Au cours des mois qui ont suivi l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie en 2022, la politique énergétique de la Pologne s'est transformée en un exercice d'équilibrage des priorités. Pour se libérer de sa dépendance au gaz russe, Varsovie a dû se tourner vers une alternative plus coûteuse et plus polluante : le charbon national. Plus qu’un échec politique, il faut surtout y voir un calcul froid et pragmatique imposé par la collision entre la géopolitique, l’économie et les idéaux climatiques.
Cette collision peut être comprise à travers le « trilemme énergétique », un compromis constant et risqué entre la sécurité (indépendance énergétique), l’équité (prix abordables) et la durabilité (transition écologique). Dans la plupart des pays, l’une de ces priorités domine, au détriment des autres. Avant le choc de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, l’équité était sans aucun doute la caractéristique principale de la politique énergétique de la Pologne. Depuis, la Pologne a été contrainte de réorienter ses priorités en adoptant un nouveau paradigme non négociable, axé sur la sécurité. Pour assurer sa survie économique à court terme, Varsovie a dû sacrifier temporairement ses objectifs climatiques à long terme.
Le paradigme de « l'équité d'abord » : la réalité de la Pologne avant la guerre
Avant 2022, la politique énergétique de la Pologne découlait de son modèle économique, axé sur l'exportation et caractérisé par la puissance industrielle. Pour maintenir la compétitivité du pays, le secteur manufacturier polonais, très énergivore, nécessite donc un accès stable et bon marché aux ressources énergétiques. À travers le prisme du trilemme énergétique, cela se traduirait par un recours résolu à l'équité énergétique, car l'accessibilité financière de l'énergie est primordiale dans une société axée sur les exportations et à forte intensité manufacturière.
Cette réalité économique a également défini la relation de la Pologne avec la durabilité. Contrairement aux économies « équilibrées » d'Europe du Nord, qui stimulent la croissance grâce à des services à forte valeur ajoutée et à la consommation intérieure plutôt qu'à l'industrie lourde, la Pologne ne peut pas facilement dissocier la croissance des émissions de carbone. Alors que les pays nordiques importent principalement des produits manufacturés à forte intensité énergétique (externalisant ainsi la pollution liée à leur fabrication), la Pologne les produit. Par conséquent, la transition verte n'a pas été considérée comme une opportunité, mais plutôt comme une menace directe pour ce modèle d'équité. La décarbonation imposée par l'UE a entraîné des coûts plus élevés en Pologne que dans d’autres pays et des bouleversements sociaux. De fait, l'opposition historique de la Pologne aux cadres climatiques ambitieux de l'UE trouve ses racines dans les réalités structurelles de son modèle de croissance, basé en particulier sur son industrie charbonnière.
L'annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014 a, par exemple, stimulé en Europe le processus d’intégration, précipitant directement l'adoption de la stratégie européenne de sécurité énergétique (mai 2014) et le lancement ultérieur du cadre de l'Union de l'énergie (2015). Les discussions au sein du Conseil européen sur la politique climatique et énergétique ont alors mis en évidence des divergences marquées entre, d’un côté, les régions du nord de l’Europe (dont l'Allemagne), soucieuses de l'environnement et du climat et prônant des mesures axées sur la durabilité, et, de l’autre, les pays du groupe de Visegrad et des Balkans, menés par la Pologne, plus dépendants des combustibles fossiles ; ces derniers ont privilégié la sécurité et, pour cela, l'utilisation de ces combustibles(1). En substance, la sécurité énergétique des pays du Nord a toujours pu être conciliée avec les objectifs de durabilité, tandis que, pour les pays d’Europe centrale et balkanique, cette approche vertueuse s’avérait plus coûteuse.
L'intégration n’en a pas moins progressé, grâce à des accords de compromis. Des concessions ont en effet été accordées à certains pays d’Europe centrale et orientale et les sanctions adoptées contre la Russie à partir de 2014 ont évité de cibler l’énergie.
Dans le même temps, les objectifs de durabilité précédemment fixés n'ont pas été atteints. Certains accords de compromis ont ainsi privilégié l'accessibilité financière, au détriment de la sécurité et de la durabilité et quitte à exacerber la dépendance énergétique de certains pays à l'égard de la Russie. Malgré les intentions initiales de l'Union énergétique en matière de sécurité durable, des incitations économiques telles que la baisse de la production nationale de gaz dans l'UE, le recours au gaz russe bon marché et l'absence de concurrence sur le gaz naturel liquéfié (GNL) ont affaibli cette politique. Sans autorité sur les mix énergétiques nationaux, l'UE a peiné à dissuader les États membres de donner la priorité aux importations énergétiques en provenance de Russie. En conséquence, la dépendance de l'UE à l'égard des importations d’hydrocarbures russes (en particulier du gaz) a continué de s'accroître entre 2014 et 2022.
Il convient toutefois de noter que la Pologne ne s'est pas montrée purement obstructionniste à l'égard des objectifs de développement durable. Varsovie avait sa propre vision, certes plus lente, d'un avenir vert, détaillée dans sa politique énergétique 2040 (PEP2040) et dans ses projets de parcs éoliens offshore à grande échelle en mer Baltique. Mais, pour Varsovie, cette transition devait s'effectuer conformément à ses conditions et à son calendrier, prévoyant notamment une gestion prudente du déclin du charbon sur plusieurs décennies. Ainsi, le trilemme énergétique polonais semblait clair jusqu’en 2022 : l'équité énergétique d'abord, avec une transition lente et prudente vers la durabilité. La sécurité énergétique, sous la forme d’une vulnérabilité au gaz russe, n’était que le prix à payer pour ce modèle.
En 2022, la sécurité remplace l'équité comme nouveau principe organisateur
L'invasion d’ampleur de l’Ukraine par la Russie en février 2022 s’est accompagnée d’un recours assez classique pour la Russie à l’arme énergétique, avec la coupure de l'approvisionnement via le gazoduc Yamal (qui traverse le Bélarus et la Pologne). Pour Varsovie, ce qui était une dépendance économique est dès lors devenu une urgence sécuritaire, jugée existentielle. La question centrale de la politique énergétique a instantanément changé, passant de « Qu'est-ce qui est le moins cher ? » à « Qu'est-ce qui n'est pas russe ? » Le principe organisateur non négociable de la politique de l'État est devenu l’indépendance totale vis-à-vis de Moscou. Historiquement tiraillée entre les impératifs de coûts économiques et de dépendance vis-à-vis de la Russie, la Pologne s'est vue contrainte de donner la priorité absolue à la sécurité.
Ce changement de paradigme est profond. L'indépendance vis-à-vis de la Russie est devenue à la fois un impératif stratégique et un devoir moral. La question en suspens, pour la Pologne comme pour les autres économies européennes, a alors été de déterminer comment gérer cette nouvelle donne : les pays pouvaient-ils l'utiliser comme un dernier élan vers la durabilité, puisque la politique énergétique venait de toute façon d’être complètement bouleversée, ou allaient-ils plutôt rechercher des alternatives bon marché mais à forte intensité carbone ?
À cet égard, la Pologne constitue un cas particulièrement intéressant : les technologies à faibles émissions de carbone et les projets de diversification ont soudain été redéfinis comme des outils de sécurité nationale, et non plus seulement comme des ambitions climatiques(2). La probabilité d'un « mur carbone » séparant l'Europe centrale et orientale du reste du monde a considérablement diminué, contrairement à ce que les chercheurs avaient prédit avant la guerre lancée par la Russie en 2022. Le défi était de taille : la Pologne devait remplacer sans délai le gaz russe, alors que ses alternatives vertes à long terme – notamment le nucléaire et l'éolien offshore – ne seraient pas viables avant au moins une décennie.
Pourquoi la durabilité a été la victime à court terme
La réponse de la Pologne s'est apparentée à une opération d'urgence, conduisant à gérer les compromis du trilemme sous une pression extrême. Pour sauver l'économie, certains éléments ont dû être sacrifiés et, à court terme, la durabilité en a malheureusement fait les frais.
Tout d'abord, Varsovie a veillé à renforcer son indépendance (sécurité). Le projet phare Baltic Pipe, qui relie la Pologne au réseau gazier norvégien, a été accéléré et inauguré en septembre 2022. Cette nouvelle ligne de vie, associée à une capacité accrue d'importation de GNL, est une déclaration de souveraineté. Mais elle a un coût élevé : le gaz norvégien et le GNL mondial sont beaucoup plus chers que les anciens contrats russes.
Cette mutation a déclenché la deuxième crise : celle de l'équité. Avec la flambée des prix du gaz à l’échelle mondiale, les ménages et les industries polonais ont été confrontés à un recul économique marqué. Le gouvernement a donc été contraint de trouver une solution à la fois pour la sécurité et l'accessibilité financière. Une seule ressource pouvait permettre d’y parvenir : le charbon national(3). Pour éviter les coupures d'électricité et les défaillances industrielles massives, Varsovie s'est tourné vers sa ressource la plus polluante. Le gouvernement a annulé ses plans de sortie progressive du charbon et augmenté la production. Cette réponse a été assez répandue en Europe centrale et orientale, mais aussi en Allemagne.
Un nouveau patriotisme vert
La guerre déclenchée par la Russie a donc contraint la Pologne à faire un pas en arrière significatif par rapport à ses objectifs climatiques à court terme. Il ne s'agit pas d'un retour à l'ancien paradigme de l'équité avant tout, mais d'un recul tactique et temporaire visant à stabiliser la situation.
Ironiquement, le choc a désormais créé la volonté politique nécessaire à une transition verte, qui manquait auparavant. Les projets autrefois rejetés comme relevant d’un « idéalisme vert » coûteux sont aujourd’hui considérés comme des éléments essentiels de la sécurité nationale. Les plans ambitieux de Varsovie concernant des réacteurs nucléaires puissants et ses investissements massifs dans la capacité éolienne en mer Baltique s'accompagnent d'un nouveau discours : il ne s'agit pas seulement d'objectifs climatiques, mais aussi d'indépendance.
À long terme, la crise, même si elle a contraint la Pologne à brûler davantage de charbon, pourrait bien avoir été le facteur déterminant à l’abandon, au final, de cette énergie. La nouvelle logique de « patriotisme vert » pourrait s'avérer plus puissante que n'importe quelle directive européenne. Le recul temporaire de la Pologne en matière de développement durable était une nécessité douloureuse, mais il pourrait bien, par un cruel revirement de l'histoire, avoir assuré son avenir à long terme, indépendant de la Russie et, en fin de compte, plus durable.
Notes :
(1) Knodt M., & Ringel M., “European Union energy policy: A discourse perspective”, in M. Knodt & J. Kemmerzell, Handbook of Energy Governance in Europe, 2022.
(2) Gherasim D.-P., “The Europeanisation of the Energy Transition in Central and Eastern EU Countries: An Uphill Battle that Can Be Won”, Notes de l’IFRI, avril 2023.
(3) Sgaravatti G., Tagliapietra S. & Trasi C. (2022). “National energy policy responses to the energy crisis”, Bruegel, 2022.
Vignette : le tryptique durabilité environnementale, sécurité énergétique et équité énergétique (© Emil Schak Rønnow & Thanh Pham Xuan).
* Emil Schak Rønnow termine actuellement un master à l'ESSCA School of Management, après avoir obtenu un diplôme en commerce international et politique à la Copenhagen Business School.
** Thanh Pham Xuan termine actuellement un master à l'ESSCA School of Management, après avoir obtenu un diplôme en administration des affaires à la Foreign Trade School.
Pour citer cet article : Emil Schak Rønnow et Thanh Pham Xuan (2025), « Pologne : le ‘trilemme énergétique’ né de la guerre lancée par la Russie », Regard sur l'Est, 29 décembre.
