternaliste laisse bourgeonner une activité politique visible dans le pays. Aussi durant cette période le gouvernement tente-t-il de minimiser tous les autres risques, les tensions dans les relations avec l’Occident en faisant partie.

Intégration eurasiatique et instabilités dans l’espace post-Soviétique

Les processus politiques à l’œuvre dans l’espace post-soviétique illustrent parfaitement le jeu d’équilibriste du Bélarus, et le mettent au défi en même temps. Le Bélarus a activement participé à presque toutes les initiatives d’intégration de la Russie. Il a souvent endossé le rôle de moteur de ces initiatives et promu un discours proche de celui de Vladimir Poutine, selon lequel «la désagrégation de l’Union soviétique fut la plus grande tragédie géopolitique du 20ème siècle». Les discours publics du président A.Loukachenka abondent en temps normal de références à la fraternité slave et à l’amitié éternelle contre les complots des méchants Occidentaux.

En même temps, le régime bélarusse s’est avéré être pour Moscou un «allié gênant»[7]. En dépit de ses grands discours et de ses belles promesses, Minsk refuse de tenir les engagements pris en matière d’intégration qui pourraient limiter sa souveraineté. C’est apparu à de nombreuses reprises ces deux dernières décennies. Un exemple marquant est l’affaire du rouble russe, censé devenir la monnaie unique de l’État d’Union du Bélarus et de la Russie. Ce projet, dont l’avènement a été maintes fois repoussé depuis 15 ans, ne s’est jamais concrétisé.

L’actuel processus d’intégration eurasiatique n’est guère différent du point de vue des officiels de Minsk. Le cadre général qu’il fournit pour l’intégration semble toutefois plus complet que ne l’étaient les précédentes tentatives, ce qui représente une menace plus grande pour l’indépendance du Bélarus. Si l’intégration conduisait à créer des institutions supranationales fonctionnelles, la marge de manœuvre du Bélarus se rétrécirait.

Cela dit les autorités bélarusses n’ont pas intérêt à une telle évolution. Ils préféreraient que l’intégration eurasiatique soit une réussite virtuelle qui fournisse un flot durable de «gains géopolitiques» sans entamer leurs prérogatives. En clair, Minsk voudrait cyniquement que l’intégration eurasiatique demeure une plate-forme pour échanger des ressources –naturelles et monétaires russes, en échange du soutien géopolitique des anciennes républiques soviétiques. Aucune retombée significative pour l’intégration ne sera possible dans de telles conditions.

Cependant l’affirmation grandissante de la Russie dans la région peut renverser cette logique. L’instabilité, telle celle provoquée par la guerre russo-géorgienne de 2008 et par la crise actuelle en Ukraine, met le jeu d’équilibriste du Bélarus au défi, dès lors que ces événements contraignent Minsk à prendre parti face aux actes déterminés du Kremlin.

Jusqu’ici le gouvernement bélarusse est parvenu à louvoyer dans les eaux instables de l’espace post-soviétique tout en préservant sa capacité d’équilibrage. En débit des menaces qui découlent de la crise ukrainienne, il a même réussi à s’assurer le soutien financier de Moscou, en l’échange de son accord pour signer le traité fondateur de l’Union Économique Eurasiatique fin mai 2014. Que les autorités bélarusses mettent en œuvre ce traité qui peut sensiblement réduire la souveraineté du pays reste toutefois sujet à caution.

Notes : 

[1] Balázs Jarábik et Vitali Silitski «Belarus», in R. Young (ed.) Is the European Union Supporting Democracy in its Neighbourhood?, FRIDE & ECFR, 2008.
[2] Anaïs Marin «Divided We Fail. Time for the EU to Speak with One Voice to Belarus», FIIA Briefing Paper (Helsinki: Finnish Institute of International Affairs) #85, avril 2011.
[3] Matthew Frear «Belarus: Player and Pawn in the Integration Game», in R. Dragneva et K. Wolczuk (eds.) Eurasian Economic Integration. Law, Policy and Politics, Edward Elgar, 2013.
[4] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, London: Touchstone Books, 1998 (première publication: 1991).
[5] La Constitution de 1994 ne proclame pas directement le statut neutre du Bélarus, mais précise toutefois à son article 18 que le Bélarus «s’engage à ce que son territoire [soit celui d’]un état neutre et dénucléarisé».
[6] Pavel Usov, «Illusion of two-sided geo-policy of Belarus», Bell - Belarus Info Letter (Vilnius: Eastern Europe Studies Centre), No. 1, 2009, p. 1-4.
[7] Dmitri Trenin «Moscow’s Relations with Belarus: an Awkward Ally”, in D. Lynch (ed.) Changing Belarus, Chaillot Paper (Paris: EU Institute for Security Studies), No. 85, 2005.

Traduit de l'anglais par : Anaïs Marin
Lien vers la version originale du texte en anglais

Vignette : Aliaksandr Loukachenka et Vladimir Poutine lors de leur rencontre à Moscou le 8 mai 2014. Source: site officiel du président de la république du Bélarus (www.president.gov.by).

* Directeur du Centre d’Initiatives Analytiques de la Société de Discussion et d’Analyse Liberal Club (www.liberalclub.biz), Minsk.